La guerre impérialiste a ceci de particulier dans son élan qu’elle progresse par vagues. Sa montée se fait donc par poussées successives, par une suite de coups soudains et violents, mais qui peuvent être espacés dans le temps et dans l’espace.
Le matérialisme dialectique nous aide ici à saisir ce processus dans tous ses aspects et dans toute sa profondeur. Sur le principe, la guerre impérialiste se concrétise ainsi autour de points de tensions, de poudrières, dans lesquelles s’accumulent toute une série de contradictions générées localement, mais reliées par toute une suite de liens complexes et de toutes natures à différents centres du mode de production capitaliste.
On peut dire ainsi que plus nombreux et plus conséquents seront ces liens, plus explosive sera la situation locale.
Voilà bien ce qui donne tout son sens à l’affirmation comme quoi le Caucase actuel est une poudrière dans le processus de la guerre impérialiste enclenchée par la Crise de notre époque.
Pour bien saisir cela, il faut observer la dimension externe et la dimension interne du problème posé ici, que l’on peut formuler ouvertement et franchement ainsi : une guerre de type impérialiste, ayant des répercussions mondiales, peut-elle éclater dans le Caucase ?
On peut d’abord prendre comme point de vue la dimension externe du problème. Cet aspect du problème est bien documenté par les organes intellectuels de la bourgeoisie dans tous les pays concernés : les médias, les analystes liés aux institutions de ces États et en particulier de leurs appareils militaro-industriels, raffolent même de ces analyses. C’est ce que la science bourgeoise appelle communément la « géopolitique ».
À l’aide d’une carte comme ici présentée, on peut ainsi aisément se rendre compte à quel point les trois États caucasiens sont ainsi en réalité complètement démantelés sur le plan territorial par des séparatismes appuyés par la Russie, qui entretient des troupes en Géorgie (en Abkhazie et en Ossétie) et en Azerbaïdjan (au Karabagh arménien).
La Russie, en outre, maintient directement ou indirectement des situations de blocus frontaliers, verrouillant la frontière nord de la Géorgie et quasiment toute l’Arménie. Ce dernier État fait aussi figure, et cela encore plus depuis l’écrasante défaite de 2020 face à l’Azerbaïdjan, de satellite de la Russie, qui y entretient une forte base militaire à Gyumri, impliquant des avions de chasse, des blindés et des rampes de lancement de missiles anti-aérien S-300.
De fait, la Russie dispose donc de puissants moyens militaires de pression sur les États de la région. C’est la Géorgie qui a subi le plus violemment ces capacités d’agression, en particulier depuis la guerre de 2008, qui avait abouti à la sécession pro-russe de l’Ossétie.
Amputée de près de 20% de son territoire, la Géorgie a payé cher sa volonté de se rapprocher de l’OTAN et de l’Union européenne, à l’image de l’Ukraine. Le pays est néanmoins devenu le pivot commercial du Caucase. En particulier, les flux s’articulent autour de la ville de Koutaïssi, que le régime cherche à promouvoir comme nouvelle plaque tournante locale et dont le potentiel intéresse aussi la Chine.
À ce titre, le pays est parvenu à attirer massivement les capitaux, en particulier pour construire le corridor d’acheminement des hydrocarbures de la Caspienne vers l’Europe.
Les capitaux étrangers représentaient avant la seconde crise générale près de 1500 millions de $, soit autant que l’Azerbaïdjan. L’Arménie de son côté, n’attirait que 200 millions de $, mais concentrés dans le domaine des high-techs.
L’origine de ces capitaux est aussi une chose parlante : l’Arménie et la Géorgie, attirent majoritairement des capitaux des pays d’Union européenne et du Royaume-Uni, soit directement, soit par l’intermédiaire des Émirats Arabes Unis. L’Azerbaïdjan en revanche reste fortement marqué par la présence de capitaux russes, notamment dans le secteur de la construction et des médias, mais la Russie agit aussi par ses capitaux sur l’Arménie.
Le régime azerbaïdjanais tente également de diversifier la source des capitaux que le pays attire : d’importants contrats dans la défense ont ainsi été signés notamment avec les pays de l’OTAN, ou qui gravite autour : l’Arabie Saoudite dans le domaine énergétique ou Israël et la Turquie dans celui de la Défense, notamment.
Toutefois, la Crise a entraîné un effondrement des investissements en capitaux dans ces pays. Partout le niveau a ainsi été littéralement divisé par deux, par trois même pour l’Azerbaïdjan, déstabilisant les économies de ces pays et accroissant en conséquence leur niveau de dépendance.
À mesure que les relations internationales se tendent, le jeu d’équilibre de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan entre la Russie et les puissances occidentales se complique.
Dans ce contexte, la guerre du Karabagh en octobre-novembre 2020 a permis de redistribuer les cartes, puis de geler à nouveau la situation à une nouvelle étape. Pour le régime de Bakou, il s’agissait prioritairement d’éliminer le Karabagh arménien, puis éventuellement de se connecter à la Turquie par un corridor terrestre direct, sans passer par la Géorgie.
Sur le plan économique et commercial, l’intérêt d’un tel corridor est très relatif, mais il permettrait de relier plus fermement l’Azerbaïdjan et la Turquie, et donc d’imposer la Turquie comme nouvel acteur clef dans le Caucase, en mesure ensuite de contrebalancer plus directement l’influence russe, ainsi que l’Iran. La réalisation d’un tel objectif implique toutefois d’étrangler l’Arménie et d’annexer une partie de la région du Siunik (le sud de l’Arménie), afin de relier l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan, et ensuite à la Turquie.
Mais l »élan expansionniste de l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, a été stoppé par l’intervention russe, qui en a profité pour s’implanter directement au Karabagh arménien, après avoir négocié très certainement avec l’Azerbaïdjan le cessez-le-feu.
Pour Bakou, cette solution était d’autant plus acceptable, une fois la ville symbolique de Chouchi/Shusha conquise, qu’il n’y avait pas d’autres issues ensuite, sauf à massacrer directement les civils arméniens du Karabagh.
La guerre impérialiste n’ayant pas encore atteint, même localement, un niveau où un tel niveau de violence serait possible, du moins dans un territoire formellement sous l’œil du droit international et européen, cette solution avait le mérite de stopper la machine de guerre, tout en maintenant à moyen terme une pression suffisante pour espérer étrangler économiquement et culturellement la population arménienne du Karabagh et la pousser à l’exil. Cet étranglement progressif finissant par aboutir à rendre caduque la présence russe, s’il devait réussir.
La vague agressive levée par l’Azerbaïdjan et la Turquie s’est aussi heurtée à la frontière arménienne. Là encore, la violation du territoire souverain de l’État arménien n’était pas encore une chose tout à fait mûre : les protestations internationales restaient trop fortes pour ces puissances moyennes qui n’ont pas réellement les moyens ou l’intérêt de frontalement défier des puissances opposées à une telle agression. Sur ce plan, on trouve au premier chef la Russie bien sûr, mais aussi désormais l’Iran qui s’inquiète de voir grandir la présence turque dans la région et, avec elle, celle des alliés arabes de l’Occident.
Pour le moment, donc, la situation est bloquée de par la somme des contradictions accumulées qui ne permettent pas de pousser un autre mouvement sans ouvrir une nouvelle étape dans le processus de la guerre impérialiste. La pression s’accumule donc de manière toujours plus insupportable sur les frontières de l’Arménie et ce qui reste du Karabagh arménien et les bruits de botte montent notamment à la frontière sud.
Le verrou du Siunik devient ainsi toujours plus une poudrière. Si l’élan général de la guerre impérialiste devait passer ailleurs une nouvelle étape sur le plan qualitatif, comme cela pourrait être le cas en Ukraine, le secteur pourrait alors aisément à son tour s’embraser.
Tout ce panorama reste cependant insuffisant, on sent bien à quel point une telle analyse bornée à ce seul rapport des forces externes, si précise et documentée soit elle, garde un arrière-goût d’insuffisance. À s’en tenir à ce niveau, tout semble se résumer à une lutte entre États, en termes de puissance et d’intérêts.
Dans le meilleur des cas, on en arrive à défendre la nécessité du droit international, c’est-à-dire au respect des grands principes établis par les Traités internationaux et garantis par des institutions générées par les États bourgeois pour en assurer l’exécution de « bonne foi » …. Ou du moins, le respect dans les grandes lignes.
Dans le pire des cas, la pensée se ratatine au niveau des « luttes d’intérêt » d’un bloc capitaliste contre un autre, selon telle ou telle ligne déterminée par la bourgeoisie, plus ou moins conservatrice ou belliciste et, dès lors, un espace béant s’ouvre pour le nationalisme et ses élans les plus chauvins et agressifs.
C’est que la bourgeoisie est incapable en fait d’assumer une analyse en profondeur qui obligerait à regarder en face non seulement l’ampleur des contradictions du mode de production capitaliste et de sa Crise, mais surtout, qui obligerait à ouvrir un espace à la nécessaire issue progressiste de cette dernière, par la voie de la démocratie populaire et du socialisme.
L’apport écrasant du matérialisme dialectique sur ce point tient notamment dans la juste appréciation de l’importance déterminante des aspects internes pour saisir la situation du Caucase et surtout pour mettre à jour les perspectives en termes d’issue.
Il ne s’agit pas simplement ici de posséder une juste vue de l’état des sociétés locales et des régimes en place. Bien sûr, cela a son importance. Par exemple, il est évident que l’ouverture d’un conflit en Ukraine poussera la Géorgie a la fuite en avant, quelle que soit l’issue du conflit, pour échapper encore davantage à l’emprise de la Russie, voire reprendre une partie des territoires occupés par la Russie.
De même, le régime de Bakou, épaulé par Ankara, saisira toute opportunité pour forcer les choses dans le Siunik. Mais ce qu’il faut ici, c’est une juste connaissance des peuples locaux et de leur état d’esprit. En cela, nulle carte, nul graphique, nul tableau de données pour rendre visible ces informations. Ce qu’il faut, c’est enquêter, étudier, apprendre, se couler parmi ces peuples.
Ainsi, on peut embrasser leur histoire, comprendre leur héritage, estimer et stimuler leur force. Car tout vient des masses et rien ne peut se faire sans elle. Qui peut parler du Caucase sans parler de l’héritage soviétique et de son importance, notamment dans la période des années 1930-1950 ? Qui peut parler du Caucase et de ses peuples sans voir tout ce qui les rassemble, sans apprécier leur riche folklore, sans voir leur commune aspiration à l’universel, à la Culture et à la Paix ?
Ce qui brisera le flot de la guerre impérialistes, ce sont les peuples eux-mêmes, pas l’intervention de telle ou telle puissance extérieure. Cela implique de mettre à jour les contradictions du mode de production capitalistes qui emportent les États et les peuples de la région, de refuser de s’aligner sur un bloc contre un autre. Cela implique aussi de briser tous les chauvinismes, toute la propagande nationaliste en faveur du ralliement à une puissance, ou à un bloc, afin de relancer la tendance à la guerre à des niveaux toujours plus agressifs.
Mais plus que tout, cela implique d’avoir une perspective à proposer, fondée sur l’Histoire et élancée vers le futur : une perspective démocratique unifiant les peuples du Caucase dans une grande Fédération Transcaucasienne de la mer Noire à la Caspienne.