Dans la résolution du 3e Congrès mondial de l’Internationale Communiste, résolution relative à la question d’organisation, un chapitre spécial traite de la question de nos journaux communistes. Dans la présente circulaire, le Comité Exécutif se donne pour tâche de compléter cette résolution.
Dans notre agitation, les journaux jouent un rôle prépondérant, surtout dans les pays où notre Parti possède un ou plusieurs quotidiens. Néanmoins, jusqu’à présent, nos organes ne donnent pas du tout la satisfaction qu’on serait en droit d’attendre. Avons-nous seulement fondé, en Europe et en Amérique, un nouveau type de journal communiste ? Absolument non.
Pour la plupart, nos journaux ressemblent, à s’y méprendre, aux anciens journaux social-démocrates par leur aspect extérieur et par leur direction, avec cette différence que nous nous efforçons de représenter un autre « point de vue ». C’est là vraiment trop peu. Nous devons fonder un nouveau type d’organe communiste dont les principaux collaborateurs seraient des ouvriers, et qui croîtrait avec le mouvement ouvrier.
Examinons attentivement nos principaux organes quotidiens : l’Humanité, l’Internationale 1, l’Ordine Nuovo 2, Politiken 3, Rabotnitcheski Viestnik 4, et même la Rote Fahne. Y a-t-il beaucoup de lettres d’ouvriers dans ces journaux populaires ? Sont-ils vraiment des journaux populaires dans le meilleur sens du mot ? Y sent-on le pouls de la véritable vie ouvrière ?
La résolution du 3e Congrès de l’Internationale Communiste sur la question d’organisation donne, comme modèle classique d’un véritable journal prolétarien, la Pravda de nos camarades russes, telle qu’elle était en 1911-1913 et telle qu’elle fut rédigée dans l’intervalle de février à la Révolution d’Octobre. Qu’est-ce qui constituait la force du journal, à ce moment-là ? En grande partie et tout d’abord parce qu’elle ne consacrait pas moins de la moitié de ses colonnes aux lettres des ouvriers, des ouvrières dans les usines et dans les ateliers.
C’était là, vraiment, un type spécial de journal communiste. La Pravda s’acquittait de fonctions qu’aucun autre journal russe n’accomplissait. Au moins la moitié du journal se distinguait nettement de tous les autres journaux bourgeois et social-démocrates, même par son aspect extérieur. Cette moitié de journal était entièrement écrite par des ouvriers, des soldats, des matelots, des cuisiniers, des cochers, des coiffeurs, etc.
De quoi traitaient ces lettres d’ouvriers qualifiés et de représentants de la main-d’œuvre ordinaire ? Ces lettres décrivaient la vie et l’action dans les usines, dans les ateliers, dans les casernes, dans les quartiers ouvriers respectifs. En un mot, étaient décrits ainsi tous les tourments, toutes les humiliations qu’enduraient les travailleurs. Ces lettres contenaient aussi des résolutions sur l’action et l’administration des usines, etc., etc. Dans leur ensemble, toutes ces lettres donnaient une image fidèle des souffrances et de la pauvreté que les masses ouvrières ont à subir. Ces lettres reflétaient au mieux la protestation accumulée et graduellement augmentée qui se fit jour plus tard dans la formidable grande révolution.
Le journal devint comme le maître d’école des masses ouvrières. Les ouvriers eux-mêmes y prenaient une part active. Le journal devint l’ami du foyer dans chaque masure d’ouvriers, dans toute habitation prolétarienne, à l’établi, au ménage, etc. À peine une lettre d’une usine ou d’une caserne paraissait-elle dans le journal que celui-ci était arraché des mains lu jour suivant par toutes les personnes de l’usine ou de la caserne en question. Les ouvriers s’habituèrent à lire ces correspondances.
L’insertion d’une lettre provenant d’une certaine usine constituait un grand événement pour toute cette usine. Les révélations en question étaient lues par les sans-parti comme par les membres du Parti. Le journal devint comme un avertisseur des directeurs qui offensaient les ouvriers.
Mais, nous dit-on, en Occident, il est difficile ou presque impossible d’accepter de telles lettres. Beaucoup de camarades prétendent que, dans un pays où il y a un vieux mouvement ouvrier, c’est aux syndicats qu’il appartient de recueillir de telles plaintes. En Allemagne, par exemple, l’ouvrier est accoutumé de porter à la connaissance des hommes de confiance de son syndicat toutes les injustices dont il est victime. Certes, l’ouvrier, en Occident, est habitué à ces choses.
Certes, tout cela est bien difficile, mais nous devons absolument changer ce qui existe.
Nous répétons que nous voulons créer un nouveau type de journal prolétarien. Un journal communiste ne doit pas s’occuper exclusivement de la soi-disant « haute politique » ; au contraire, les trois quarts du journal doivent être consacrés à la vie et à l’action de l’ouvrier, à cette action qui constitue la vie de l’ouvrier. C’est justement parce que les ouvriers sont habitués à transmettre les plaintes indiquées aux vieux syndicats qui, comme on le sait, sont pour la plupart entre les mains des agents réformistes du Capital ; c’est précisément pour cette raison que nous, communistes, nous devons nous efforcer, de réunir un semblable matériel d’information dans nos quotidiens communistes.
Ce sera, entre autres, le meilleur moyen pour détruire complètement l’influence de la bureaucratie syndicale. Nos quotidiens doivent être une véritable école du communisme, ils doivent servir non seulement la lutte politique des ouvriers, mais aussi leur lutte économique.
Nos journaux doivent faire concurrence aux riches journaux bourgeois et autres. Nous devons donner une information abondante et variée. Il et indispensable de disposer chez nous le matériel de façon qu’il frappe la vue. Il faut indiquer en manchette l’essentiel du contenu du numéro. Nous devons chercher systématiquement ce qui attire particulièrement l’ouvrier ordinaire aux journaux tels que le Morgenpost 5, à Berlin, ou le Journal, en France.
Nous devons imiter, pour beaucoup de choses, des journaux comme le Daily Herald 6, qui cherche toujours à servir les ouvriers dans les moments difficiles de leur existence. Mais précisément, pour concurrencer avec succès les journaux bourgeois et autres, nous devons donner, dans nos journaux ce qui nous concerne et que la bourgeoisie et les autres ne peuvent pas donner. Ce sont justement les lettres des ouvriers et des ouvrières dans les usines, les lettres des soldats, etc.
Un deuxième argument qu’on entend souvent consiste à dire que les ouvriers ordinaires en Occident ne sont pas habitués a écrire et qu’ils chargent de ces sortes de travaux leurs hommes de confiance. Cet argument ne résiste pas non plus à la critique : les ouvriers d’Occident se trouvent à un niveau intellectuel bien plus élevé que celui où étaient les nôtres, il y a quelques années.
S’il fut possible, à cette époque-la, en Russie d’habituer les larges masses ouvrières à écrire bans leurs journaux, il n’en est que plus facile d’y arriver dans les autres pays. Il faut seulement que les partis se donnent cette tâche et comprennent qu’elle est une des plus importantes.
Certes, dans les premiers temps, il ne sera pas facile de faire ce travail ; les correspondances et les lettres envoyées par les ouvriers sont souvent lourdes et inconsistantes. Il faudra instituer dans chaque journal (comme on le fit à l’époque, dans la Pravda russe) une section spéciale, dans laquelle un groupe de camarades serait chargé de rédiger et de corriger les lettres des ouvriers. Au début, il sera nécessaire d’encourager les ouvriers, de les aider, de noter sous leur dictée ou d’après leurs dires. Il faudra retravailler bien des lettres écrites, envoyées par les ouvriers, mais ce travail en vaut la peine.
Nos journaux actuels sont par trop secs, ils rappellent trop les journaux du vieux type. Il y a trop de choses qui n’intéressent que le politicien professionnel et trop peu qui puissent être lues par l’ouvrière, par le domestique, le cuisinier, le soldat. Trop de mots savants, étrangers, trop d’articles interminables et secs. Nous visons trop à donner à ce journal un aspect ressemblant à celui de tous les journaux « convenables ». Il faut changer tout cela.
Pour réaliser systématiquement toutes ces améliorations, il est indispensable de trouver toute une série de collaborateurs dans chaque grande entreprise, dans chaque atelier, dans les mines, dans les chemins de fer. Il est indispensable de concentrer tous les cercles ouvriers, de les préparer, patiemment et systématiquement à écrire dans les journaux ; il est indispensable d’étudier avec eux, périodiquement, le caractère du journal et d’écouter attentivement tous les projets qu’ils proposent.
Nous devons créer un nouveau reporter communiste. Nous devons moins nous intéresser à ce qui se passe dans les couloirs parlementaires et diriger davantage notre attention sur les usines, les ateliers, les ménages d’ouvriers, les écoles prolétariennes, etc. Il faut moins de rapports et de comptes rendus de discours parlementaires que de réunions ouvrières ; il faut davantage s’attacher aux besoins des ouvriers, au niveau de leur existence, au renchérissement de la vie, etc.
La Pravda a publié dans ses colonnes plusieurs poèmes écrits par des ouvriers.
Ces poèmes, du point de vue des critiques littéraires patentés, n’étaient pas tout à fait à la hauteur, mais ils donnaient une image de l’état d’esprit des masses ouvrières bien plus exacte que beaucoup de longs articles. L’ouvrier ordinaire sait apprécier une expression heureuse, un sarcasme mordant et réussi contre l’adversaire.
Une bonne caricature frappant juste au but est infiniment supérieure à une douzaine d’articles lourds, ennuyeux et soi-disant « marxistes ». Nos journaux doivent soigneusement chercher des gens qui savent servir la révolution prolétarienne, le crayon à la main, il faut se servir plus souvent de dessins, de caricatures animant le journal et expliquant sous la forme la plus ordinaire ce qu’il faut expliquer.
Il est indispensable d’imprimer de temps à autre des contes ouvriers, car tout ce qui est écrit sous une forme littéraire ou à demi littéraire est très accessible à la masse qui le lit avec plaisir. Souvent, au lieu du classique article de fonds nous pourrons et devrons insérer une lettre particulièrement intéressante d’un ouvrier on d’un groupe d’ouvriers d’une usine ou d’une fabrique quelconque, ou bien le portrait d’un ouvrier arrêté, ou encore la biographie d’un prolétaire condamné par les tribunaux bourgeois et qui a eu une attitude particulièrement courageuse au cours de son procès. Le moins possible de choses abstraites, le plus possible de choses concrètes : voilà ce qu’il nous faut.
Tout événement à la fabrique et à l’usine doit trouver un écho dans notre journal. Les élections de la direction de tout syndicat important doivent être pour nous un véritable événement et être débattues dans les colonnes de notre journal. Il nous faut éplucher minutieusement la liste des candidats de l’adversaire. Notre journal doit relater systématiquement toutes les péripéties de la lutte aux fabriques et aux usines.
Notre lutte contre nos ennemis politiques, depuis les bourgeois déclarés jusqu’aux socialistes indépendants, doit être beaucoup plus concrète, beaucoup plus ardente et acharnée et moins banale qu’elle ne l’a été jusqu’ici.
En un mot, nous ne devons pas chercher à avoir tout dans notre journal, mais bien plutôt à avoir une information de premier ordre, et surtout à donner une matière telle que tout organe central de notre parti devienne un journal compréhensible à tous, accessible à chaque ouvrier et cher non seulement à nos camarades du parti, mais à tous les sans-parti.
Et lorsque nous aurons changé ainsi le caractère de nos journaux, nous pourrons changer également leur base financière, nous pourrons faire de notre journal un instrument véritable de liaison avec les masses.
Si nous réussissions à faire de notre journal l’organe que nous venons de décrire. il nous sera facile d’obtenir ce à quoi est arrivé le journal Pravda en Russie, au temps du tsarisme. Nous verrons alors les ouvriers se cotiser volontairement et apporter tous leur pauvre obole, qui permettra de constituer le fonds nécessaire à l’existence de nos périodiques.
En modifiant le caractère de ces derniers, nous pourrons développer une émulation intense parmi les ouvriers qui donneront avec joie les fonds nécessaires à leurs journaux. Les groupes et les amis ouvriers du journal communiste en question pousseront comme des champignons. Leurs réunions constitueront un moyen spécial d’agitation, et les journaux devront en donner des comptes rendus. Dès que dans une usine un groupe de nos chefs sera arrêté, l’usine en question et les usines voisines réuniront immédiatement des sommes pour venir en aide aux familles des emprisonnés.
Les journaux tiendront leurs lecteurs au courant de fous ces mouvements ; ils informeront le public de toute démonstration ouvrière, mais non à l’ancienne manière, au contraire par des images vivantes exprimées, autant que possible, par des ouvriers y ayant pris part.
Chaque numéro du journal, chaque ligne entretiendra et renforcera par une telle direction la haine et le mépris sacrés contre le capitalisme. Il va sans dire qu’un service d’information international exact jouera le plus grand rôle dans le journal communiste, ne serait-ce que parce qu’il est international. Le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste organise, conformément à la décision du 3e Congrès, un périodique qui, à partir du 1er octobre, paraîtra à Berlin en quatre langues, sous forme de bulletin communiste pour l’information. Nous y mettrons tout ce qui est nécessaire pour créer au service de nos journaux communistes une sorte de bureau d’information internationale 7.
Mais cela ne nous sera possible que si chaque parti donne toute son attention et les forces nécessaires à cette très importante organisation.
Un journal communiste bien organisé, bien informé, qui chaque jour recrute de nouveaux amis, un journal qui soit la tribune ouvrière dans le sens le plus profond de ce mot, un journal qui soit comme la cloche d’alarme prolétarienne, un tel journal sera une arme puissante dans la lutte des Partis communistes.
Concentrons donc, camarades, toutes nos forces pour forger un nouveau journal vraiment prolétarien.
Salutations communistes.
Pour le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste,
Le Président : G. ZINOVIEV.
P.-S. — Nous demandons instamment à toutes les rédactions de journaux communistes de convoquer des réunions spéciales de collaborateurs, auxquelles devront être invités les ouvriers des plus grandes usines et des ateliers les plus importants. Nous prions d’étudier et de discuter le projet contenu dans cette circulaire, dans les réunions en question, et d’en communiquer les résultats au Comité Exécutif.
Nous prions de discuter ce projet dans les grandes conférences de parti, dans les villes et dans les circonscriptions.
Nous sommes prêts à ouvrir une discussion nécessaire sur cette question dans les colonnes de notre organe l’Internationale Communiste pour arriver à obtenir les informations pratiques désirables à la suite d’un échange international d’opinions.