La première grande entité politique issue de l’émergence de l’Islam est le califat omeyyade, qui fut par ailleurs relativement bref, existant de 661 à 750, mais il parvient à élargir de manière marquée les conquêtes initiales du tout début de l’Islam.
La dynastie omeyyade fait la conquête de la Syrie et de l’Égypte, mais aussi de la Perse, et s’installe à Damas, ville arabe mais pénétrée de la culture grecque par l’hellénisme syriaque.
Il se produit alors un phénomène particulièrement marquant. D’un côté, en Syrie, en Égypte, et dans le Caucase, l’islam reste minoritaire jusqu’au XIIe siècle. De l’autre, il se répand avec succès en Perse, notamment auprès de l’ancienne aristocratie persane.
Cette différenciation peut s’expliquer comme suit. L’Islam est une religion militaire et son organisation repose sur une dynamique tribale-conquérante. Les villes naissent ainsi sur le tas, comme accroissement numérique de garnisons établis en un endroit.
Dans les territoires où il y avait une grande division et un éparpillement, il y a une résistance passive à l’occupation ; dans les territoires où il existe des forces relativement fortes, il y a une résistance active.
C’est ce qui fait qu’en 750 la dynastie des Abbassides prend le pouvoir dans le monde islamique. Elle profite d’un appui persan, notamment depuis la région du Khorassan, et reprend d’ailleurs de manière marquée des traits de l’empire perse.
En effet, il y a la mise en place d’une administration extrêmement développée, allant jusqu’à la bureaucratie.
C’est une modernisation sans pareille par rapport à l’arriération tribale des Arabes. On peut considérer le califat abbasside comme une expression de la shu’ubiyya, une révolte générale des non-arabes au IXe siècle, principalement des Perses, au nom de l’importance de leur propre culture.
Le terme trouve sa source dans la Sourate 49 du Coran, Les appartements privés :
« Ô hommes Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons partagés en peuples [Shu`ûb] et en tribus [Qabâ’il] afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux. Dieu est omniscient et instruit de tout. »
Il faut noter ici le rôle d’Ibn Al-Muqaffa (vers 720-756), un auteur perse qui inaugure la littérature arabe non religieuse, avec une version en arabe de Kalîla wa Dimna, elle-même la version persane des fables du Pañchatantra, dont s’inspirera Jean de la Fontaine par la suite.
Cela montre d’ailleurs que les commentateurs bourgeois n’ont pas du tout compris les Fables de La Fontaine, qui ne sont pas du tout une critique du roi, mais au contraire, en tant qu’œuvre pour le dauphin un « miroir des princes », une œuvre éducative pour savoir comment se comporter.
C’est le sens de la perspective indienne initiale et d’ailleurs Ibn al-Muqaffa est l’auteur d’un ouvrage majeur, Al-Adab al-kabîr, le grand adab définissant l’étiquette à la court, dans le prolongement des manières de l’empire persan. Le terme adab va ensuite de fait désigner dans le monde islamique la correction des gens éduqués, poursuivant dans le nouveau cadre les valeurs de la paideia hellénistique sur le fond.
Ibn al-Muqaffa mourra par contre à 36 ans, victime des violentes batailles pour le pouvoir au sein de la nouvelle élite. Il en ira de même pour la famille des Ibn al-Muqaffa, historiquement des dirigeants héréditaires bouddhistes devenant les grands conseillers des débuts du califat abbasside, contrôlant de fait même le califat avant de se voir écraser par le cinquième calife Hâroun ar-Rachîd.
On notera que ce dernier fit systématiser l’usage du papier au lieu du parchemin dans l’administration de l’empire, à la suite de la découverte de la technique de la production du papier à la suite de la victoire sur les forces chinoises en 751 à la bataille de Talas (à la frontière actuelle entre le Kazakhstan et le Kirghizistan).
Car s’il y a progrès par la synthèse culturelle sur le territoire de l’empire, cela formait en même temps tout un appareil mi-califat mi-empire, avec non plus simplement un ville-garnison, mais une capitale-ville-garnison au service d’un calife gérant de manière féodale un immense territoire en expansion.
C’est de là que vient tout le principe du calife, avec son vizir, les batailles pour renverser le vizir, ou le calife, ou les deux, etc.
La capitale instituée, Bagdad, va ainsi se développer de manière formidable, devenant une plaque commerciale de grande envergure, étant la première ville au monde à passer la barre du million d’habitants, entre le VIIIe et le IXe siècle. Elle est d’ailleurs à une trentaine de kilomètres de l’ancienne capitale sassanide, Ctésiphon.
Elle aspire aussi de fait les forces culturelles accumulées à Gundishapur, faisant passer plus largement les connaissances du syriaque à l’arabe, et avec elles en particulier, les concepts et les valeurs de l’hellénisme.
On a alors tout un développement systématique des traductions autour des chrétiens syriaques de l’Église nestorienne, dont la christologie était parallèle aux prétentions impériales du califat des abbassides, et donc jusqu’à un certain point compatible avec lui. La principale figure est ici Hunayn Ibn Ishaq (vers 808-873), qui poursuit les traduction du grec vers le syriaque menées depuis le Ve siècle par Serge de Reshaina, et les étend vers l’arabe.
La maîtrise du grec et de l’arabe est alors une capacité de grande valeur, que le calife Al-Ma’mūn (786-833) faisait payer au poids pour stimuler la production. Les traducteurs syriaques jouent ici un rôle central de par leur double maîtrise de ces langues.
La transformation de la langue arabe est alors rapide et profonde, ainsi que le rapporte Al-Jahiz (vers 776-867), qui fut le plus grand partisan de l’hellénisation de la langue arabe, et l’auteur du fameux Kitāb al-hayawān (Livre des animaux). Ressentant le chemin qui restait à parcourir pour faire de l’arabe une langue conceptuelle en mesure de remplacer le grec, il présente ainsi les traductions de son époque et leur effet sur sa langue :
« Si celui qui écrit bien en grec est traduit par celui qui écrit bien l’arabe et si l’arabe est moins éloquent que le grec, le contenu et la traduction ne présenteront pas d’insuffisances et le grec se devra de pardonner à l’arabe le manque d’éloquence dans la traduction arabe. »
Ainsi, absorbant l’héllénisme par le syriaque d’une part et toute la culture persane d’autre part et même au-delà d’elle, une partie des cultures indiennes, la langue arabe devient dès lors véritablement une langue conceptuelle en mesure de porter un nouvel élan civilisationnel, appuyé par la formidable concentration urbaine que constitue Bagdad.
Le géographe al-Yaqûbi (mort vers 897) commence ainsi par Bagdad sa description du monde produite au IXe siècle, allant même à la surnommer le « nombril de la Terre », centre physique de l’Humanité, tout comme La Mecque consistuerait son centre métaphysique.
Et, dans cette démarche de sur-accumulation urbaine et bureaucratique, on trouve Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī, connu en Europe sous le nom d’Alkindus et surtout d’Al-Kindi.
Il est né à Koufa en 801, étudiant à Bassorah où son père avait été le gouverneur et décédé à Bagdad en 873 – les trois principales villes du monde islamique d’alors, toutes naturellement nées initialement comme garnison, comme « ville-camp ».
Et c’est lui qui est au cœur de ce qu’on va appeler la Falsafa, la philosophie arabo-persane, de base islamique mais grecque de substance, puisque la principale référence est Aristote, avec certaines influences de Platon.
Le monde islamique a récupéré, de manière systématisée, les textes de Platon et d’Aristote, développant leurs points de vue parallèlement à une intense activité scientifique (médecine, al-chimie, astronomie, mathématiques, musique, géographie, histoire, etc.).
Al Kindi va même, pour cette activité, obtenir l’appui de trois califes abbassides.
Le calife Al-Ma’mūn (786-833) est ainsi à l’origine des « maisons de la sagesse » (Dâr al-Hikma ou Beit Al-Hikma), qui servent de bibliothèques et de bases pour tout ce que le califat compte de gens tournés vers les sciences. Cela va permettre une confluence de tous les apports grecs et indiens, ainsi que persans.
Al-Ma’mūn fit construire un observatoire à Bagdad, alors que pour un traité de paix avec Byzance il exigea une copie de l’Almageste, ouvrage du IIe siècle de Claude Ptolémée rassemblant toutes les connaissances en mathématiques et en astronomie de l’époque.
Il soutint le mathématicien Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī (vers 780-850), qui vécut ainsi à Bagdad : le mot algorithme vient de son nom latinisé, Algoritmi, alors que l’un de ses ouvrages a donné le mot algèbre (Kitāb al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa-l-muqābala, Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison).
Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī était par ailleurs astrologue, astronome et géographe, dans la tradition de la culture islamique exigeant une culture très avancée de type polymathe, c’est-à-dire dans de multiples domaines.
Al-Ma’mūn fit même en sorte qu’en 827, l’interprétation officielle de l’Islam sunnite soit dans le califat ce qu’on appelé le mutazilisme, portés par le « Peuple de la justice et de l’unicité divine » (Ahl al-ʿadl wa al-tawḥīd), avec une grande insistance sur le libre-arbitre et le rationalisme dans le rapport à la religion.
L’émergence de ce courant repose sur une position intermédiaire par rapport à la « faute grave » (kabira), c’est-à-dire la considération qu’un musulman effectuant une telle faute grave ne sort pas de l’Islam, mais ne peut pas être accepté comme musulman en tant que tel.
C’était le reflet du besoin du Califat de trouver une position centriste face à toutes les innombrables factions musulmanes causant de très graves troubles politiques. Cela accordait également aux lettrés une position privilégiée, puisque apportant des connaissances rationnelles utilisables à la compréhension de la religion.
Enfin, c’était un moyen de cimenter les Arabes et les convertis, sur une base nouvelle, non plus simplement arabo-tribale.
Et, pour bien asseoir ce positionnement pragmatique pro-interprétation, le mutazilisme rejeta le principe du Coran incréé, au nom de l’unicité divine : un Coran qui aurait toujours co-existé à Dieu serait incompatible avec l’unité divine, ce serait un « associationnisme ». Une telle analyse plaçait le Coran au second rang et empêchait toute focalisation littéraliste en sa direction.
Il fallait passer par le raisonnement et donc par l’appareil administratif-religieux central qu’était le califat.
Al-Ma’mūn et ses deux successeurs Mu‘tasim (833-842) et Wathiq (842-847) tentèrent même d’écraser par la force les courants réfutant le rationalisme théologique et la position « intermédiaire », mais ce fut un échec et le califat islamique sunnite ne se remit substantiellement jamais de l’échec de cette perspective réellement impériale.
L’influence d’Ahmad Ibn Hanbal (780-865), le principal ennemi du mutazilisme, ne cessa alors pas, avec comme point d’orgue l’insistance sur l’interprétation littéral du Coran placé au centre de toute réflexion.
Cela produisit toutefois un espace suffisamment large pour l’émergence des philosophes musulmans puisant chez les Grecs, levant le drapeau matérialiste d’Aristote, alors que cette « Falsafa » arabo-persane servira ensuite de passeur de philosophie pour l’Europe qui, grâce à cela, produira l’humanisme et s’arrachera au moyen-âge.