Pour comprendre l’architecture soviétique, ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, on peut s’appuyer sur l’exemple du bâtiment de la Centrosoyuz, l’Union centrale des coopératives de consommateur, qui ouvrit ses portes en 1934 à Moscou et abrita très rapidement le bâtiment du Commissariat du peuple à l’industrie légère. C’est le fruit de tout l’esprit des années 1920 et du début des années 1930, avec une vague de jeunes intellectuels ayant rejoint le camp de la révolution de 1917 et œuvrant dans une perspective utilitaire.
La mise en place du nouveau régime a en effet libéré les forces productives et permis un élan généralisé de constructions ; sur le plan architectural, cela implique la construction de bâtiments publics, de maisons de la culture, d’hôpitaux, de centres sportifs, d’installations scientifiques, d’écoles et d’universités, d’usines, de bureaux, de bâtiments résidentiels, etc.
Cela a permis à toute une génération de se mettre à la tâche, d’avoir des idées nouvelles, mais également, de fait, d’expérimenter sans un réel cadre et de faire parfois un fétiche de cette expérimentation.
Le bâtiment de la Centrosoyuz n’a toutefois pas été réalisé par un jeune architecte, mais par l’architecte suisse Le Corbusier, aidé de son cousin et associé Pierre Jeanneret, ainsi que du jeune architecte russe Nikolaï Kolli. Le Corbusier était alors en train de devenir la principale figure mondiale de l’architecture, avec, pour résumer, l’utilisation massive de structures en acier ou en béton armé afin de faire tenir l’ensemble et d’agencer librement le reste, tout ce qui était porteur initialement n’étant plus nécessaire.
Le Corbusier a ainsi une conception qui le fait passer, à ses yeux, d’architecte à urbaniste, c’est-à-dire de maître d’un certain agencement, suivant une logique compositionnelle. Au sujet du Centrosoyuz, il explique ainsi :
« Nous avons abordé le problème en urbanistes, c’est-à-dire que nous avons considéré que les couloirs et les escaliers sont comme des rues fermées.
En conséquence, ces rues ont une largeur de 3,25 mètres et sont toujours bien éclairées. De plus, nous avons remplacé les volées d’escaliers pénibles par des rampes en pente douce (14 %) qui permettent une circulation libre et facile. »
De fait, le bâtiment n’a strictement aucun escalier, l’accès aux sept étages se faisant par des rampes, le bâtiment lui-même consistant en trois immeubles accueillant 3 500 personnes, avec une cantine, des salles de conférence (dont une grande dans un bâtiment séparé), une salle de lecture, etc. ; l’idée était de faciliter le mouvement en permanence.
Le projet initial de Le Corbusier a d’ailleurs été modifié, puisqu’il y avait un concours d’architecture, Le Corbusier étant vainqueur au troisième tour.
Alexandre Vesnine, le plus grand représentant des architectes soviétiques de perspective « constructiviste » des années 1920 et du début des années 1930, salua ainsi l’œuvre de Le Corbusier :
« Le bâtiment du Commissariat du peuple de l’industrie légère à Moscou, sur la rue Myasnitskaya, en cours de construction selon le projet de l’architecte Le Corbusier, sera sans aucun doute le meilleur bâtiment construit à Moscou depuis un siècle.
La clarté exceptionnelle de la pensée architecturale, la netteté de la construction des masses et des volumes, la pureté des proportions, la clarté des rapports de tous les éléments opposés en contraste et en nuance, l’ampleur de la structure entière dans son ensemble et dans ses parties individuelles, la légèreté alliée à la monumentalité, l’unité architecturale, une stricte simplicité caractérisent cet ouvrage. »
Inversement, Ivan Fomine critique l’absence d’esprit à l’œuvre, ce qui aboutissait selon lui à une démarche planiste-formelle :
« Le Corbusier est l’architecte d’un pays capitaliste. Il veut construire magnifiquement, à moindre coût, commodément, sous des formes constructivement justifiées – et c’est sa tâche.
Notre architecte, avec son architecture, apporte l’esprit de gaieté, de courage et de gaieté dans notre nouveau mode de vie. Il n’y a pas de tels mots dans le lexique du Corbusier. »
La critique d’Ivan Fomine l’emporta et de fait, au moment de la construction de la Centrosoyuz, l’architecture soviétique était déjà passée à autre chose. Cette question de l’esprit était central : l’architecture se devait d’avoir un architecte s’engageant humainement dans son œuvre, sans quoi la démarche tournait à l’abstraction.
C’était le développement du réalisme socialiste dans l’architecture. La Centrosoyuz ne servit ainsi pas de modèle, alors que du tuf arménien y fut ajoutée pour humaniser les larges surfaces neutres.