Il existe deux versions de la Tour de Babel chez Bruegel, toutes deux de 1563. Dans la Bible, elle est très marquante comme exemple de la démesure humaine que Dieu rabaisse. Voici le passage concerné.

1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.

2 Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.

3 Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.

4 Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.

5 L’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.

6 Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté.

7 Allons ! descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres.

8 Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville.

9 C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.

La première version de Bruegel est moins élaborée et de plus petite taille (94 cm sur 74 cm) que la seconde.

La Tour est construite sur un polder, c’est-à-dire sur un terrain gagné sur la mer de manière artificielle. Est-ce là une référence à l’orgueil humain, ou bien à l’époque ?

En effet, les techniques employées sont également du 16e siècle.

On voit que la tour semble déjà déséquilibrée à la base.

Il y a également beaucoup d’agitation, montrée par les bateaux sur le côté droit, alors qu’une foule immense est en action sur la tour elle-même.

Il y a également une procession religieuse, ce qui est très étrange puisque le récit de la Tour de Babel est censé dater littéralement des débuts de l’humanité ! Il s’agit sans doute de montrer que l’Église elle-même peut tomber dans l’orgueil.

Tout cela donne une étrange impression et si la tour est massive, il n’y a pas de complexité réelle dans la composition. C’est en cela qu’il va être très intéressant de voir comment Bruegel a mis en place sa seconde version, qui est bien plus grande (114 cm sur 155 cm).

Il a réduit le nombre d’étages, il a ajouté une ville, il a ajouté des personnages au premier plan. Le côté droit de la Tour est également ouvert, aux dépens de l’activité des bateaux sur le même côté.

Il est indubitable que la Tour de Babel de Bruegel a une ressemblance avec le Colisée de Rome.

Les commentateurs bourgeois n’y ont vu qu’une dénonciation de la Rome païenne, mais il peut tout à fait y avoir une allusion à la Rome catholique avec le pape.

Il semble en tout cas y avoir un souci dans cette construction où les arches semblent surtout posées les unes sur les autres, sans que le socle porteur ne soit réellement utilisé. La précarité de la situation est assez patente.

Pour les gens à l’époque, l’effort d’une telle présentation d’une construction architecturale en cours devait nécessairement être marquante. Non pas au sens d’une surprise, car on n’est plus au moyen-âge, mais comme reflet de l’évolution technique.

Avec ses aspects techniques, la peinture de Bruegel est le témoin et le drapeau d’une révolution technique en cours, qui accompagne le développement du capitalisme et des villes.

On a quitté le moyen-âge et l’artisanat, on a quitté le travail individuel, isolé, séparé. On est dans les efforts collectifs immenses, avec une division du travail, des techniques éprouvées, des calculs physiques et mathématiques.

Ce n’est donc pas, au sens strict, une peinture avec une image d’un épisode de la Genèse, mais une peinture qui exprime toute une époque historique à travers un mythe religieux.

C’est un manifeste moderne, avec la technique et les masses.

Voici, enfin, le roi Nemrod qui vient rendre visite au chantier avec une délégation. L’ambiance n’est pas très claire : certains expriment une grande servilité, d’autres continuent de travailler.

On notera que la signature du peintre est en bas à droite, inscrite sur une pierre taillée.

Cette scène, aussi peu complexe qu’elle soit, souligne la puissance de calcul du peintre, qui jongle avec une multitude d’éléments et parvient à les assembler dans une composition. C’est une gigantesque partie d’échecs en peinture.


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