[Crise numéro 9, février 2021]
La première étape de la crise générale est passée : les États sont intervenus dans l’économie et ont injecté des quantités colossales d’argent : 10 000 milliards de dollars. C’est une somme énorme, alors que l’endettement était déjà une tendance étatique : la même somme avait été injectée entre 2012 et 2019. La dette mondiale des États s’élève désormais à 77 800 milliards de dollars, soit 94 % du PIB mondial.
Rappelons ici que les ménages ont également, dans les pays impérialistes, une année de PIB de dettes, et qu’il en va de même pour les entreprises.
Or, cette injection d’argent va avoir un coût, qui va nécessairement être porté par les masses populaires, et d’une double manière.
En effet, l’injection d’argent a servi à « combler » le manque d’activités. Donc, le capitalisme est censé avoir, sur le papier, continué comme avant, d’une part, et d’autre part prolonger le tir. Or, comme tout a changé, une reprise « normale » n’est pas possible et l’accumulation a été, qui plus est, artificielle.
Les capitalistes vont chercher à forcer, naturellement, et ce seront les masses populaires qui devront porter ce fardeau.
L’autre aspect est la question des sommes empruntées par les États pour injecter dans l’économie de quoi tenir. Il faudra rembourser ces sommes, avec intérêt, puisque les États étaient déjà endettés et ne disposaient pas de sommes propres. La dette publique française, c’est 870,6 milliards d’euros en 2000, 1608 dix ans plus tard, 2638 vingt ans plus tard ; la Belgique est elle à 500 milliards d’euros de dette, soit 115 % du PIB.
Cela implique un poids fiscal toujours plus grand afin de renflouer les caisses étatiques.
Il existe plusieurs secteurs de la bourgeoisie qui disent qu’il faut geler la dette, laisser l’économie repartir et digérer la dette avec la reprise, tablant sur une croissance sur le long terme. Cela signifierait que l’État maintient son haut niveau d’engagement social et que la restructuration serait surtout dans le cadre des entreprises.
Pour d’autres secteurs, il faut casser les services sociaux afin de purger la dette de l’État. Il faut libéraliser en masse et laisser le capitalisme d’ailleurs se réorganiser de lui-même, sans forcer les choses.
Ces deux points de vue sont cependant insuffisant du point de vue du matérialisme historique. Le capitalisme aujourd’hui, c’est en effet désormais le 24 heures sur 24 du capitalisme, avec une production et une consommation présente tout au long de la vie quotidienne.
Quelqu’un qui publie du contenu personnel sur Facebook contribue à faire vivre cette entreprise sur le plan économique, au moyen des revenus, tout comme quelqu’un qui achète quelque chose sur Amazon fait vivre cette entreprise. Il en va de même bien sûr quand on achète quelque chose chez un commerçant, mais le système est désormais bien plus rôdé, plus rapide, tout circule plus vite. Si l’on regarde bien, un nombre très important d’actes du quotidien exige des achats de marchandises et l’intégration aussi aisée du smartphone dans la société tient beaucoup à cela.
Il ne faudrait donc pas croire que la restructuration sera seulement économique ou sociale, économique et sociale. Elle concerne le mode de production en lui-même, dans son ensemble. De la même manière que la pandémie est le produit d’un capitalisme déséquilibrant le rapport villes-campagnes, la restructuration va toucher tous les domaines de la vie.
Pour comprendre le terrain de la restructuration, il faut saisir le mouvement du capital dans son accumulation. En cernant les aspects de ce mouvement, on aura les outils adéquats pour saisir comment le capital va forcer son accumulation.
Le mode de production capitaliste consiste en une production de marchandises, donc en du capital investi dans la production, avec un capital plus grand à la sortie de par l’exploitation des travailleurs et la vente des marchandises.
Il faut donc que les capitalistes soient capables d’accumuler du capital, de l’investir, de disposer d’un appareil productif, de disposer de travailleurs, de disposer d’un circuit de distribution, de voir leurs marchandises vendues.
Tous ces éléments peuvent connaître une restructuration. Par exemple, afin d’accumuler plus simplement du capital, les capitalistes peuvent faire tomber des barrières. S’ils voient par exemple que l’État interdit le cannabis, mais qu’il y a un moyen d’accumuler du capital pour investir en ce domaine, ils peuvent chercher à faire tomber l’interdiction. Ils peuvent également, dans un autre registre, faire tomber différentes lois empêchant tel et tel capital de s’allier, comme par exemple en permettant aux gens d’investir plus aisément dans des entreprises.
Afin de disposer d’un appareil productif adéquat, ils peuvent faire en sorte d’avoir des aides de l’État, des commandes de l’État, ou bien pousser l’État à mettre en place le protectionnisme. C’est également une restructuration, car cela renforce la place des capitalistes.
Il y a bien entendu le fait d’abaisser les salaires, que ce soit directement ou bien en passant par l’inflation, ce dernier aspect étant rendu difficile de par l’existence de l’euro, avec différentes économies imbriquées.
Il y a le fait de renforcer le circuit de distributions, comme Amazon et les livreurs de plats des restaurants sont de bons exemples. Il y a le fait de multiplier les marchés, par exemple en renforçant la dimension communautaire afin de multiplier les types de consommation, de pousser à la consommation justement en raison d’une « mode » se définissant selon des critères identitaires.
Bref, le capitalisme est plein de ressources, mais là n’est au sens strict pas la vraie question de la restructuration au sens strict.
Pour comprendre ce qu’est la restructuration, il faut bien saisir que c’est une réorganisation des rapports entre bourgeoisie et prolétariat, dans le sens d’un renforcement de l’exploitation. Il va de soi que la restructuration, dans les faits, va se dérouler aux différents moments du processus de production et de consommation capitalistes. Cependant, tout ce qui a été défini jusque-là ne consiste en strictement rien d’original : les capitalistes ont toujours voulu faire en sorte que les salaires soient plus bas, que l’État fournisse des aides, que les marchés soient plus étendus, etc.
Or, on parle de la seconde crise générale du capitalisme et il faut bien que la restructuration soit quelque chose qui soit en phase avec celle-ci. Cela ne saurait être une restructuration simplement plus poussée, quantitativement plus forte. Il faut que sur le plan qualitatif, on voit une différence.
Il faut bien comprendre qu’on parle d’une question extrêmement difficile. Lors de la première crise générale du capitalisme, il y a eu d’énormes difficultés pour aboutir à une réponse correcte. Il y a ici un enseignement qu’il faut connaître, afin d’avoir une approche correcte. Ce qui est en jeu, c’est une lecture adéquate du profil même de la restructuration.
Ce question du profil est absolument essentiel.
Lorsque s’est produit la révolution russe d’Octobre 1917, alors que la guerre impérialiste avait épuisé la plupart des pays capitalistes, Lénine et les bolcheviks ont parlé de première crise générale du capitalisme. Ils considéraient que le capitalisme s’effondrerait à court terme et ils ont fondé l’Internationale Communiste afin d’organiser la vague révolutionnaire.
Puis, voyant que le processus connaissait un tempo non linéaire, ils ont constaté qu’il y avait une stabilisation relative, accompagnée de soubresauts, puis d’une reprise de la vague révolutionnaire, puis d’une période de stabilisation relative, etc. Les analystes se cassaient la tête pour évaluer la situation et l’Internationale Communiste décidait ensuite des orientations à prendre dans chaque pays, selon les estimations de la situation générale et particulière.
Très vite toutefois, c’est le thème de la guerre impérialiste qui a pris le dessus sur la question de la restructuration. La France, la Grande-Bretagne, mais surtout l’Italie et l’Allemagne ont procédé à une restructuration allant dans le sens de la guerre impérialiste. Il est bien connu que l’Allemagne nazie a réorganisé profondément le pays en appuyant un capitalisme monopoliste, permettant un assainissement relatif mais au moyen d’une tendance à la guerre. La restructuration a donc fonctionné, paralysant les masses, au prix d’une guerre que les masses ont vu arriver trop tard. Le drame allemand est qu’en plus les terribles réussites allemandes du début de la guerre ont encore plus galvanisé dans le sens du nazisme.
La question se pose alors de la manière suivante : la restructuration dans le sens de la guerre impérialiste est-elle inévitable ? Ne doit-on pas même considérer que la restructuration implique, dans sa définition même, la tendance à la guerre impérialiste ?
Il est très important de saisir cela, car l’axe principal n’est pas le même. Dans le premier cas, il y a avant tout une restructuration capitaliste et, à côté, un renforcement de la compétition capitaliste. Dans ce cadre, les États sont appelés à la rescousse puis directement utilisés. La guerre apparaît alors comme une possibilité à côté de la restructuration, comme réalisation de la restructuration si celle-ci ne parvient pas à atteindre un résultat suffisant.
Dans le second cas, la restructuration n’est qu’un accompagnement d’une marche à la guerre qui est immanente au capitalisme. Il y a une restructuration, car c’est inévitable de par la crise. Mais il y a surtout une bataille pour le repartage du monde, parce que la situation ne peut nullement rester la même, qu’il faut trouver un moyen d’accumuler et que cela ne peut, de toutes façons, qu’être fait aux dépens des autres.
Il n’est nullement question de séparer abstraitement la restructuration de la guerre impérialiste. Après 1918, les socialistes ont fait l’erreur de penser que la guerre était évitable et que la restructuration devait être à la fois combattue et travaillée de l’intérieur, comme si le capitalisme allait miraculeusement se transformer en socialisme. Une autre erreur a été celle des courants gauchistes réfutant de lutter contre la restructuration, en disant que de toutes façons la révolution était immédiatement à l’ordre du jour.
La véritable approche ne peut être qu’en la compréhension dialectique entre la restructuration et la guerre impérialiste. Et la contradiction entre les deux pôles que sont restructuration et guerre impérialiste, c’est la politique. Or, pour la bourgeoisie, la politique, c’est l’État. Le véritable lieu de la restructuration, c’est l’État.
La bourgeoisie est la classe dominante ; dans les luttes de classes, le rapport de force est condensé sous la forme de l’État bourgeois. Cela signifie que le premier terrain de la restructuration, c’est l’État. La bourgeoisie va chercher à redéfinir ses rapports aux masses populaires, en restructurant tous ses rapports avec elle, depuis les impôts jusqu’à la police, en passant par les syndicats.
La bourgeoisie va chercher à former, à tous les niveaux, un pacte corporatiste afin de soumettre les masses populaires au préalable divisées.
Inversement, la classe ouvrière est la classe opprimée. De ce fait, c’est par la recomposition de la classe que se condense, de manière inversée à la bourgeoisie, le rapport de force devant aboutir à l’État socialiste. Cette recomposition a comme substance l’autonomie prolétarienne, le refus de tout ce qui sert le pacte corporatiste que la bourgeoisie veut mettre en place.
Mais ce n’est pas tout : l’appareil d’État connaît également de profondes modifications.
Ce qui se passe, dialectiquement, c’est que certains secteurs capitalistes profitent avant tout de la restructuration, tandis que d’autres profitent avant tout de la tendance à la guerre, parce qu’ils ont déjà atteint un niveau monopoliste tellement parasitaire que la restructuration devient secondaire pour eux. Or, ce sont les secteurs monopolistes qui tendent à l’emporter, et avec eux la tendance à la guerre.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de restructuration en général. Mais les monopoles partent à la conquête de l’État, ils en prennent le contrôle, avec comme but un capitalisme monopoliste d’État comme force de frappe impérialiste, capable de mobiliser pour la guerre.
Cela implique que l’appareil d’État va changer de forme et de personnel, afin de se plier toujours plus entièrement aux exigences des monopoles. C’est un aspect essentiel, car cela veut dire que la fascisation accompagne la restructuration de l’État en général.
C’est là quelque chose de très compliqué, car comme on le sait les réformistes servent la restructuration, mais la restructuration est parallèle à la fascisation. Les réformistes sont pourtant opposés au fascisme, mais ils désarment l’antifascisme en participant à la restructuration.
Il y a ici quelque chose de particulièrement difficile à appréhender dans les faits et l’Internationale Communiste a eu de grandes difficultés à cerner le double caractère des réformistes.
Il faut ainsi distinguer entre la restructuration de l’État en général et son appropriation par les monopoles. Et cela implique de rejeter la thèse révisionniste qui, depuis les années 1960, prétend que l’État relèverait déjà d’un « capitalisme monopoliste d’État » post-impérialiste.