[Article publié pour la première fois dans la revue Crise n°28]

Cet article vise à présenter les grandes lignes de la stratégie turque et l’idéologie de l’État turc, comme État semi-bureaucratique semi-capitaliste et donc semi-féodal, ce qui est pour nous l’aspect principal du caractère de l’État turc actuel. Ce panorama est une base pour comprendre sérieusement et sur une base matérialiste dialectique la situation. Cela appelle d’autres analyses plus poussées sur les éléments particulier découverts et présentés dans cet article.

La Turquie est devenue dans les années 2010 un État semi-bureaucratique semi-capitaliste en mesure de réaliser une expansion dans le cadre de la crise générale du capitalisme de notre époque, exactement comme l’Iran, le Mexique, le Maroc ou l’Argentine par exemple, mais d’une envergure moindre que la Russie, l’Inde ou le Brésil. À mesure que le pays s’industrialisait à la remorque des pays plus avancé, il s’est transformé sur une base semi-féodale, mise en place sur le tas par les islamistes de l’AKP.

On traduit habituellement le nom de ce parti par « Parti de la Justice et du Développement », mais il y a aussi un jeu de mot à saisir, dans le sens où Ak signifie aussi « blanc » ou « pur », c’est-à-dire non corrompu, en langue turque.

La stratégie économique a été alors de développer des industries tournées vers le marché intérieur, à mesure que le pays s’urbanisait, en lançant une vaste politique de grands travaux publics et d’équipement énergétique notamment, mais aussi d’équipement ménagers et agro-alimentaire puis de s’élancer à la conquête des marchés de la diaspora installée en Europe notamment ainsi qu’en direction des voisins, dans les Balkans et au Levant, et dans une moindre mesure dans le Caucase.

L’idée générale était alors de faire de la Turquie un État capitaliste mettant de côté l’influence de l’armée et de sa mainmise sur l’État et les grandes entreprises, en encourageant le développement d’une nouvelle classe moyenne grâce à la croissance. Pour le dirigeant de l’AKP, Recep Tayyip Erdoğan, qui règne de fait sur la Turquie depuis le début des années 2000, il s’agit de promouvoir une Turquie de travailleurs entreprenants, ayant accès à la société de consommation, de produits turcs, regardant des séries turques vantant l’histoire nationale et pratiquant un islam de petits-bourgeois loyalistes et conservateurs.

La formule « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats » qui avait valu à Erdoğan quatre mois de prison en 1998 pour incitation à la haine, était en fait surtout un défi lancé à l’hégémonie des militaires sur l’État et la société. Mais depuis son arrivée au pouvoir, l’idéologie d’Erdoğan n’a cessé d’osciller.

Soutenu même par les petites-bourgeoisies nationales kurde et arménienne au départ, en raison de son orientation libérale-conservatrice et de sa démarche municipaliste, plus favorable aux minorités nationales que les nationalistes kémalistes d’alors, il a ensuite évolué vers une promotion de l’islam plus hégémonique, s’appuyant sur les Frères musulmans et le Qatar, et se dégageant des confréries tribales auxquelles il était initialement plus liées, jusqu’à assumer ce qu’il a fini par désigner de néo-ottomanisme.

Cette idéologie typiquement petite-bourgeoise se veut une pseudo-vision du monde, mais reste un bricolage inabouti et en permanente recomposition. C’est le ministre des Affaires Étrangères Ahmet Davutoglu (entre 2009 et 2014), qui a été le véritable théoricien de cette vision islamiste-nationaliste des relations internationales, surtout après la crise financière américaine de 2008 et l’ébranlement de la rive sud de la Méditerranée qui s’est en suivi lors des « Printemps arabes ».

Il faut voir que l’on a là moins affaire à une idéologie qu’à une stratégie, une stratégie expansionniste d’un État semi-bureaucratique semi-capitaliste relativement fragilisé par la crise, et dont le sol se dérobe sous ses pieds à mesure que celle-ci se généralise, étranglant ses capacités de développement en interne, menaçant ses capacités financières, qui a poussé à dévaluer la monnaie de manière massive pour maintenir l’État et l’économie nationale à flot.

Cette dévaluation s’est accompagnée d’une politique d’expansion et d’agressivité commerciale stratégique plus intense. L’État turc est de fait poussé à la fuite en avant pour juguler l’inflation et contenir la crise interne. Cette détermination a poussé Erdoğan a clarifier la stratégie de l’État turc dans la bataille pour le partage du monde qui se développe, notamment depuis sa réélection en 2023.

D’une manière générale, selon sa perspective, l’époque qui vient sera le « siècle de la Turquie » (Türkiye Yüzyılı), qui entend se tailler sa place dans le repartage du monde.

Cette expansion doit s’effectuer sur la base d’une politique industrielle et commerciale agressive que Reccep Tayyib Erdoğan définit par la formule : croissance par l’investissement, l’emploi, la production, les exportations, l’excédent du compte courant (yatırım, istihdam, üretim, ihracat, cari fazla yoluyla büyüme). Reccep Tayyib Erdoğan s’affirme ici absolument déterminé à poursuivre coûte que coûte cette expansion en poursuivant d’injecter encore plus de crédit et de liquidité dans l’économie turque malgré une inflation des prix ces derniers mois.

Cette expansion doit aussi se manifester par la réalisation de grands travaux d’équipement, comme le monstrueux projet du Kanal Istanbul par exemple, devant relier la mer Noire à la mer Méditerranée pour augmenter le trafic maritime. L’objectif est de moderniser la Turquie et la doter d’infrastructures en mesure d’en faire une puissance capitaliste complète.

Cette expansion doit encore se manifester par une politique industrielle restructurant profondément l’appareil de production turc, afin de faire émerger des monopoles en mesure de s’élancer à la conquête des marchés émergents, et même de l’Europe, comme le sont par exemple Beko pour l’électroménager et comme est censé le devenir TOGG (pour « Cartel des industries automobiles de Turquie, Türkiye’nin Otomobili Girişim Grubu), présenté comme la première marque nationale automobile de Turquie, devant conquérir le marché de la voiture électrique en Europe.

Mais le fleuron principal de cette expansion telle que l’a présentée Reccep Tayyib Erdoğan lors de la campagne électorale en 2023, est désormais à nouveau le secteur de la défense, devenu ainsi qu’il l’a souligné, national et indépendant à 80%, et désormais exportateur.

Reccep Tayyib Erdoğan a très largement souligné le lien entre le développement de cette industrie, la croissance turque et l’expansion nationale de la Turquie, comme « puissance de l’Islam », devant galvaniser les masses, les « 85 millions de turcs » que Reccep Tayyib Erdoğan veut élancer vers le futur qu’il imagine dans le cadre de l’expansion capitaliste bureaucratique turc, en faisant de la Turquie une puissance indépendante du capitalisme mondialisé, et en saisissant l’opportunité de la crise pour prendre agressivement le plus de poids possible.

Et pour que cette dernière idée soit la plus claire possible, il a martelé du début à la fin de son discours la force que donne à l’expansion militariste de la Turquie un des fleurons de son appareil militaro-industriel : les drones de la firme Baykar, fondée par un de ses soutiens industriels Ôzdemir Bayraktar. Il a notamment mis en avant le nouveau modèle, le drone KIZILELMA, qui est en fait un avion de combat sans pilote, à la puissance de feu supérieure à tous les modèles précédents.

Cet appareil a été annoncé une première fois lors de la fête islamique du Sacrifice en 2021, pour une mise en service en 2023, après donc les élections et au moment surtout où la Turquie allait fêter le centenaire de la fondation de la République, dont Reccep Tayyib Erdoğan entendait faire le point de départ de la refondation d’une nouvelle puissance turque, dans une perspective romantico-eschatologique.

D’où le nom de ce drone, dont le président turc a répété le nom et souligné le sens mystique : Kizil Elma signifie en effet « pomme rouge » en turc, et cela est devenu un symbole ultra-nationaliste très connu en Turquie.

Il recycle une vieille légende turco-islamique, où les forces militaires turques sont censés faire la conquête de la « pomme rouge », qui était le surnom de Constantinople, en ce qu’il s’y trouvait, devant l’immense basilique Sainte-Sophie, devenue aujourd’hui la mosquée Aya Sofya, une statue équestre de l’empereur romain Justinien tenant une pomme d’or, devenu rouge avec la patine du temps, et annonçant la future conquête du monde.

Saisissant cette pomme rouge, en abattant cette statue après la prise de Constantinople en 1453, le symbole est resté comme devant annoncer la chute des autres « pomme rouge » en Occident, Vienne et Rome.

L’imaginaire semi-féodal des nationalistes turcs modernes a fait de ce symbole une métaphore de l’expansionnisme agressif de la Turquie, comme devant s’imposer au monde pour accomplir la domination islamique dont la Turquie est le meilleur agent, en ciblant de manière oblique l’Occident, tout en ne le ciblant en fait pas formellement.

Depuis, la Turquie s’est insérée dans la politique chinoise du « multilatéralisme » afin de se dégager autant que possible de l’alliance américaine, et pour mettre notamment la pression sur ces principaux rivaux : la Russie et l’Iran.

C’est dans cet esprit que la Turquie a lancé son alliance des États turciques (Türk Keneşi), rassemblant les pays d’Asie centrale afin notamment d’appuyer les Ouïgours lorsque cela lui est utile, et surtout l’Azerbaïdjan, que la Turquie appuie largement dans sa conquête du Karabagh et sa pression pour dépecer l’Arménie. Mais cette alliance compte aussi la Hongrie de Viktor Orban, prête à jouer sur tous les tableaux, et la République de Chypre du Nord, sous son contrôle militaire.

Sortie de son alliance avec l’Azerbaïdjan, ce bloc n’a cependant aucune effectivité réelle, et il a notoirement échoué à se développer vers les Balkans. Cependant, cet échec a été compensé par une politique d’influence et de réseau largement activé par les services de renseignement turcs, le MIT (Millî İstihbarat Teşkilatı), très présents dans la diaspora turques en Europe et déployés militairement en Syrie et en Irak auprès de la minorité nationale turkmène dans ces pays.

Ce sont ces éléments qui permettent de développer un discours expansionniste, qui ne vient pas directement de l’AKP et du président Erdoğan ou de son entourage, mais d’éléments satellites de celui-ci.

C’est par exemple un ancien amiral de l’armée turque, Cem Gürdeniz, qui a théorisé la doctrine de la « patrie bleue » (Mavi Vatan), c’est-à-dire un exemple de revendication devant faire de la Turquie la puissance hégémonique en Méditerranée et en Mer Noire, en affrontant notamment la Grèce, soutenu par la France, qui développe depuis le début des années 2020 en particulier une hostilité croissante à l’égard de l’expansionnisme turc.

Plus généralement, c’est le plus souvent le petit parti MHP (Milliyetçi Hareket Partisi), ou parti d’action nationaliste turc, qui s’est donné la tâche de développer l’idéologie islamiste-nationale néo-ottomane qui doit appuyer la stratégie turque. Ce parti est très actif pour mettre en avant des chansons, de la poésie, des livres, organiser des conférences etc pour promouvoir son idéologie, avec le soutien non dissimulé de l’armée, de l’AKP et du MIT.

Ce parti, fondé par le militant pan-turc ouvertement raciste Alpaslan Türkeş (mort en 1997) dans les années 1960, repose initialement sur l’idéologie de Nihâl Atsız (1905-1975), un théoricien national-socialiste, fanatiquement antisémite et opposé à l’islam, et même au pan-touranisme « culturel » de Ziya Gökalp (1876-1924), promoteur de la laïcité turque, voyant l’islam comme une éthique panthéiste à séculariser, au motif que Ziya Gökalp était kurde et donc non racialement turc.

Le racisme biologique de Nihâl Atsız a été abandonné par Alpaslan Türkeş dans les années 1960, et le MHP s’est alors ouvert à la petite-bourgeoisie kurde et même arménienne. Ainsi, le promoteur de l’emblème de ce parti, le drapeau rouge ottoman avec trois croissants, a été inventé par Levon Panos Dabağyan (1933-2017), un Arménien considérant qu’il n’y a jamais eu de génocide des Arméniens et soutenant le retour à un Empire ottoman modernisé, considéré comme un des « pères fondateurs » du néo-ottomanisme islamo-nationaliste par les cadres du MHP.

Encouragée par l’intense propagande historico-nationaliste et islamiste du régime, cette idéologie ronge toute la société turque mais appuie surtout sa stratégie d’expansion. Le référence néo-ottoman et l’islam conservateur de marché que promeut Erdoğan lui assure le soutien des Frères musulmans et du Qatar.

Sur ces bases, la Turquie a pris des position sérieuses en Afghanistan, dans les Balkans, dans le Caucase, mais aussi en Somalie et dans certains pays africains au côté de la Chine notamment, et désormais au Levant en Syrie. Son expansionnisme se heurte partout à la Russie et à l’Iran, ainsi qu’à la France dans une moindre mesure, et ses succès relatifs ne peuvent que l’encourager à continuer à avancer et à multiplier les provocations.

La Turquie tente de se ménager une place entre les États-Unis et la Chine en tirant profit de tout pour avancer ses positions tant qu’un espace semble exister dans l’étau du conflit qui se développe entre ces deux puissances.

La Turquie est ainsi notamment parvenue à gagner en apparence les Talibans à son islamisme conservateur de marché, avec le soutien du Qatar, tout comme elle a plus ou moins réussie à satelliser les jihadistes de Hayat Tahrir Al Sham (HTS) de Abou Mohammed al-Joulani, en satisfaisant autant les intérêts américains, exigeant une rupture avec le jihadiste « révolutionnaire » d’Al-Qaeda que les intérêts chinois à l’instauration de régimes non alignés sur l’Occident dans ces pays, mais stables et sans revendication islamistes internationales, notamment en raison de la question Ouïgoure.

De fait le régime turc piège implacablement la Turquie dans les insurmontables contradictions qui la tiraillent historiquement depuis l’effondrement tragique de l’Empire ottoman et son entrée tragique dans le mode de production capitaliste.

Désormais au prise des griffes de son propre chauvinisme semi-féodal qui n’a jamais été liquidé, qui s’exprime plus que jamais par son appareil militaro-industriel porté par la crise ouverte en 2020, qui semble lui laisser un espace, la Turquie est à un tournant de son Histoire. Son régime national-conservateur l’élance d’un pas ferme et décidé dans l’Apocalypse.


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