Le Parti Communiste du Pérou n’a pas résisté à l’arrestation de son dirigeant en 1992 ; c’est là en contraste avec le principe voulant que le Parti dispose d’une pensée guide et que, donc, il n’avait pas besoin en tant que tel de son Dirigeant, un autre pouvant le remplacer en prolongeant la pensée guide.
Même si on ne remplace pas un Dirigeant simplement, l’effondrement du Parti Communiste du Pérou demande une explication concrète. Voici donc la raison de la défaite du Parti Communiste du Pérou.
Chaque révolution se déroule en suivant un parcours national concret ; la révolution péruvienne obéit donc aux exigences de l’histoire du Pérou. Dans ce pays, la base de la révolution fut la région d’Ayacucho, avec une population paysanne vivant dans les Andes, parlant le quechua en tant qu’héritiers des Incas.
Si on prend les affiches du Parti Communiste du Pérou, les paysans armés protagonistes qu’on y trouve sont en habit traditionnel quechua, soufflant dans une conque conformément à la musique traditionnelle quechua, etc.
Gonzalo lui-même a appris le quechua en s’installant à Ayacucho. Et, une chose qui n’a jamais été remarquée, le style littéraire choisi par Gonzalo se fonde sur la vision panthéiste amérindienne quechua.
Autrement dit, on a un langage puissant, très porté sur l’énergie (de la vie, de la politique, de l’Histoire, etc.), qui se combine avec des formules très fortes telles qu’on les retrouve dans la Bible.
Prenons ainsi ILA 80, le principal texte de Gonzalo annonçant le déclenchement de la lutte armée en 1980.
On y lit la chose suivante :
« Les masses sont la lumière même du monde qui surgit, avec leurs mains elles le transforment, elles créent les instruments ; elles sont la fibre même, la palpitation inépuisable de l’histoire. »
Le début de la citation reprend le propos de Jésus raconté par Matthieu :
« Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être caché. »
La seconde partie de la citation a une approche « énergétique » typique de la conception amérindienne pré-colombienne ; c’est un matérialisme dualiste sur une base primitive similaire sur tout le continent américain (que ce soit pour les « Indiens », les Aztèques et les Mayas, les Incas, etc.).
L’univers est ici un flux ininterrompu dont on n’est soi-même qu’un aspect, qu’un passage. Il s’agit donc de valoriser ce passage en lui accordant une grande valeur, en fournissant une plénitude à ses actes. Ce sont ces actes qu’on retiendra et qu’on célébrera.
On retrouve cette conception très précisément dans Vers la guerre de guérilla :
« Nous les hommes, nous sommes des morceaux de temps, des battements de cœur, mais notre œuvre restera debout pour les siècles, imprimée de générations en générations. »
C’est là la conception amérindienne : le monde est un fleuve qui ne connaît pas d’interruption, lui-seul existe vraiment et seulement sa continuité a un sens réel. En tant que morceaux du parcours de ce fleuve, ce qu’on retiendra de nous, ce sera ce qui a compté vraiment.
Étant donné qu’on est dans le cadre de la révolution péruvienne, il est cohérent d’être en phase avec le parcours matérialiste dans ce pays. Gonzalo a choisi cette approche esthétique issue de la culture amérindienne et du catholicisme populaire (tel qu’intégré par la population post-inca, soit quechua) pour l’expression du combat révolutionnaire, afin de présenter la dimension historique, l’amplitude de la bataille pour le Communisme.
Tout cela est très juste. On affronte cependant ici alors un paradoxe : il n’existe aucun document du Parti Communiste du Pérou quant aux quechuas. C’est là un grave manquement. Sans doute que le Parti Communiste du Pérou ne voulait pas affaiblir la révolution péruvienne en mettant l’accent sur un aspect particulier, même si principal, à savoir que la base consistait en les paysans quechuas.
Néanmoins, on a un réel problème, car l’enthousiasme révolutionnaire perd alors en clarté. C’est d’autant plus vrai si on voit le paradoxe péruvien qu’est José Carlos Mariátegui (1984-1930).
C’est Mariátegui qui a fondé le Parti Communiste au Pérou ; dans son analyse de ce pays, il accorde une place centrale aux Indigènes, car le colonialisme a produit un féodalisme dont ils sont les victimes et qui est le « verrou » de tout changement révolutionnaire.
Mariátegui rejette par contre tout « indigénisme ». Il considère que les Indigènes sont le levier pour l’affirmation nationale péruvienne. C’est de là que vient l’orientation « quechua » de Gonzalo, qui se situe dans le prolongement direct de Mariátegui.
Si on veut, les thèses « communautaristes » où les Indigènes seraient « démocratiques » et exigeraient une « confédération » relèvent d’un « mariateguisme » tronqué, de droite.
Le souci qu’on a toutefois, c’est que lorsqu’on lit Mariátegui, il y a un problème de forme. Au tout début des années 1920, il a visité l’Europe, passant par Paris, Munich, Berlin, Vienne, Budapest et surtout l’Italie. C’est dans ce dernier pays qu’il a été acquis au marxisme, alors que s’y fondait le Parti Communiste avec notamment Antonio Gramsci.
Autrement dit, Mariátegui a découvert le marxisme à travers les formes intellectuelles de gauche d’Europe centrale et d’Italie, principalement d’Italie, du courant auquel appartenait Antonio Gramsci.
On trouve pour cette raison un dialogue important avec les positions volontaristes du français Georges Sorel, théoricien d’une élite révolutionnaire guerrière portant le syndicalisme révolutionnaire. C’est également le cas chez Antonio Gramsci.
Antonio Gramsci et Mariátegui s’éloignent et s’opposent à Georges Sorel ; pourtant, dans la forme, leurs documents où ils expriment une pensée en déploiement maintient une forme qui ne s’en coupe pas. C’est là un énorme problème.
C’est la raison pour laquelle tout le monde a pu au Pérou, pratiquement, se revendiquer de Mariátegui, pour dire tout et son contraire, tout comme en Italie ce fut les cas pour Antonio Gramsci.
L’aspect principal qui nous intéresse ici tient à la question de la motivation, de la détermination. Georges Sorel expliquait que pour qu’il y ait une révolution, il fallait un « mythe mobilisateur » porté par une minorité guerrière. Il est ainsi le théoricien indirect du mythe de la « grève générale » de la CGT française, mais également du « mythe » national-étatique du fascisme italien.
Antonio Gramsci s’inspire de cette conception pour expliquer que Le prince de Machiavel est un ouvrage proposant un mythe pour porter l’unité italienne, et pour dire que le Parti Communiste doit conquérir une « hégémonie » spirituelle pour triompher.
Mariátegui souligne dans un même sens l’importance de la vision du monde, de l’implication spirituelle dans l’activité pour être totalement engagé, impliqué.
L’insistance des Brigades Rouges italiennes des années 1970-1980 à une « proposition stratégique » pour les masses est un écho de cette exigence programmatique – historique pour être « crédible ».
Ce faisant, on a donc deux erreurs du Parti Communiste du Pérou en 1992.
La première erreur, c’est le style « quechua » non expliqué du Parti Communiste du Pérou.
En 1992, le Parti Communiste du Pérou dépassait justement les zones quechuas, il allait jusqu’à la capitale Lima – une zone coupée des traditions quechuas, y compris pour les immenses bidonvilles. Il y avait un défi, tenant à la fusion de la « dynamique » quechua avec les masses péruviennes.
Sans Gonzalo pour résoudre la question, d’ailleurs non formalisée, c’était un obstacle complet. Il est vrai toutefois que la solution proposée par le Parti Communiste du Pérou, si on regarde les documents et la stratégie, était la guerre nationale révolutionnaire.
Il était en effet considéré qu’une avancée du Parti Communiste du Pérou sur le plan militaire se conjuguerait très rapidement avec une intervention directe de la superpuissance impérialiste américaine. Cela aurait été la solution « idéale » pour combiner la « dynamique » quechua avec les masses péruviennes dans leur ensemble pour l’émergence du « nouveau Pérou » comme « République populaire ».
Cependant, l’arrestation de Gonzalo a été un point d’inflexion, provoquant un « détour » ruinant cette perspective de guerre nationale révolutionnaire unifiant les masses (et permettant leur unification effective).
La seconde erreur, c’est le non-nettoyage du style en apparence intellectuel – volontariste de Mariátegui. Si on lit les positions du Parti Communiste du Pérou, on y trouve une ligne idéologique impeccable et nulle trace de toute logique intellectuelle – volontariste.
Néanmoins, sans éclaircissement quant à Mariátegui, alors que celui-ci était étudié en tant que tel, de manière ininterrompue, il y avait une ambiguïté. On peut ainsi donner deux exemples.
La tradition au Parti Communiste du Pérou, lors des réunions du Comité Central, était de porter un toast en introduction. Chacun devait lancer une salutation, par exemple au prolétariat international, à la révolution péruvienne, etc. Cela a tout à fait son sens pour affirmer l’optimisme, mais sans clarté idéologique il y a un risque de basculement dans le volontarisme.
Cette tendance se lit notamment quand on sait l’intérêt porté par le Parti Communiste du Pérou à la guerre d’Algérie. Cet aspect n’a jamais été rendu public et son envergure est à étudier par les communistes du Pérou.
Car le FLN était le prototype même du volontarisme petit-bourgeois et de la promotion d’un « mythe » révolutionnaire. L’exigence de l’indépendance algérienne masquait l’absence absolue de tout programme concret de la part d’intellectuels passés par les écoles françaises et « rêvant » une Algérie musulmane originelle « pure ». Le volontarisme était poussé au maximum, jusqu’au terrorisme le plus aveugle même systématisé.
Ces deux erreurs ont, en tout cas, clairement précipité l’effondrement du Parti Communiste du Pérou à l’arrestation de Gonzalo en 1992, notamment avec le président péruvien Fujimori présentant à l’ONU de prétendues « lettres » de Gonzalo appelant à la cessation de la lutte armée et la réconciliation.
Lorsque Gonzalo est arrêté, et que les « lettres » sont mises en avant par le régime péruvien, le Parti Communiste du Pérou se casse littéralement en deux. Il y a d’une part ceux qui veulent maintenir la ligne rouge et de l’autre ceux qui se revendiquent des lettres. Les premiers désignent les seconds comme « Ligne Opportuniste de Droite » (LOD).
Le souci est que ceux cherchant à maintenir la ligne initiale ont rapidement capitulé, scissionné, basculé dans un réformisme armé, dénoncé Gonzalo comme traître parfois, etc. Les partisans de la ligne rouge de moins en moins nombreux ont dû faire face à des Lignes Opportunistes de Gauche, jusqu’à eux-mêmes grosso modo disparaître contrairement à ces déviationnistes de « gauche » persistant à travers quelques structures.
Inversement, la LOD s’est maintenue politiquement avec vigueur, jusqu’à la fondation en 2009 du Movimiento por la Amnistía y los Derechos Fundamentales (Movadef). Ce « Mouvement pour l’Amnistie et les Droits Fondamentaux » se présente comme « post » Parti Communiste du Pérou, se revendiquant de Gonzalo et de ses « lettres ».
Il demande une amnistie pour les civils, les policiers, les militaires. Mais son discours n’est pas du tout défaitiste. C’est là qu’ont joué les deux erreurs du Parti Communiste du Pérou.
La Ligne Opportuniste de Droite était en fait une Ligne Opportuniste de Gauche. Le Parti Communiste du Pérou a fait la même erreur que les communistes soviétiques avec Khrouchtchev. Si on parle ici bien de liquidateurs, ce n’est pas le « retrait » qu’ils proposaient en apparence, mais au contraire la victoire. Khrouchtchev rejetait Staline tout en prétendant que l’URSS arriverait au Communisme en 1980.
Les traîtres et capitulards au Pérou ont prétendu qu’avec l’arrestation de Gonzalo, la lutte continuait victorieusement, en changeant de forme. Ils prônaient la capitulation, en fait, mais en apparence cela n’était pas du tout un repli, mais une avancée, un succès.
Les traîtres ont prétendu utiliser politiquement victorieusement l’arrestation de Gonzalo, en « renversant » celle-ci en en faisant une actualité politique pour « intégrer » le paysage politique du Pérou et prolonger la révolution péruvienne.
Et si cette erreur a été possible, c’est parce que dans la matrice il y avait cette « forme » d’une poussée partie de la zone quechua pour se cristalliser politiquement comme affirmation populaire et nationale, au moyen d’un volontarisme affirmé.
Les traîtres et capitulards ne se sont pas présentés à travers la trahison et la capitulation, mais en apparence comme en continuité avec la « poussée » quechua et le volontarisme.
La faille dans le dispositif du Parti Communiste du Pérou a permis à la contre-révolution de prendre une forme « de gauche » – un piège terrible, qui a fonctionné d’autant plus que regardant le contenu, la ligne rouge a cru que c’était une ligne opportuniste de droite, se rendant ce faisant incapable de la combattre politiquement.
Voilà pourquoi le détour dont a parlé Gonzalo après son arrestation, dans son fameux discours depuis une cage où on l’avait enfermé en tenue de bagnard, s’avère bien plus long que prévu : le Parti Communiste du Pérou doit se reconstruire, ayant été démantelé dans cette séquence. Il a été battu politiquement.
Voilà pourquoi, également, les apports du Parti Communiste du Pérou, dans leur dimension universelle, sont valables. La pensée Gonzalo elle-même est valable au Pérou – elle n’a pas été défaite idéologiquement, mais sur le terrain politique, en raison des erreurs du Parti dans la lutte entre deux lignes dans le cadre de la nouvelle situation.