En 1901, le Chah d’Iran, issu de la dynastie des Qadjar (qui a régné en 1789), accorde à William Knox d’Arcy la concession pour 70 ans d’une région immense pétrolifère contre une redevance. Cette entreprise devient plus tard l’Anglo-Persian Oil Company (APOC), détenue à près de 60 % par l’État britannique.

C’était le début du processus d’un Iran allant vers son statut de pays semi-féodal, semi-colonial, avec comme point de départ le remplacement de la monarchie absolue par une monarchie parlementaire en 1906.

À la sortie de la première guerre mondiale, les impérialismes français et britanniques se partagent le Proche-Orient. En ce qui concerne l’Iran, la charge du partage revient aux Britanniques, avec notamment la figure d’Edmund Ironside qui a pris en 1921 la tête des forces stationnées en Perse. C’est de ce contexte que Reza Khan, un haut gradé militaire, est nommé pour assurer le commandement de la brigade des cosaques.

Le 21 février 1921, Reza Khan marche à la tête de sa brigade de 2500 hommes sur Téhéran et s’empare de la ville sans aucune opposition, c’est-à-dire avec le laissez-faire des Anglais.

Dans les faits, c’est lui qui prend le contrôle du pays aux dépens de la dynastie Qadjar. Il va continuer la politique de dépendance à l’impérialisme britannique, tout en renforçant par contre l’armée pour mieux réprimer les rébellions opposées au pouvoir central.

En août 1921 est ainsi réprimé le mouvement des Jangal, « des forestiers », basé au nord du pays, dans la région frontalière avec l’Azerbaïdjan, qui avait été soutenu par les bolchéviques, mais également les contestations au Khorasan, à Tabriz, au Kurdistan ainsi que contre la puissance de nombreuses tribus.

Dans le même temps, le tout nouveau Parti Communiste de Perse est fondé en 1920 et établit une éphémère république socialiste du Gilan dans le Nord avec l’appui de la jeune URSS, avant d’être interdit en 1921 et de basculer dans la clandestinité.

Le PCP est de toute manière miné de l’intérieur par son incapacité à trancher entre les partisans d’un programme socialiste et deux qui prônent une alliance avec le nationalisme laïc.

Il se maintient principalement autour des industries pétrolières et textiles, en restant finalement largement extérieur à la réalité nationale iranienne.

C’est dans ce contexte d’isolement et de faiblesse du Parti communiste de Perse que Tariq Arani, né en 1902 à Tabriz et parti en 1922 étudier en Allemagne, se rapproche du marxisme et fonde avec des étudiants iraniens expatriés le groupe « Parti républicain révolutionnaire de Perse », qui édite le journal « Paykar » entre 1931 et 1933, ensuite remplacé par la revue « Le Monde ».

Ce groupe tente de combiner marxisme, anti-impérialisme, perspectives républicaines, en dénonçant Reza Khan comme l’expression de l’« aristocratie féodale ».

Avec 52 autres camarades, il est arrêté en 1937 pour « propagande communiste » et, condamné à dix ans de détention, il meurt en 1940. Ce « groupe des 53 » sera à la source de la fondation du Tudeh, le parti des masses iraniennes, en décembre 1941 en rapport avec l’URSS.

En octobre 1925, Ahmad Chah est enfin déposé, marquant la fin de la dynastie Qadjar. Reza Khan se proclame roi, instaure la dynastie des Pahlavi, et accélère dans les années suivantes la modernisation entreprise quelques années plus tôt.

Le passage du pouvoir de la dynastie Qadjar à l’éphémère dynastie des Pahlavi marque la transformation de l’Iran dans le but de l’intégrer au marché mondial capitaliste. La dynastie Qadjar régnait sur la Perse depuis 1789 et fondait son pouvoir essentiellement sur les éléments du féodalisme, à commencer par certaines grandes tribus turkmènes et kurdes.

Le règne des Pahlavi n’était ni l’expression de l’« aristocratie féodale » ancienne, ni celle d’une bourgeoisie nationale, mais bel et bien celle d’une bourgeoisie compradore née d’un rapport de soumission à l’impérialisme et cherchant à redéfinir les rapports sociaux intérieurs pour mieux intégrer le pays dans le marché mondial comme pays semi-féodal, semi-colonial.

L’enjeu était la formation d’un appareil d’État moderne, centralisé, disposant d‘un corps de fonctionnaires éduqué sur le modèle occidental avec la généralisation de la langue persane et la lutte contre le nomadisme tribal. C’est une démarche tout à fait similaire à ce qui se passe en Turquie avec la présidence entre 1923 et 1938 de Mustafa Kemal Atatürk, formant l’idéologie du kémalisme.

À ce titre, citons le grand révolutionnaire turc des années 1960-1970 Ibrahim Kaypakkaya dans son analyse du kémalisme, dont les premiers points peuvent tout à fait être déclinés à la situation iranienne des années 1920-1930 :

« 1. La révolution kémaliste est une révolution de la couche supérieure de la bourgeoisie commerçante, des propriétaires terriens, des usuriers turcs et un nombre plus faible de la
bourgeoisie industrielle existante.

C’est-à-dire que les chefs de la révolution sont les classes de la grande bourgeoisie compradore turque et les propriétaires terriens. La bourgeoisie moyenne avec un caractère national n’a pas participé à la révolution en tant que force guide.

2. Les chefs de la révolution ont commencé dans les années de la guerre antiimpérialiste avec à travailler en sous mains avec l’impérialisme de l’Entente. Les impérialistes ont montré une attitude bienveillante vis-à-vis des kémalistes et commencèrent à être d’accord avec un gouvernement kémaliste.

3. Après que les kémalistes aient signé la paix avec les impérialistes, ils poursuivirent leur travail en commun de manière plus étroite.

4. Le mouvement kémaliste s’est dirigé « à la base contre les paysans et les ouvriers, en fait contre les possibilités d’une révolution agraire. »

5. Comme résultat du mouvement kémaliste la structure coloniale, semi-coloniale et semi-féodale de la Turquie se modifia en structure semi-coloniale semi-féodale, c’est-à-dire que la structure économique semi-coloniale et semi-féodale resta.

6. Au niveau social, à la place de la vieille bourgeoisie compradore qui appartenait aux minorités nationales, et de la couche supérieure de la vieille bureaucratie, domine la nouvelle bourgeoisie turque, qui vient de la bourgeoisie moyenne à caractère national et qui est entrée en coopération avec l’impérialisme, et la nouvelle bureaucratie.

Une partie des vieux propriétaires terriens, usuriers et négociants spéculateurs poursuivit sa domination, à la place de l’autre partie arrivèrent des nouveaux les remplaçant. »

Un des faits symboliques marquants est le passage officiel du nom de « Perse » utilisé par la dynastie Qadjar à celui d’Iran en 1935. S’ajoute tout un tas de modernisation en termes d’infrastructures de transport, mais aussi industrielles, et un encadrement de l’emprise des grands propriétaires fonciers dans l’optique de saper toute velléité révolutionnaire issue de la paysannerie pauvre.

Dans la même logique, les grands propriétaires fonciers, ainsi que les chefs des grandes tribus, sont intégrés au dispositif du nouveau régime en accédant à des postes de pouvoir locaux.

Ce passage du féodalisme au semi-féodalisme s’accompagne d’une politique d’affaiblissement du clergé, avec par exemple, le remplacement des tribunaux religieux par des tribunaux civils, la formation d’un système éducatif laïc avec l’ouverture de l’université de Téhéran en 1934, l’interdiction formelle du port du chador ou la mainmise de l’État sur les donations dans le cadre religieux, les waqf.

En 1931, alors que la réplique de la première crise générale du capitalisme touchait le monde entier sauf l’URSS, les Britanniques de l’APOC baissèrent les royalties en faveur de l’État iranien.

L’Iran répliqua en annulant la concession britannique pétrolière, ce qui eut pour conséquence de produire de nouvelles négociations : la concession britannique fut acceptée jusqu’à 1993, mais son étendue diminua et les royalties furent revues à la hausse. C’est le grand moment de la stabilisation du nouveau régime semi-féodal, semi-colonial.

La seconde guerre mondiale ne va faire qu’acter ce processus, notamment avec l’invasion de l’Iran en 1941 par les troupes britanniques et soviétiques, afin d’assurer un corridor logistique pour alimenter l’URSS en armes et en carburants. Suspecté de proximité avec l’Allemagne nazie, le régime du Chah ne put s’opposer à l’occupation anglo-soviétique, le faisant basculer entièrement dans le camp britannique.

La modernisation bureaucratique des années 1930 forma la trame pour la formation d’une coalition réactionnaire fondée sur les éléments féodaux du pays et devant rentrer en scène plus tard, à la fin des années 1950 et dans la décennie 1960.

Malgré tout, des soulèvements islamistes ont lieu dès 1927 et l‘influence du clergé reste forte dans les campagnes ainsi que dans les bazaars, alors que les forces de Gauche sont, ou bien neutralisées par le nationalisme modernisateur du Chah, ou bien isolées dans un pays où domine massivement l’agriculture soumise à des grands propriétaires fonciers.

De la semi-colonie britannique à la semi-colonie américaine

Avec l’invasion par l’Allemagne nazie, l’URSS est contrainte de s’assurer une ligne d’approvisionnement logistique. C’est dans ce contexte que la Grande-Bretagne et l’URSS envahissent l’Iran à l’été 1941 pour s’assurer cette ligne donnant accès au golfe Persique. Le Chah n’oppose aucune résistance, contribuant à renforcer son statut de semi-colonie britannique ; il alors remplacé par son fils, Mohammad Reza Pahlavi, qui restera à la tête de la monarchie jusqu’en 1979.

C’est dans le prolongement de cet évènement et de l’influence soviétique qu’est fondé en décembre 1941 le Tudeh, parti des masses iraniennes, sur la base des membres de l’ancien Parti Communiste de Perse, mais également du « parti républicain révolutionnaire de Perse ».

Outre la voix du clergé, la réaction féodale engendre dès 1946 le petit groupe islamiste radical des Fedayin de l’Islam de Navvab Safavi, et dont l’ayatollah Abol-Ghasem Kashani sera membre avant de former en 1948 son propre groupe, la « société des guerriers musulmans », capable d’intégrer le jeu institutionnel tout en restant proche des premiers.

En 1949, un membre des Fedayin de l’Islam assassine l’ancien premier ministre Abdolhossein Hajir, entraînant de nouvelles élections parlementaires dans lesquelles les Fedayins soutiennent les candidats présentés par l’ayatollah Kashani. En réalité, Fedayins et « société des guerriers musulmans », tout en convergeant, représentaient des couches différentes. Il y avait la base cléricale, petits et moyens bazaris pour les premiers, les riches bazaris, les anciens des guildes et les étudiants du séminaire pour la seconde.

Dans le même temps, l’aile pro-américaine de la bourgeoisie compradore se dota de son organe politique avec la création en 1949 du « Front national », en alliance avec les éléments de la bourgeoisie nationale. Ce Front national est la réunion de plusieurs partis politiques, principalement :

– les libéraux du Parti iranien,

– les sociaux-démocrates du Parti des travailleurs de la nation iranienne,

– à partir de 1951, les islamistes de la « société des guerriers musulmans » de l’ayatollah Kashani.

Ces acteurs se retrouvent sur la scène iranienne de la fin des années 1940 et du début des années 1950 dans un contexte bien précis.

La fin de la Seconde Guerre mondiale bouscule les rapports inter-impérialistes, en achevant de propulser l’impérialisme américain à la tête du camp occidental, alors que, dans le même temps, l’ère d’influence soviétique ne cessait de s’étendre avec la formation du camp des démocraties populaires, formant un appel d’air massif pour les peuples opprimés du Tiers-Monde. La victoire du Parti Communiste de Chine en 1949 marque ici un tournant majeur pour l’essor des luttes de libération nationale.

Au Moyen-Orient, la fin de la décennie 1945-1955 est marquée par l’affaiblissement de l’impérialisme britannique, progressivement remplacé par l’impérialisme américain dans un contexte de regain des forces populaires opposées à la domination impérialiste dans son ensemble.

La prise du leadership par l’impérialisme américain contre les Britanniques, combinée à la stratégie d’étouffement contre-révolutionnaire des peuples opprimés, produisit des retournements de situation, parfois rapides et chaotiques.

En Iran, ces évènements connurent leur apogée avec ce qui a été appelé la « crise d’Abadan », qui a vu la nationalisation de l’industrie pétrolière entre 1951 et 1954, reflet de féroces luttes de classe.

Il faut avoir en tête ici que l’Iran est resté occupé par les forces alliées jusqu’en 1944-1946, et qu’à leur départ s’est posée la question du statut des ressources pétrolières qui avaient été entièrement accaparées pour les buts de guerre.

Dès 1946, de vastes grèves éclatèrent dans les régions industrielles pétrolières, et l’impérialisme britannique organisa le soulèvement armé des tribus bakhtiaries du Khouzistan pour contrer le mouvement dans les raffineries.

Voici des extraits de l’article « Cuirassés travaillistes dans le golfe Persique » écrit par le journaliste anglais Derek Kartun et publié en septembre 1951 dans la revue internationale du Parti Communiste Français, « Démocratie Nouvelle ».

Il offre un très bon résumé de la situation de l’Iran en 1951.

« L’ORIGINE des événements qui se sont déroulés en Iran depuis l’assassinat du premier ministre Razmara, le 7 mars [1951], doit être recherchée dans la bataille que se livrent trois puissances majeures.

D’un côté, il y a l’impérialisme britannique — solidement installé au Moyen-Orient depuis plus d’un demi-siècle, opulent, expérimenté dans l’art multiple du gouvernement impérial, encore puissant mais toutefois plus faible, plus fatigué et plus harcelé qu’aux jours de sa gloire.

Le second prétendant dans cette bataille de géants est l’impérialisme américain — plus jeune que son adversaire britannique et rendu arrogant par le sentiment de sa puissance, soutenu par une immense richesse et par une force armée sans précédent, étreint par un désir violent et insatiable de profit et de conquête, mais trahi par ses méthodes violentes, incapable de cacher au peuple ses desseins et la menace qu’il représente.

En troisième lieu, il y a le peuple iranien, avec à sa tête une classe ouvrière qui comprend en particulier les milliers de travailleurs des champs pétrolifères et prend conscience depuis peu de sa force et de sa mission historique. Cette classe ouvrière est infiniment courageuse — les manifestations de Téhéran et les grèves d’Abadan l’ont montré — et déterminée à ce que prenne fin la domination exercée par l’Anglo-Iranian Oil Company sur la vie de leur pays.

À différents stades de cette bataille, les deux premiers adversaires se sont temporairement unis, et s’unissent encore contre le troisième. Il en fut ainsi lorsque les impérialistes britannique et américain sentirent la nécessité de défendre leurs intérêts de classe gouvernementaux face au développement du mouvement démocratique au Moyen-Orient et lorsqu’il leur fallut s’associer pour pousser plus avant leurs préparatifs d’agression contre l’U.R.S.S.

Mais ce qui est significatif dans les événements d’Iran, c’est précisément qu’ils soulignent le caractère excessivement instable et peu solide de l’alliance des deux grandes puissances impérialistes.

Ils ont mis à nu le conflit fondamental qui déchire constamment le cœur de « l’alliance » anglo-américaine et ils ont montré comment l’action des masses populaires peut exacerber, attiser ce conflit et provoquer dans le système impérialiste d’inextricables contradictions. (…)

Bien que les impérialistes britanniques et américains avaient toujours été d’accord, et l’étaient encore, sur l’impérieuse nécessité d’empêcher le peuple iranien de jouir de la propriété de ses richesses pétrolières, ils s’entendaient par contre de moins en moins lorsqu’il s’agissait de décider qui devait en jouir.

Il était également clair que l’équilibre relatif entre les intérêts pétroliers britanniques et américains étaient maintenant rompu parce que les Américains s’efforçaient d’obtenir le contrôle effectif des installations iraniennes et, du même coup, le contrôle de toute l’économie iranienne, de la politique iranienne et des bases que l’Iran pourrait fournir pour une éventuelle, guerre contre l’U.R.S.S.

Il est nécessaire de rappeler que durant toute cette période, dont nous relatons les événements, les actes du gouvernement iranien n’ont pas été dictés par une quelconque position idéologique en faveur des nationalisations, ni par le souci de tenir parole, mais bien sous le coup d’une constante, progressive et irrésistible pression populaire qui se manifesta par l’héroïque grève des travailleurs d’Abadan et par une série d’imposants meetings et de manifestations à Téhéran et dans les villes de province.

Ces meetings ont été organisés principalement par le comité pour la lutte contre les compagnies pétrolières impérialistes — une organisation populaire issue du combat même.

Ce fut un mouvement de masse d’une ampleur jamais vue encore en Iran, et il remplit de terreur les propriétaires terriens, les courtiers et les aventuriers iraniens dont sont constitués les cercles dirigeants de Téhéran.

Ce mouvement provoqua également une grande inquiétude dans les ambassades britannique et américaine.

Le jour de l’arrivée de Harriman [administrateur du plan Marshall], une vaste manifestation contre l’intervention impérialiste dans les affaires de l’Iran se déroulait à Téhéran.

C’était une manifestation pacifique mais les groupements d’extrême-droite, bénéficiant de la complicité de la police, attaquèrent les travailleurs qui défilaient avec leurs femmes et leurs enfants.

La police saisit le prétexte pour ouvrir le feu.

Plus de vingt travailleurs furent tués, des centaines blessés et la police saisit aussi le prétexte pour kidnapper de nombreux dirigeants des syndicats et des organisations progressistes.

Les événements de ce jour symbolique où Harriman descendit de son avion démontrent que le peuple iranien est bien le troisième et le plus important protagoniste dans cette bataille et que c’est sa seule action qui a forcé les cercles dirigeants de Téhéran, corrompus et réactionnaires, à continuer de défendre leur propre loi de nationalisation. »

À partir de 1951, il y a une convergence entre les islamistes, les nationalistes du Front national et le Tudeh dans la volonté de nationaliser l’industrie pétrolière contre l’impérialisme anglais. L’ayatollah Abol-Ghasem Kashani devient président du parlement iranien, le Majlis, et soutient la nationalisation.

Contre les britanniques, l’impérialisme américain joue lui aussi la carte de la nationalisation en soutenant le chef du Front National Mohammad Mossadegh, espérant ainsi saper le pouvoir de l’Anglo-Persian Oil Company.

Les choses basculent lorsque Haj Ali Razmara, premier ministre depuis juin 1950 et homme de paille des britanniques, est assassiné par les Fedayins de l’Islam le 7 mars 1951, dans un contexte d’agitation politique nationaliste dans tout le pays.

L’ayatollah Abol-Ghasem Kashani se portera garant de la protection des Fedayins de l’Islam, et l’assassin islamiste est finalement proclamé « soldat de l’Islam » par le Majlis.

Dans ce contexte, le parlement adopte la nationalisation de l’industrie pétrolière en mars 1951 et Mohammad Mossadegh du Front National est nommé premier ministre en mai, bénéficiant du soutien du Tudeh qui organise grèves et manifestations, et de l’ayatollah Kashani, alors chef influent du clergé et soutien des Fedayins de l’Islam.

En juin 1951 est alors fondée la National Iranian Oil Company.

Tout au long de sa première mandature entre mai 1951 et juillet 1952, Mohammad Mossadegh se heurte à la résistance de l’impérialisme britannique qui porte l’affaire de la nationalisation devant un tribunal international, estimant avoir été volé.

Il y a même des tensions militaires, avec des blocus de pétroliers, etc. La situation se tend toujours plus et Mossadegh cherche à obtenir les pleins pouvoirs, ce qui lui est refusé. Il finit par démissionner en juillet 1952.

Mais son remplaçant, Ghavam os-Soltaneh, est vivement contesté après qu’il a déclaré vouloir renégocier avec les Britanniques.

Le 19 juillet 1952, une manifestation à l’appel du Tudeh, des chefs religieux et du Front National réunit plus de 100 000 personnes dans le capitale. Elle finit réprimée dans un bain de sang avec plus de 30 morts.

Finalement, c’est Mohammad Mossadegh qui revient au pouvoir jusqu’à son éviction à l’été 1953 lors de l’opération des services secrets anglais et américains lors de l’opération Ajax.

En tant que représentant de la bourgeoisie nationale, Mohammad Mossadegh avait trois options : passer sous la direction du prolétariat, se transformer en porte-parole de la bourgeoisie compradore pro-américaine ou être écarté.

Dans la crise d’Abadan, la nomination de Mohammad Mossadegh dans le contexte de la nationalisation de l’industrie pétrolière exprime le processus tortueux de renégociation du statut semi-colonial de l’Iran, passant de la domination britannique à la domination américaine, tout en garantissant la nature semi-féodale du pays dans son ensemble.

La bourgeoisie nationale a fait les frais de cette transformation historique.

C’est un aspect essentiel pour avoir une analyse de ce qui s’est passé en 1979, où la révolution a eu une dimension « nationale », mais où au lieu d’avoir eu la bourgeoisie et le capitalisme national, on a eu la religion comme force unificatrice, sur une base féodale modernisée, devenant capitaliste bureaucratique.

Le passage de l’hégémonie britannique à l’hégémonie américaine a témoigné de la faiblesse historique de la bourgeoisie nationale – ne pas le voir en 1953 a condamné à ne pas le voir en 1979.

Voici ce que dit un article de la revue internationale du PCF « Démocratie Nouvelle » publié en 1953, reflétant la croyance en l’illusion d’une bourgeoisie nationale qui pourrait déchirer à elle seule les rapports sociaux du pays.

« Le véritable élément révolutionnaire en Iran est donc le Parti Toudeh, seul dégagé de tout lien avec l’exploitation des masses, seul capable de mener le peuple iranien vers son indépendance totale et sa libération sociale.

La bourgeoisie mossadeghiste a une activité révolutionnaire tant qu’elle lutte contre l’exploitation extérieure ; mais elle est en même temps réactionnaire lorsqu’elle tourne ses coups à l’intérieur contre les efforts de libération des masses et contre le Parti Toudeh qui les exprime. »

Croire en le caractère « révolutionnaire » contre l’impérialisme de la bourgeoisie nationale, c’était nier le caractère semi-féodal et semi-colonial du pays. C’était ne pas comprendre la thèse de l’inéluctable transformation de la bourgeoisie nationale en bourgeoisie compradore sans soumission à l’avant-garde prolétarienne dans une révolution démocratique et populaire.

Le Tudeh a fait l’erreur typique de soutenir la bourgeoisie nationale en apparence, mais dans les faits, en raison des conditions historiques, une aile de la bourgeoisie compradore contre une autre, tout en refusant de soulever des masses paysannes encore totalement inféodées aux forces semi-féodales.

Tous les révolutionnaires authentiques qui ont compris cela dans les analyses de leur pays ont réussi à enclencher un réel processus révolutionnaire : José Carlos Mariátegui et Gonzalo au Pérou, Ibrahim Kaypakkaya en Turquie, Siraj Sikder au Bangladesh, Charu Mazumdar en Inde, Akram Yari en Afghanistan, etc.

Sans compréhension de l’arrière-plan féodal qui permet l’existence de la bourgeoisie compradore vendue à l’impérialisme, le tout se combinant pour former un capitalisme bureaucratique hégémonique dans le pays, on rate la substance même des rapports sociaux.

Et alors on ne comprend pas comment, d’un seul coup, justement sur la base de cette substance féodale, il y a la mise en place en 1957 de la SAVAK (Organisation pour le renseignement et la sécurité nationale), la terrible police secrète emprisonnant et torturant (arrachage d’ongles et de dents, lavements d’eau bouillante ou de verre pilé dans l’anus, grillage sur des lits en fer chauffés électriquement, viol d’enfants en présence de leurs parents, etc.).

Quant aux islamistes de Kashani et des fedayin, ils avaient repris leur indépendance en s’opposant dès la fin 1952 à Mossadegh, qui profita de la situation pour accélérer la mise en œuvre d’une réforme agraire qui imposait aux grands propriétaires de verser 20 % de leurs revenus dans un fonds d’État pour le développement rural.

L’influence spirituelle et politique de Kashani continua dans les bazaaris et la paysannerie, ainsi que chez le clergé, relança alors la contestation dans les années 1960.

Les révolutionnaires iraniens des années 1970 face au résultat de la « révolution blanche »

Devenu une semi-colonie des États-Unis, l’Iran cherche à travers le régime du Chah à moderniser le pays dans la même optique que son père prédécesseur qui avait initié le mouvement de modernisation par en haut de l’Iran dans les années 1920-1930.

Le régime du Chah apparaît ici comme l’expression de la fraction pro-américaine de la bourgeoisie compradore née sur le terrain de la rente pétrolière : les revenus pétroliers atteignent 1 228 milliards de dollars entre 1956 et 1960 contre 483 millions entre 1913 et 1946. Mais le décalage massif entre ces revenus confrontés aux contradictions semi-coloniales et le reste de l’économie massivement agricole, provoque une crise des paiements en 1960 débouchant sur un plan d’austérité piloté par le FMI.

Dans un tel contexte, le régime du Chah dut trouver une solution pour garantir la domination impérialiste en Iran et contrecarrer toute tentative de lutte de classe visant à émanciper le pays sur une base démocratique et populaire.

La réforme agraire avait été initiée dès les années 1930 par son père Reza Khan, puis continuée sous le mandat de Mohammad Mossadegh au début des années 1950, avant de reprendre au milieu des années 1950 après le coup d’État de 1953. Reste que cette réforme avait de grandes difficultés à être appliquée du fait des évènements venant à chaque fois tout chambouler.

Il faut attendre véritablement janvier 1963 pour que cette réforme soit réellement initiée sous la direction du nouveau Premier ministre récemment nommé, Ali Amini. C’est le début de ce qui a été appelé la « révolution blanche » (car non sanglante), consistant en un programme général de modernisation du pays par en haut, en ciblant spécifiquement les campagnes et par le renouvellement d’une partie du personnel de la haute administration.

Dans le contexte d’une connexion au capitalisme mondial qui connaît une accumulation massive depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie compradore se devait de consolider son pouvoir en façonnant et stabilisant un capitalisme de type bureaucratique pouvant s’appuyer durablement sur les campagnes.

Or, à cette époque, ce sont 70 % des terres arables qui sont contrôlées par des grands propriétaires fonciers qui employaient une main-d’œuvre agricole sur des statuts de fermage, de métayage ou bien encore de servage.

Le régime du Chah voulait une modernisation accélérée en décalage avec le féodalisme. Sa décision de puiser dans le stock des terres du régime, mais aussi du clergé, pour redistribuer l’équivalent de 500 000 hectares à 30 000 familles, apparaissait comme menaçant pour les grands propriétaires terriens et le clergé.

Dans le prolongement de cette réforme agraire, qui est le cœur de la démarche, s’ajoutent d’autres éléments visant à permettre le développement d’un capitalisme bureaucratique grâce à l’éducation d’une nouvelle force de travail.

Par conséquent, le droit de vote est accordé aux femmes ainsi que leur accès à l’éducation supérieure et aux postes ministériels, les forêts, pâturages et ressources en eau sont nationalisés, un corps médical rural est créé et une partie de l’élite éduquée est envoyée à la campagne pour faire reculer l’analphabétisme dans les zones rurales.

Au même moment sont réalisés des investissements massifs dans le secteur industriel, et notamment l’acier et la pétrochimie. On retrouve par exemple l’extension de la National Iranian Oil Company ou de plusieurs grands complexes sidérurgiques à Ispahan et Ahvaz.

Il faut comprendre ici que seuls 40 % des paysans iraniens ont bénéficié de la redistribution des terres, bien souvent d’une très petite surface et trop peu fertiles. Les moyens de production agricoles modernes, ainsi que les meilleures semences, sont restés en grande partie dans les mains des grands propriétaires.

À cela s’ajoute le fait que ces mêmes grands propriétaires ont été indemnisés par l’octroi d’actions dans de nombreuses entreprises d’État, quand les petits paysans devenus propriétaires se retrouvent très vite endettés.

La « révolution blanche » a été une manière pour l’Iran du Chah de moderniser ses rapports à la campagne en les faisant passer du simple féodalisme au semi-féodalisme, permettant ainsi au capitalisme bureaucratique d’étendre son emprise tout en garantissant les bases de la domination semi-coloniale de la fraction pro-américaine de la bourgeoisie compradore.

L’accumulation du capital compradore dans l’industrie pétrolière et sidérurgique demandait une main-d’œuvre disponible ; c’est la base historique à la « révolution blanche ».

L’Iran vit la part de sa population active vivant de l’agriculture et de l’élevage passer de 56 % à 34 % entre les années 1960 et 1979, avec sa population passant de 19 à 33 millions de personnes, participant à l’explosion de certaines villes, à commencer par Téhéran.

Les résultats de la « révolution blanche » suscitèrent, évidemment, une opposition dans le pays avec deux principaux acteurs : le clergé et les secteurs déclassés de la petite bourgeoisie et de la paysannerie liés à la modernisation. Le clergé était d’autant plus véhément qu’outre le recul de la sphère de son pouvoir économique, mais aussi éducatif, dorénavant, un fonctionnaire ne devait plus jurer sur le seul Coran, mais sur son livre saint.

S’ajoutait également la rébellion des chefs de la tribu nomade des Kashkaï dans la province de Fars, région historique de la Perse au sud-ouest du pays et considérés comme les « descendants des premiers Iraniens ».

Pour l’anecdote, le constructeur automobile japonais Nissan construit un modèle de voiture, le Qashqai, pour s’approprier l’idée de « nomadisme »). Cette tribu des Kashkaï a régulièrement été utilisée par les forces impérialistes occidentales pour contrer l’influence soviétique dans la zone.

Dans ce contexte, le 3 juin 1963 à Qom, Khomeini dénonça en public le régime du Chah comme cherchant à « occidentaliser » le pays en opposition aux règles de l’Islam.

Son arrestation par la police provoqua une série de manifestations violentes pendant plusieurs journées à Téhéran, à Qom, à Mashhad, Shiraz, mais aussi dans certains villages, et dont la base sociale se recrutait essentiellement dans les cadres cléricaux, les bazaris et la paysannerie frustrée par la pseudo-modernisation.

La répression fut brutale, avec de 380 à 15 000 morts selon les estimations. Finalement, sous la pression du clergé, le Chah libéra Khomeini en avril 1964, ayant accédé entre temps au statut suprême d’ayatollah. Celui-ci s’exila vers la Turquie, puis l’Irak.

Après 1979 et l’instauration de la République islamique, 1963 devient la date officielle du commencement de la révolution, avec des monuments et des cérémonies officielles.

En parallèle à cette agitation émergeaient des forces révolutionnaires portées essentiellement par des intellectuels laïcs. Elles cherchaient à être un écho aux luttes de libération nationale à travers le Tiers-Monde tout en participant à la contestation de juin 1963. La question palestinienne et ses organisations révolutionnaires les marqua particulièrement.

Ces forces cherchèrent bien sûr à analyser la signification de cette « révolution blanche » et de ses conséquences.

Une des principales analyses fut portée par Masoud Ahmadzadeh qui, avec Amir Parviz Pouyan et Bijan Jazani notamment, fonda l’« organisation des guérilleros fedayins du peuple iranien » (OIPFG).

Cette organisation naquit sur le terrain des journées contestataires de 1963, qui voient l’éclosion de multiples groupes se réclamant du « communisme » et de la lutte armée, et qui vont s’unir en 1971 dans l’OIPFG.

Voici comment Massoud Ahmadzadeh analyse cette « révolution blanche » dans le texte « Lutte armée : à la fois une stratégie et une tactique » qui a été publié en 1970 et a d’autant plus influencé les fedayin que Massoud Ahmadzadeh fut assassiné par la SAVAK le 1er mars 1972.

« L’objectif de la soi-disant « révolution blanche » était d’étendre la domination de l’impérialisme dans les villes et les campagnes.

La « révolution blanche » a eu lieu à un moment où le régime fantoche était confronté au mouvement anti-impérialiste du peuple, précisément lorsque les masses urbaines s’étaient soulevées contre lui.

Comment se fait-il que le régime ait consciemment entrepris d’abolir sa principale base de classe (c’est-à-dire le féodalisme) ?

Faut-il en conclure que l’élimination du féodalisme n’est qu’un mensonge ? Ou faut-il dire que le féodalisme n’était pas le pilier du régime ?

Si le féodalisme n’était pas le pilier du régime, alors quel pouvoir économique se reflétait dans le pouvoir politique de l’État ? Et quel était le pouvoir dont les intérêts étaient principalement défendus ?

En réalité, ce pouvoir est l’impérialisme mondial.

Les bases de la domination politique du féodalisme ont été affaiblies par la révolution constitutionnelle, et le féodalisme a fondamentalement perdu son pouvoir politique au profit de l’impérialisme à la suite du coup d’État de Reza Khan.

Les intérêts économiques des féodaux ne pouvaient être préservés que par un pouvoir central soutenu et guidé par l’impérialisme. Ce pouvoir central, tout en réprimant le mouvement anti-impérialiste du peuple, a préparé le terrain pour l’expansion de l’influence de l’impérialisme.

Le féodalisme s’est en réalité transformé en féodalisme dépendant et, partout où il a rejeté cette dépendance, il a été soumis à l’agression du pouvoir central. Avec l’expansion de la domination du pouvoir central et de l’influence de l’impérialisme, le féodalisme a été de plus en plus écarté de ses positions de pouvoir.

Dès que l’économie féodale est entrée en contradiction avec les intérêts impérialistes, le régime, ne rencontrant aucune difficulté sérieuse et n’ayant pas besoin de la force du peuple pour réprimer le féodalisme, a essentiellement enterré ce qui était déjà devenu un cadavre.

En effet, le coup d’État de Reza Khan [dans la première partie du 20e siècle] était incomplet sans la « Révolution blanche ».

Mais ici, en Orient, la domination économique impérialiste n’était possible que par le biais d’une agression politique et militaire, et toute poursuite de cette domination économique a inévitablement été marquée par la violence contre-révolutionnaire.

Ainsi, lors du coup d’État de Reza Khan, nous avons assisté à la mise en place d’un pouvoir central qui ne reflétait pas le pouvoir économique bourgeois.

(Le pouvoir central et les mesures qu’il a prises ont induit certaines personnes en erreur, les amenant à penser que le régime de Reza Khan représentait la bourgeoisie nationale.)

Ainsi, d’un côté, nous sommes confrontés à une superstructure politique bourgeoise qui a mis fin à l’influence et au pouvoir des féodaux locaux ; de l’autre, nous assistons à la poursuite de l’exploitation féodale.

À cette époque, nous assistons à la montée en puissance des monopoles capitalistes avant même que le développement du capitalisme n’ait commencé.

Le mode de production féodal est modifié sans que cela n’entraîne de changement correspondant dans le régime politique. Le féodalisme est éliminé sans donner aux paysans la possibilité de se sentir libres un seul instant.

Le féodalisme est éliminé tandis que la bourgeoisie nationale, plus que jamais, est également réprimée.

En fait, avec l’établissement de la domination impérialiste, toutes les contradictions internes de notre société ont été éclipsées par une seule contradiction, celle qui s’étend au monde entier, la contradiction entre le peuple et l’impérialisme.

Au cours du dernier demi-siècle, notre pays a été témoin de l’expansion de cette contradiction : l’augmentation quotidienne de la domination impérialiste. Toute forme de transformation doit résoudre cette contradiction.

La résolution de cette contradiction signifie l’établissement de la souveraineté du peuple et la chute de la domination impérialiste. »

Pour Massoud Ahmadzadeh, le capitalisme compradore aurait donc « aspiré » le féodalisme au profit de l’impérialisme.

Il y a là une négation flagrante des contradictions spécifiques au tiers-monde, puisque l’impérialisme ne peut justement garantir sa domination dans les villes sans garder au moins de manière déformée, partielle, des rapports féodaux dans les campagnes.

Il n’y a aucune logique à ce que le capitalisme compradore sape les fondements de sa domination à la campagne. Il peut moderniser le féodalisme, exiger qu’il s’adapte, mais il ne peut certainement pas le supprimer.

Évidemment, cela ne voulait pas dire que la modernisation bureaucratique en tant qu’expression de la contradiction entre la bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens ne soit pas venue empiéter sur le pouvoir de ces derniers.

Il y a bien une contradiction. Cependant, les révolutionnaires se doivent de ne pas prendre au pied de la lettre les prétentions et les imaginaires des uns et des autres. La bourgeoisie compradore et le féodalisme forment un capitalisme bureaucratique, c’est ce qui compte.

L’histoire des années 1960-1970 des pays semi-féodaux semi-coloniaux est marquée de tentatives de réformes agraires initiées par des secteurs concurrents de la bourgeoisie compradore au pouvoir, justement pour mieux renouveler la domination impérialiste, procéder à une modernisation du capitalisme bureaucratique.

Il ne pouvait pas être possible de continuer la domination coloniale de manière inchangée à ce qu’elle était au 19e siècle ; plus avant encore, le développement massif du capitalisme après la Seconde Guerre mondiale, alors même qu’il était confronté aux luttes de libération nationale en écho à la Révolution de 1917, nécessitait une transformation des semi-colonies en pays semi-féodaux, semi-coloniaux.

Les réformes agraires ont été une des expressions de ces « actualisations ».

Empruntant plus au guévarisme et notamment autant aux thèses du Français Régis Debray (« révolution dans la révolution ») qu’au maoïsme, Massoud Ahmadzadeh a été l’expression d’une petite bourgeoisie cherchant à synthétiser le marxisme avec le nationalisme, débouchant sur la proposition stratégique d’une guérilla national-révolutionnaire.

Cela rate la dimension populaire et démocratique, d’où le substitutisme où la guérilla met en branle les masses, en lieu et place de ce qui est nécessaire : la guerre populaire.

Pour Massoud Ahmadzadeh, l’enjeu était bel et bien la lutte armée dirigée entièrement contre l’appareil répressif du régime du Chah, les petites actions de la guérilla devant entraîner fatalement les masses à élever leur conscience et par-là même à faire reculer les croyances religieuses.

Des croyances qui selon lui se maintenaient non par des rapports sociaux réels, mais de manière idéologique par la terreur induite par le régime policier à la solde de l’impérialisme américain :

« En raison de la longue histoire de répression et d’oppression qui a dominé la vie de nos masses et des défaites successives des mouvements populaires, nos masses, non seulement à la campagne mais aussi en ville, ont de plus en plus tendance à considérer leur situation actuelle comme immuable.

Ici, cette « accumulation séculaire de peur et d’humilité » (Debray, p. 52) a sérieusement converti la foi de nos masses en « rien ne peut être fait pour affronter cette force ».

Les croyances religieuses profondément enracinées, la soumission aux conditions existantes et la dépendance à l’égard d’une force supérieure, qui découlaient initialement de la faiblesse humaine face aux forces de la nature, ont toutes été renforcées en raison de la faiblesse du peuple face aux forces sociales dominantes.

Ces croyances enracinées ne peuvent être changées par des discours, et la force répressive existante ne peut être remise en cause par des mots. Les masses ne peuvent être entraînées dans la lutte par la seule propagande politique ; elles ne peuvent être convaincues de leur invincibilité et de leur victoire décrétée de cette manière.

Seule l’action armée peut briser l’impasse dans laquelle se trouvent les masses ; la faisabilité de la destruction du pouvoir répressif doit être démontrée dans la pratique.

Pour convaincre les masses de son pouvoir, l’avant-garde armée doit montrer sa force.

Tout cela signifie-t-il que les masses ne sont plus capables d’aucun mouvement spontané perceptible ?

Non, ce n’est pas le cas. Lorsque leur patience atteint ses limites, les masses se mettent elles aussi en mouvement, des affrontements ont lieu ; de plus, en raison des conditions de terreur et d’étouffement, ces affrontements s’accompagnent de plus en plus d’affrontements armés.

Mais en raison de ces mêmes conditions, ces mouvements ne trouvent pas l’occasion de se développer et sont réprimés.

Lorsqu’il n’existe aucune possibilité de continuité dans le travail purement politique et pacifique, lorsqu’il n’existe aucun lien entre l’avant-garde et les masses, l’effet principal sur ces mouvements sera une répression accrue du peuple.

La seule ligne de travail continu qui puisse tirer une certaine force de ces mouvements dans un contexte plus large est le travail politico-militaire continu. »

Comme on le voit, il n’y a aucune lecture en termes idéologiques et culturels, et la propagande politique en est réduite à l’action militaire dans la pure tradition du « foco » de Che Guevara. Dans l’attente du mouvement spontané des masses face à la « peur et à l’humiliation », les révolutionnaires se doivent de montrer la voie armée.

En 1978, l’OIPFG publiait même une longue brochure sur la « réforme agraire et ses effets en Iran » dans laquelle sont réaffirmées les thèses de son fondateur Ahmadzadeh. Dans cette brochure, il est assumé le fait qu’il y a eu « défaite pour le semi-féodalisme ».

Dans l’analyse des « effets directs » de la réforme, l’Organisation pense déceler l’érosion de la mentalité bornée et traditionnelle des paysans du fait que la redistribution des terres n’aurait pas été respectée :

« Pour les villageois d’aujourd’hui, la propriété n’est plus un concept à respecter.

La croyance que les biens ont été dotés par le Tout-Puissant et ne peuvent être enlevés que par Lui a été détruite, parce qu’ils ont vu de leurs propres yeux comment la propriété peut être créée de la force ou détruite par la force. »

Et dans les « effets indirects de la réforme sur l’esprit des agriculteurs », il est avancé :

« 1. une augmentation de de la lucidité générale des paysans en raison de leurs contacts
accrus avec les villes ;

2. une augmentation des capacités mentales des paysans en raison de la manipulation
d’outils modernes

3. l’effet de l’expansion des relations monétaires sur les facultés mentales des paysans

4. l’élargissement de l’horizon des paysans en raison de la consommation de biens modernes.

Cet ensemble d’effets est d’une part de nature de long terme ; d’autre part contrairement à la première catégorie (c’est-à-dire les effets directs), ; ils n’augmentent pas leur conscience politique mais contribuent généralement à améliorer leur conscience sociale et culturelle. (…)

Après avoir déposé de fréquentes plaintes et les avoir vues jetées dans la poubelle, le mécontentement des paysans est maintenant à l’égard de l’ensemble du gouvernement.

Les agriculteurs n’ont plus d’espoir quant aux programmes gouvernementaux ultérieurs.

La croissance de cette prise de conscience dépend entièrement du résultat de la lutte. Il appartient aux intellectuels révolutionnaires et aux travailleurs politiquement conscients d’analyser les conditions subjectives et objectives dans les villages sur la base d’autres expériences révolutionnaires, et de créer des organisations et des unités de combat dans les zones rurales ».

C’est une analyse à rebours du matérialisme dialectique, et spécifiquement du léninisme ainsi que du maoïsme, qui analyse l’histoire des luttes de classe comme n’allant pas en ligne droite et nécessitant de saisir correctement les fondements idéologiques et culturels pour orienter le mouvement révolutionnaire.

Ici, il est considéré que les choses progressent naturellement et que la tâche des révolutionnaires est simplement d’initier une lutte armée contre le gouvernement pour que la paysannerie se range naturellement à la cause.

Le prix d’une telle analyse a été fatal en 1979, lorsque la religion est apparue comme extrêmement solide, avec une base matérielle réelle.

C’est en pratique le clergé, le corps de juristes de l’Islam, les mollahs, qui se retrouve à la tête de la révolution de 1979 dans le but de garantir la place dans l’État des grands propriétaires fonciers dont la sphère d’influence avait été mise à mal à la suite de la « révolution blanche ».

C’est une tendance qui était perceptible dès 1963-1965, notamment avec l’assassinat du premier ministre du Chah en pleine « révolution blanche », Hasan Ali Mansur, par un commando des Fedayin de l’Islam.

Pour résumer, quelle est la question ? Elle est de savoir si la religion et la religiosité sont des restes idéologiques du passé ou bien si elles sont charriées par les rapports sociaux, en raison d’un socle féodal.

Et en Iran, en 1979, le féodalisme était le socle du capitalisme de la bourgeoisie compradore, qui a échoué à établir un capitalisme bureaucratique car elle est allée trop loin pour le féodalisme.


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