Le plan considère l’ensemble des forces productives. Par conséquent, l’existence de zones naturelles fait face à lui comme une possibilité et une menace. C’est une possibilité, car le développement de l’humanité se déroule au sein même de la nature et il y a donc une nécessaire rencontre qui doit se faire. C’est une menace, au sens où les zones naturelles échappent à la tendance historique formée par le plan.
La question de la résolution de cette question était vitale pour le plan ; on peut considérer que cet aspect – qui va de pair avec la question de l’agriculture, arriérée malgré sa base socialiste majoritaire, en raison de l’importance de la production des kolkhozes relativement autonomes, ainsi que de l’infime secteur privé – a joué un rôle central dans l’émergence et la victoire du révisionnisme.
L’évolution du nombre de zapovedniks exprime parfaitement bien cette crise. On reconnaît tout à fait qu’il y a ici une tendance démocratique qui se renforce avec le socialisme avant de se voir brisée.
En 1946, un décret sur la protection de la nature en Russie soviétique annonçait qu’il y aurait davantage de zapovedniks ; de nouveaux zapovedniks furent instaurés : Denezkhin Kamen et Visim en 1946, Chita ainsi que Sakhaline du centre et du sud en 1948, alors que d’autres zones furent agrandies.
La Russie soviétique comptait 19 zapovedniks en 1937, 27 en 1940, 31 en 1948.
Cependant, en 1950, en URSS en tant que telle, dix zones furent réduites en taille, passant 8 784 800 hectares à 5 591 200. 1951 est l’année charnière, avec un conseil des ministres qui organisa le décret « Sur les zapovedniks » en août, avec la liquidation de 88 zapovedniks sur 128.
La surface des zapovedniks passa alors de 12,5 millions d’hectares à 1,5 million, ceux-ci étant cette fois unifiés au-delà des républiques, de manière centrale, avec une élévation des salaires des scientifiques. En Russie soviétique, en 1952, les vingt zapovedniks restants formaient 6,8 % de la surface du total deux années auparavant.
Toutefois, au sens strict, moins de 100 000 hectares devaient rester véritablement sauvages. La nature devait s’intégrer au plan, comme s’il y avait une contradiction entre elle et lui.
On ne sera nullement surpris qu’avec le révisionnisme, la tendance se prolonge, réalisant ouvertement cette tendance erronée. Un conseil des ministres de décembre 1960 exige une étude sur les zapovedniks, amenant Nikita Khrouchtchev à affirmer devant le Comité Central en 1961 :
« Qu’est-ce qu’un zapovednik ? C’est de la richesse nationale ayant besoin d’être protégée. Mais il apparaît que nos zapovedniks ne sont d’aucune valeur. Nous devons régler cela… Qu’arriverait-il dans les forêts si les zapovedniks n’existaient pas ? Rien du tout… »
On peut aisément opposer cette conception de Nikita Khrouchtchev à celle de Grigori Aleksandrovich Kozhevnikov (1866–1933), une figure des zapovedniks, qui lui considérait que :
« Protéger la nature vierge, sauvage, pour elle-même, est l’idée à la base même de la protection de la nature. La considération de ses applications [pour un usage humain] est de valeur, mais d’intérêt secondaire. »
Sa vision allait par ailleurs de pair avec une conception résolument scientifique :
« Afin d’étudier la nature, nous devons nous efforcer de préserver la terre dans un état parfait, non touché, protégeant les exemples les plus typiques de tels territoires. Bien sûr, avant tout nous avons besoin de protéger la steppe vierge et les forêts primaires de la taïga.
Quel est l’objectif de telles zones non dérangées ? Tout d’abord, il y en a un scientifique, et ainsi également purement pratique, étant donné que seule la recherche scientifique nous donne une base ferme pour l’utilisation pratique de la nature… (…) De telles zones préservées doivent être protégées au sens strict du terme. Aucune chasse ou trappage en aucune forme ne doit être permis, des prélèvements seulement pour des objectifs scientifiques. »
Nikita Khrouchtchev, de son côté, fut alors connu comme la figure se moquant publiquement des zapovedniks, insistant sur le passage d’un film où l’on voit un scientifique regardant un écureuil manger une noix.
S’ensuivit un document intitulé « Sur la rationalisation du réseau d’État des zapovedniks et des zakazniks [c’est-à-dire des réserves pouvant être partiellement utilisées] », amenant la fermeture de six zapovedniks, deux autres étant réduits au total de 353 600 hectares, trois autres étant transformés en branches d’autres.
En pratique, en 1961, la moitié de la surface est laissée aux « besoins » de l’économie et il faut se rappeler ici que Nikita Khrouchtchev a sabordé la totalité du matérialisme dialectique, ne préservant de l’époque de Staline qu’une seule chose : la perspective anthropocentrique, par conséquent, idéaliste de Trofim Lyssenko, qui considérait qu’il était possible d’agir arbitrairement sur la nature pour la « forcer » à pratiquer des synthèses.
On se doute évidemment que le plan de transformation de la nature fut stoppé par la clique de Nikita Khrouchtchev. Le programme des forêts ne fut réalisé selon les zones qu’à 27, 29, 31, 33, 46, 49, 71, 98, 100 %, dans des conditions particulièrement mauvaises amenant rapidement un grand retour en arrière ; le Minleskhoz, le ministère de la gestion de la forêt, fut liquidé et intégré dans le ministère de l’agriculture.
C’était là une rupture avec toute une tendance historique soviétique. La VOOP, Société panrusse pour la protection de la nature, avait été fondée dès 1924 sur l’initiative de scientifiques, notamment des biologistes.
En 1926, un Comité d’État pour la protection de la nature fut mis en place, ayant la capacité d’examiner toutes les décisions étatiques concernant les ressources et en mesure de proposer un veto en cas de dégâts écologiques trop prononcés.
En 1931 fut fondé le Journal d’écologie et de biocénologie (« Zhurnal ekologii i biotsenologii »), la biocénologie désignant l’étude des biocénoses, c’est-à-dire de l’ensemble de la vie dans un biotope ; existait aussi Protection de la nature (« Okhrana prirody »), qui devint La nature et l’économie socialiste (« Priroda i sotsialisticheskoe khoziaistvo »).
La loi exigea qu’autour des fleuves, une bande boisée d’au moins un kilomètre inviolable fut formée ; en 1932, la VOOP avait 15 000 membres et était soutenue par un bureau central d’étude des connaissances locales de 60 000 membres ; dans les années 1930, la VOOP disposait de 5000 ouvrages, en 16 langues et tint son premier congrès en 1938, après la tenue d’un congrès pour la protection de la nature en 1933, prolongeant celui de 1929. A Kharkov, en Ukraine, eut également lieu en avril 1935 la première conférence soviétique sur le contrôle de l’air pollué.
Par la suite participèrent l’académie des sciences, le comité des zapovedniks, l’administration des forêts et du reboisement, alors qu’à partir de 1936 fut fondée une section ornithologique et en 1938 une section dédiée aux mammifères, établissant des listes d’espèces menacées et oeuvrant notamment pour la défense des dauphins de la Mer noire, celle des lions de mer dans l’Est du pays ou encore celle des ours polaires lors des opérations dans l’océan arctique soviétique. En 1941, une section pour la protection de la mer et des voies navigables fut aussi mise en place.
Une section pour la protection de la croûte terrestre fut fondée par Alexandre Fersman (1883-1945), un disciple de Vladimir Vernadsky, qui fut la grande figure du congrès géologique international qui se tint à Moscou en juillet 1937 et avait dirigé de 1917 à 1930 la revue scientifique à visée populaire, Priroda (« nature »), qui dépendit de la Commission pour l’étude des forces productives de la nature, puis directement de l’académie des sciences.
Il fut appelé à former une ceinture de forêts de 25 kilomètres de large autour de Moscou, ce qui fut réalisé après 1950 ; en juin 1948 fut établie une société panrusse pour la promotion et la protection des plantations vertes urbaines (VOSSOGZN), qui regroupa rapidement 100 000 adultes et jeunes, avec 26 unités administratives fonctionnelles, alors qu’en Géorgie la société « L’ami de la forêt » comptait pas moins de 800 000 membres.
Toutefois, la VOOP fut incapable de proposer un modèle concret au plan et devint subordonnée au révisionnisme, fusionnant avec la VOSSOGZN pour donner naissance en septembre 1954, sur décision du conseil des ministres la Société panrusse pour la promotion de la protection de la nature et du verdissement des centres de populations, VOSOPiONP, avant de redevenir la VOOP en 1959, dirigée par l’ancien responsable de l’Administration principale de protection des forêts et de reforestation qui avait été fondée en 1936.
Le plan de transformation de la nature n’avait pas été en mesure de converger avec les zapovedniks ; la porte était ouverte au révisionnisme.