Comment le régime a-t-il pu tenir sur le plan économique avec un tel complexe militaro-industriel ? La réforme Liberman de 1965 reflétait le poids acquis par les chefs des entreprises, les responsables des centres « planifiés » de la production.

L’URSS social-impérialiste n’avait plus de planification réelle, c’était un capitalisme monopoliste d’État où un nombre immense de « royaumes indépendants » agissaient chapeautés par l’État comme unité du Parti, de l’armée et des services secrets.

La question était de parvenir à un équilibre dans cette situation, ce qui ressemble à une logique impériale dans un contexte féodal, avec une tête toute puissante mais dépendante des puissances locales qui seules permettent d’agir finalement.

Les années 1964-1965 sont donc marquées par tout ce débat ouvert par Evseï Liberman, et où participent plusieurs autres figures : l’économiste Lev Léontiev, le président du Comité d’État du Commerce de l’URSS Alexandre Strouév, le concepteur d’avions Oleg Antonov.

On a également l’économiste Vasily Nemchinov, qui entend affirmer l’importance des mathématiques dans la planification et avait présenté en 1960 un rapport sur « Les questions théoriques de l’équilibre intersectoriel et interrégional de la production et de la répartition des ressources nationales des produits économiques ». Il va mettre en place en 1963 l’Institut central d’économie et de mathématiques de l’Académie des sciences de l’URSS.

L’idée est d’utiliser les mathématiques comme moyen « neutre » d’équilibrer les différentes unités productives qui, dans la pratique, sont obligées de travailler entre elles, tout en disposant d’une autonomie énorme à leur propre échelle.

Cela va provoquer une avalanche de modifications : Sur l’amélioration de la gestion industrielle, l’amélioration de la planification et le renforcement des incitations économiques pour la production industrielle (résolution du plénum de septembre 1965 du Comité central du PCUS), Sur l’amélioration de la planification et le renforcement de la stimulation économique de la production industrielle (résolution du Comité central du PCUS et du Conseil des ministres de l’URSS du 4 octobre 1965), Règlement sur l’entreprise de production d’État socialiste approuvé par le Conseil des ministres de l’URSS le 4 octobre 1965, Sur les mesures visant à améliorer encore les prêts et les paiements dans l’économie nationale et à accroître le rôle du crédit dans la stimulation de la production (résolution du Conseil des ministres de l’URSS du 3 avril 1967), Sur le transfert des fermes d’État et autres entreprises agricoles d’État à une comptabilité économique complète (13 avril 1967), Sur le transfert des entreprises du ministère de l’Aviation civile vers un nouveau système de planification et d’incitations économiques (daté du 7 juin 1967), Sur le transfert des chemins de fer du ministère des Chemins de fer vers un nouveau système de planification et d’incitations économiques (23 juin 1967), Sur le transfert des entreprises du ministère de la Marine vers un nouveau système de planification et d’incitations économiques (daté du 7 juillet 1967), Sur le transfert des entreprises de transport fluvial des républiques fédérées vers un nouveau système de planification et d’incitations économiques (7 juillet 1967), Sur le transfert des entreprises opérationnelles et des départements de production et de communications techniques du système du ministère des Communications de l’URSS vers un nouveau système de planification et d’incitations économiques (8 juillet 1968), Sur l’amélioration de la planification et de la construction d’équipements et le renforcement des incitations économiques pour la production de construction (28 mai 1969).

Le moyen le plus simple, c’est de résumer tout cela en disant que désormais il existe une « planification auto-comptable ». Les entreprises sont autonomes, elles se débrouillent, elles voient elles-mêmes avec les fournisseurs, elles gèrent les employés, elles disposent à partir de leurs bénéfices de fonds d’investissement (et même pour construire des logements, les utiliser « socialement » ou « culturellement »), etc.

Par contre, la planification conçue par l’État exige deux choses : que ce soit rentable pour l’entreprise, d’une part, que la production soit assurée, d’autre part. Le ministère n’est là que pour aider ou superviser les avancées technologiques et scientifiques.

Comme dit, le noyau philosophique de cette autonomie généralisée consistait en la réforme Liberman, qui ne faisait que reconnaître une situation existante de fait. Toutes ces réformes ne font qu’admettre juridiquement que, sur le terrain, les chefs d’entreprise faisaient ce qu’ils voulaient autant qu’ils le pouvaient.

L’idée est maintenant, du point de vue de l’État, de le reconnaître afin de pouvoir éventuellement demander des comptes, et d’assurer au régime une stabilité juridico-politique. C’est pourquoi dès l’automne 1967, il y a déjà 5 500 entreprises « autonomes » – elles représentent le tiers de la production industrielle, 45 % des bénéfices.

Un peu plus de deux ans après, ce sont 32 000 entreprises qui sont « autonomes », soit 77 % de la production.

Il faut bien comprendre qu’outre la reconnaissance d’une situation de fait, il y a également en même temps la véritable ossification du régime qui passe par cette reconnaissance. Si le processus ne change rien à part la forme, le fait de changer la forme permet au régime de profiter d’une nouvelle assise.

La suite est ainsi facile à comprendre : cela réimpulse momentanément l’économie… mais le cadre monopoliste assèche la productivité.

Le problème également est que le processus d’autonomisation des entreprises fait poser un risque à l’État central, dans la mesure où cela éparpille d’autant plus les forces. C’est la contradiction inhérente au capitalisme monopoliste d’État, ou d’ailleurs à un empire féodal, de devoir centraliser pour se maintenir et d’être forcé à décentraliser pour maintenir en vie chaque secteur.

Il y aura ainsi des ajustements, principalement Sur certaines mesures visant à améliorer la planification et la stimulation économique de la production industrielle (21 juin 1971) et Sur l’amélioration continue du mécanisme économique et des tâches des organes du parti et de l’État (12 juillet 1979).

Mais la tension sera ininterrompue entre centralisation et décentralisation, jusqu’à ne plus tenir du tout et aboutir à la nomination de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du Parti Communiste d’Union Soviétique en 1985, qui essaiera de mener une restructuration (perestroïka) sur le plan économique et une politique de transparence (glasnost) sur le plan politique.

En attendant, pour tenir, le régime utilise à fond une nouvelle ressource, le pétrole.

Ce qui s’est passé est très simple : un gisement formidable a été trouvé en Sibérie, au niveau du lac de Samotlor, en 1967. Après des travaux réalisés dans des conditions extrêmement difficiles en raison des marécages et du froid, avec notamment une route longue de 66 km établie au moyen de 3,5 millions m³ de terre et quatre mille dalles de béton, le gisement produisait déjà son premier million de tonnes de pétrole en 1971.

En 1978, une tonne de pétrole sur trois venait de Samotlor ; un milliard de tonnes y avait été extrait en 1981, deux milliards en 1986. Cela a contribué à la ligne de l’exportation à outrance pour permettre au régime de profiter de devises occidentales.

Cependant, en 1986 la production intensive a grandement détérioré le site et rendu les choses bien plus difficiles, amenant un effondrement. Et cela se produit au moment de la grande crise du personnel dirigeant.


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