Si Michel-Ange est parvenu à réaliser une sculpture d’une telle qualité avec Moïse, il faut bien saisir que ce n’est aucunement de l’art religieux, ce qui d’ailleurs n’existe pas au sens strict. Tout art est l’expression d’une société bien déterminée, la dimension religieuse n’étant qu’un voile.
Michel-Ange exprime, substantiellement, l’affirmation de la nation italienne ; ce qu’on appelle la Renaissance n’est nullement un processus universel ou existant à travers divers pays, c’est au sens strict la Renaissance italienne.
Michel-Ange exprime l’émergence de la nation italienne et historiquement, le Vatican a un poids tel qu’il vient largement parasiter celle-ci. Cela se révèle tout à fait avec la Pietà.
Cette statue de marbre, réalisée par Michel-Ange en 1498-1499, fait grosso modo deux mètres sur deux, avec 70 cm de profondeur. Elle se trouve depuis le 18e siècle à la basilique Saint-Pierre du Vatican ; à l’origine, elle devait se situer dans une chapelle romaine liée au roi de France.
Pour comprendre le caractère proprement non religieux de l’oeuvre, il suffit de porter son attention sur les proportions. On se doute qu’en sculpture, le rapport des proportions joue un rôle bien plus grand qu’en peinture (les fresques de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine sont d’ailleurs un détournement de la sculpture vers la peinture, ce qui est erroné).
Il y a une dimension monumentale dans une sculpture et le rapport géométrique des éléments s’impose aux sens. Or, ici, ce qui se présente immédiatement, c’est la disproportion entre la Vierge Marie et le Christ.
Une présentation en trois dimensions de l’oeuvre (réalisé pour wikipédia) souligne cette disproportion. La Vierge Marie est un bloc servant de support au Christ.
Ainsi, la statue du Moïse possède une contradiction directement interne : une partie du corps est en mouvement, une autre est statique. Ici, les aspects statique et en mouvement s’opposent par l’intermédiaire de deux figures, au lieu d’une seule comme pour Moïse.
On peut bien sûr trouver toutes les explications religieuses que l’on veut à cette disproportion. Cependant, ce serait partir d’un point de vue religieux. Un regard authentique sur l’oeuvre voit sa dynamique interne et cherche à saisir ce que cela reflète.
Pour avancer, il faut ainsi voir le sens de l’interaction entre les deux figures, et pas simplement leur rapport formel.
Ce dernier, donc consiste en ce que la Vierge Marie est présente de manière massive, alors que le Christ est allongé en formant un mouvement arrondi.
Or, on s’aperçoit alors que des éléments de la Vierge Marie accompagnent la position du Christ, la renforçant.
S’agit-il d’un simple appui formel ? Si c’était le cas, on aurait un Christ en quelque sorte arrondi, comme en mouvement, et une Vierge Marie massive servant d’arrière-plan. Ce ne serait pas là un chef d’oeuvre, car les éléments ne se combineraient pas, il y aurait simplement une tentative d’emboîter les deux figures, ce qui serait forcément bancal.
C’est là où il faut quitter le terrain directement religieux et voir la construction de l’oeuvre en tant que telle, dans sa dimension naturelle-humaine. Il s’agit de cerner les rapports internes à l’oeuvre, ses liaisons internes, ses rapports combinatoires.
On s’aperçoit alors que Michel-Ange a utilisé le drapé de l’habit de la Vierge Marie pour combiner et recombiner en série avec la forme du Christ. Il y a un sens aigu de la combinaison, sans que l’ensemble ne soit surchargé.
On a ainsi un rapport approfondi de la Vierge Marie avec le Christ, mais en même temps une rupture puisque la Vierge Marie est massive, alors que le Christ est bien plus petit et qui plus est clairement dans une forme arrondie.
Ainsi, il y a un rapport et en même temps il n’y a pas un rapport entre la Vierge Marie et le Christ… exactement comme une mère et son fils, mais d’autant plus comme entre la Vierge Marie et celui censé être Dieu.
Etant donné qu’il faut que ce rapport et ce non-rapport soient eux-mêmes une unité des contraires qui soit dialectique, on doit les mettre en rapport avec les visages des deux figures. Il apparaît en effet que la Vierge Marie a un visage très jeune, et même plus que celui du Christ.
Cela laisse forcément penser au tout début du dernier chapitre de la Divine Comédie de Dante, où Saint-Bernard intonne une prière qui commence par :
« Vierge Mère, fille de ton Fils »
Le sens de cette oeuvre est ainsi le paradoxe dialectique d’une mère qui est en même temps fille de son fils puisque celui-ci est censé être Dieu. C’est cela qui explique qu’il n’y a pas de tristesse dans le visage de la Vierge Marie, alors qu’en même temps le Christ apparaît sous la forme d’un corps tout à fait humain, à la fois fragile et brisé.
C’est là qu’on saisit comment Michel-Ange a pris la religion comme contexte, mais dépasse largement son cadre en faisant des interactions dialectiques s’appuyant sur la réalité technique de la sculpture, mais également sur le corps humain, sur l’interaction ici de deux corps humains.
Il y a une dignité entièrement humaine qui en ressort, et de ce fait aucune dimension de type mystico-religieux telle qu’on le voit par la suite avec le baroque.