Si L’Art moderne, représentait l’aile radicale de la bourgeoisie – Edmond Picard pouvant en 1886 faire plusieurs articles d’une série appelée « L’art et la révolution », avec comme inspiration deux ouvrages contestataires (Paroles d’un révolté de l’aristocrate anarchiste russe Pierre Kropotkine et L’insurgé de Jules Vallès, un communard) – c’est la revue La Jeune Belgique, qui exista de 1881 à 1897, qui était alors la principale revue d’art et de littérature, avec un millier d’abonnés.
Cependant, son orientation mesurée témoigne en soi de l’esprit décadent d’une bourgeoisie cherchant à établir une base nationale, mais incapable de le faire, au point d’être immanquablement happé par le modernisme français et son subjectivisme.
Le fait que la devise adoptée soit « Soyons nous » en dit long sur la nature du projet, qui part dès le départ d’être un hôte pour toutes les avant-gardes. C’est déjà un esprit bourgeois, au sens où le seul ennemi déclaré c’est la réaction, l’académisme d’esprit catholique. Tout est considéré comme bon pour parvenir à renverser cet ennemi, comme vecteur du libéralisme en général de toutes manières.
Il n’est donc pas considéré que le naturalisme soit erroné, dans la mesure où il n’est pas réalisme au sens strict et qu’il repose sur une démarche subjective d’un artiste. Dans cet esprit, Albert Giraud, l’un des cofondateurs de la revue et connu pour son Pierrot lunaire : Rondels bergamasques publié en 1884, considère qu’Émile Zola est somme toute un romantique, car il personnalise le milieu où existe les personnages, mieux encore : il le façonne selon ses besoins.
Le poète Léopold-Nicolas-Maurice-Édouard Warlomont (1860-1889), connu sous le pseudonyme de Max Waller et le principal fondateur de La Jeune Belgique, assume tout à fait cette fusion naturalisme – symbolisme (ici par le Parnasse, qui aboutit au symbolisme), et peut donc tout à fait saluer Camille Lemonnier comme le faisait L’Art moderne.
Il dit ainsi :
« Davantage encore dans ses autres livres, Lemonnier est lui, c’est-à-dire belge ; il va décrire notre pays : les rudes Flamands, ces durs, ces graves, ces Germains ; les Wallons, ces doux, ces riants, ces Gaulois.
Il va peindre nos plaines, nos campagnes, nos paysans carrés, nos femmes aux fortes chairs, nos pâtures grasses, nos horizons gris, nos repues franches ; et alors il laissera tomber de son coeur et de sa plume ces œuvres belges, ces œuvres vraies : les Contes flamands et wallons, Un coin de village, Un Mâle, le Mort.
Puisqu’il est convenu que tout écrivain doit, malgré tout, être classé dans une école, nous rattacherons Lemonnier à celle des naturalistes-parnassiens dont font partie Léon Cladel, Jean Richepin, et peut-être Barbey d’Aurevilly, c’est-à-dire des écrivains vrais, mais épris de la ligne, statuaires du style, ciseleurs de la phrase, et parfois dévoyés de cette vérité qu’ils cherchent par leur trop grande préoccupation de la forme lapidaire. »
N’est-ce pas là, peut-être, une caractéristique nationale belge, que de chercher une ligne claire, ciselée, mais en même temps avec une projection lapidaire plutôt que de la recherche d’une ornementation ou bien de précisions ?
Quoi qu’il en soit, la revue ne parviendra pas à devenir un vecteur national, abandonnant rapidement toute perspective critique pour ne publier que des textes littéraires, pour finalement capituler et passer dans le camp de la critique, mais avec cette fois une soumission à la France.
Ainsi, en 1896, il est affirmé la chose suivante :
« Au point de vue littéraire, la Belgique est ou bien une province de la Néerlande, ce qui n’est pas notre affaire, ou bien une province de la France. Nous entendons travailler à rendre sa littérature aussi parfaitement française et aussi peu provinciale qu’il sera possible.
Dès sa fondation la Jeune Belgique s’est donné pour mission de développer dans notre pays la culture des lettres françaises et la production d’œuvres vraiment littéraires.
A l’heure présente, sa tâche consiste à réagit énergiquement contre des efforts funestes qui ne tendent à rien moins qu’à détruire les résultats acquis.
De même qu’elle a naguère lutté contre la routine stérile, elle doit aujourd’hui combattre l’anarchie littéraire, conserver et aviver le culte de la Tradition française dans ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire de la langue correcte et aisée, de la forme vivante et logique ; tel est notre devoir présent. »
Un autre exemple de retournement est celui de L’Artiste, revue initialement naturaliste puis, à partir de 1878 et des problèmes financiers, anti-naturaliste. Même la revue littéraire Le Coq rouge, fruit d’une scission socialisante de La Jeune Belgique à l’initiative de Georges Eekhoud, maintiendra cette double attirance pour ce qui semble être du réalisme et ce qui est vraiment du symbolisme.
Le coq rouge revendiquera « la Vie » et « l’Art libre », se positionnera « contre la Doctrine », s’opposant « à établir des clans et des distinctions entre artistes conservateurs et artistes révolutionnaires, entre parnassiens et verslibristes, entre Flamands et Wallons, Latins et Germains ».
D’autres membres de la Jeune Belgique s’en allèrent encore chez Durendal. Revue catholique d’art et de littérature, d’esprit symboliste.
Cet esprit de confusion, de relativisme, de libéralisme, reflète une faiblesse interne de la bourgeoisie belge dans sa situation historique.
Le naturalisme a alors été non pas un portrait synthétique réaliste, mais un accaparement de la réalité par la bourgeoisie au moyen d’un regard fondé sur l’appropriation. Une fois celle-ci faite, la liaison au peuple n’était plus d’intérêt et fut abandonné au profit du subjectivisme ouvert.