Lénine se plaçait dans le prolongement de la social-démocratie historique et avait su affirmer la ligne révolutionnaire. Qu’en serait-il du côté des socialistes français, dont la tradition était bien différente de la social-démocratie allemande et de son marxisme ?
Dans son manifeste d’octobre 1912, le Parti socialiste SFIO avait une position très dure, affirmant qu’il n’y a aucune confiance à avoir « dans la diplomatie, dont le rôle est de servir toujours et partout le capitalisme ».
Lors de son 10e congrès national tenu à Brest en mars 1913, il adopta à l’unanimité une résolution intitulée La loi des trois ans et les armements, où il est dit notamment :
« Considérant que le développement des armements et le vote de la loi des trois ans seraient considérés par la nation et le monde comme les preuves évidentes et caractéristiques d’une politique nationaliste et chauvine ;
Considérant que le seul moyen d’assurer la défense nationale est d’instaurer les milices par l’armement général du peuple et que toute diminution du service militaire est un pas dans cette voie, que le prolongement du séjour des jeunes soldats en caserne en est la négation (…)
Donne mandat au groupe parlementaire et à la Commission administrative permanente de mener dans le Parlement et dans le pays et l’action la plus énergique et la plus résolue pour l’entente franco-allemande, l’arbitrage international, les milices nationales et contre la loi de trois ans. »
C’est là très exactement la conception socialiste française avant 1914, qui est même présentée de manière plus volontaire encore au 11e congrès national du Parti socialiste SFIO les 14, 15 et 16 juillet 1914, puisqu’il est précisé que :
« Entre tous les moyens à employer pour prévenir et empêcher la guerre et pour imposer aux gouvernements le recours à l’arbitrage, le Congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisés dans les pays intéressés, ainsi que l’agitation et l’action populaires sous les formes les plus actives. »
Cela formait un amendement qui devait être présenté au Bureau Socialiste International et être fait accepté au congrès socialiste international devant se tenir à Vienne. Il fut voté par le Parti socialiste SFIO par 1690 voix contre 1174, avec 83 abstentions et 24 absents. La minorité considérait que cela impliquait la défaite du pays où la grève générale serait le plus efficace.
Il ne faut cependant pas croire que ce discours sur la grève générale relève du socialisme : au sens strict, il est « socialiste français », avec ce mélange de « collectivisme », de fédéralisme et de syndicalisme révolutionnaire.
Ce sont d’ailleurs les syndicalistes révolutionnaires qui ont produit avec la CGT la théorie de la « grève générale » et ils l’utilisent comme mythe politique, agitant dans de nombreux quartiers parisiens au même moment.
La réunion des Conseils syndicaux de l’Union des syndicats de la Seine de la CGT aboutit à un appel « À la population ! Aux travailleurs français ! », publié dans La bataille syndicaliste le 29 juillet 1914, soutenant que :
« Dans la grave situation présente, la CGT rappelle à tous qu’elle reste irréductiblement opposée à toute guerre.
Que le devoir des travailleurs organisés est de se montrer à la hauteur des circonstances en évitant, par une action collective, consciente, harmonisée à travers tout le pays, internationalement et par-dessus les frontières, le plus grave péril mondial de se réaliser (…).
La CGT croit fermement que la volonté populaire peut empêcher le cataclysme effroyable que serait une guerre européenne (…).
Que partout, dans les villes industrielles, comme dans les communes agricoles, sans aucun mot d’ordre, la protestation populaire s’élargisse, se fortifiant, s’intensifiant au fu et à mesure que les dangers deviendront plus pressants.
À bas la guerre ! Vive la paix. »
Le meeting prévu pour le lendemain, le 29 (jour de la publication), fut cependant interdite :
« Il n’a pas paru possible au gouvernement, dans les circonstances actuelles, de tolérer une réunion où, si on s’en réfère à sa convocation, les orateurs devraient traiter des moyens d’entraver la mobilisation. »
La CGT et l’Union des syndicats de la Seine appela alors à redoubler de « vigilance », à « l’énergie » et au « sang-froid », à intensifier la « protestation anti-guerrière ».
Le 31 juillet 1914, elles annonçaient d’ailleurs dans La bataille syndicaliste l’organisation d’une manifestation le 9 août, soulignant qu’il y avait les mêmes initiatives dans de nombreuses autres villes (Amiens, Bordeaux, Lille, Limoges, Lyon, Marseille, Nantes, etc.). Il fut appelé à ce que le Parti socialiste SFIO l’organisa conjointement.
Tout cela disparut comme par enchantement. Le même jour, Jean Jaurès était assassiné, alors que l’Allemagne déclare la guerre à la France ; le lendemain, le gouvernement français annonça la mobilisation générale.
Dans La bataille syndicaliste du 2 août 1914, la capitulation fut annoncée comme suit dans le message de la CGT « aux prolétaires de France » :
« Le prolétariat n’a pas assez unanimement compris tout ce qu’il fallait d’efforts continus pour préserver l’Humanité des horreurs de la guerre.
Femmes, qui pleurez en ce moment, nous avons tout fait pour vous épargner cette douleur. Mais, hélas ! Nous ne pouvons aujourd’hui que déplorer le fait accompli.
Pouvions-nous demander aux camarades un sacrifice plus grand ? Quoiqu’il nous en coûte, nous répondons : non !
Ce que nous réclamons de tous, c’est un inébranlable attachement au syndicalisme qui doit traverser et survivre la crise qui s’ouvre. Aussi fermement qu’hier nous devons conserver l’intégralité de nos idées et la foi dans leur triomphe définitif. »
Le Parti socialiste SFIO tint une assemblée le 2 août 1914, le secrétaire général (depuis 1905) Louis Dubreuilh expliquant que :
« Fidèles aux engagements qui furent toujours les nôtres, notre devoir est donc de protéger l’indépendance et l’intégrité de notre France républicaine et pacifique si elle est attaquée.
Mais nous n’oublierons pas d’autre part que nous sommes les membres de l’Internationale ouvrière et socialiste. C’est une guerre de défense à laquelle un sinistre destin nous accule. »
Le 4 août 1914, Léon Jouhaux put prononcer aux obsèques de Jean Jaurès un long discours résumant bien le point de vue socialiste français : ils n’y sont pour rien, ils doivent participer à la guerre contre leur gré, ils ne peuvent pas se révolter face ce qui apparaît comme la destinée, etc.
« Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix. Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé.
Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime. »
Le secrétaire général du Parti socialiste SFIO Louis Dubreuilh dira quant à lui que :
« Jaurès a été vaincu dans cet effort [en faveur de la paix]. Nous avons été vaincus avec lui : c’est la guerre qui se dresse. Nous en affronterons sans peur les hasards et les périls.
S’il était ici, il deviendrait le clairon de la bataille pour rallier, avec sa grande voix, toutes les forces vives du pays. Et il aurait comme nous, en défendant la France, la conviction de défendre le haut idéal de fraternité humaine de notre Parti. »
S’ouvrit alors une intense propagande en faveur de la France républicaine contre « l’Allemagne monarchique, féodal, militariste ».