L’informatique est vue négativement par les guérillas urbaines d’Europe occidentale, puisqu’elle est un support à la répression et aux armées.
Mais ce n’est pas le seul problème concernant la compréhension du rapport des guérillas urbaines à la question de l’informatique. Car toutes ces guérillas urbaines ne relèvent justement pas d’une lecture « informatique » du monde.
Certaines virent en effet leur démarche comme une « méthode » révolutionnaire. Ce faisant, elles en restèrent à une conception « marxiste-léniniste » où des actions étaient comprises de manière pragmatique et certainement pas de manière programmatique.
Cela se lit dans la présentation des guérillas urbaines. La seconde tendance des Brigades Rouges avec l’Union des Communistes Combattants, le PCE(r) et les structures du même type ont insisté sur le fait d’avoir un manifeste, un programme. Cela n’est pas du tout le cas des organisations de type « informatique » qui se voyaient comme en mouvement.
Les Brigades Rouges pour le Parti Communiste Combattant se sont toujours définies comme un « Parti pour le Parti ». Elles ont toujours insisté sur le fait d’avoir une matrice – c’est-à-dire un système d’exploitation, en informatique – et d’agir en fonction des informations de la situation au moyen d’interventions armées (c’est-à-dire de programmes informatiques définis selon les besoins).
C’est une lecture « informatique » au sens strict, avec un système général, consistant en la vision du monde brigadiste, procédant à des requêtes dans le prolétariat afin de le recomposer, au moyen d’actions armées définies par des informations sur la situation concrète.
Simonetta Giorgeri, lors de son procès à Gênes en 1990, présente de la manière suivante cette opposition entre un fond qui ne change pas, tel un système d’exploitation, et une adaptation programmatique.
« La matrice stratégique étant immuable, la position tactique est fonction de chaque phase du processus révolutionnaire afin de répondre aux finalités de chacune de ces phases, et elle influe sur la disposition tactique des forces en présence qui, de toute façon, a toujours un caractère dynamique en regard des caractéristiques politiques de l’affrontement. »
Le document unitaire Fraction Armée Rouge – Brigades Rouges pour le Parti Communiste Combattant, de 1988, a la même lecture « mouvementiste », c’est-à-dire « informatique » avec l’insistance sur le fait de faire fonctionner un programme, ou plutôt un contre-programme, le communiqué définissant les actions par la négative (contre les politiques économiques, contre la formation de l’Union Européenne, etc.).
« Les différences historiques dans le développement et la définition politique de chaque organisation, les différences (secondaires) dans l’analyse, etc., ne peuvent et ne doivent pas être un obstacle à l’unification nécessaire des multiples luttes et activités anti-impérialistes dans une attaque consciente et ciblée contre la puissance de l’impérialisme.
Il ne s’agit pas d’une fusion de chaque organisation en une seule; le front se développe en Europe de l’Ouest dans un processus de reconnaissance direct et organisé, sur la base de l’offensive pratique, dans la mesure où les prochains moments rendent mûrs l’unité entre tes forces combattantes.
L’organisation du front révolutionnaire combattant signifie l’organisation de l’offensive.
Il ne s’agit ni d’une catégorie idéologique ni d’un modèle de révolution.
Il s’agit au contraire du développement de la force politique et pratique qui combat la puissance de l’impérialisme de manière adéquate, qui approfondit la rupture dans la métropole impérialiste et en arrive au saut qualitatif de la lutte prolétarienne. »
La Fraction Armée Rouge en Allemagne de l’Ouest et à Berlin-Ouest ne se voyait d’ailleurs pas comme une organisation. Elle n’a jamais répondu aux innombrables questions idéologiques qui lui ont été posé publiquement par d’autres organisations. Ce n’est pas qu’elle le voulait pas, mais qu’elle ne le pouvait pas.
La matrice de la Fraction Armée Rouge était celle d’un collectif où les gens qui le rejoignent se considèrent comme subjectivement « déterminés ».
Rejoindre la Fraction Armée Rouge n’était pas vu comme un « choix » mais comme une sorte de conclusion absolument logique et implacable. La Fraction Armée Rouge était le contre-programme et si subjectivement on se considérait comme contre-programme, alors on en était.
Cette conception a été élargie en 1982 dans le document Guérilla, Résistance et Front Anti-impérialiste. La compréhension de soi-même comme contre-programme est entièrement assumée et élargie à une « Résistance » (en pratique la scène autonome et anti-impérialiste).
« La situation objective qui se réduit simplement à la question de la survie de la guérilla, est devenue subjectivement pour tous ceux qui n’ont plus de perspective ici, le moment de l’expérience existentielle : à savoir que la disparition de la guérilla entraînerait celle de leurs espoirs et conceptions d’une autre vie.
Que l’espoir n’existe que tant que dure la lutte. Qu’ils veulent la guérilla et en ont besoin, que notre échec est le leur.
Cette nouvelle expérience de la nécessité de la guérilla facilite le saut vers une nouvelle conscience : lorsque la lutte de la guérilla est conçue par chacun comme sa propre lutte, la réaliser ne peut signifier que se placer – peu importe à quel niveau – politiquement et pratiquement dans le contexte de la stratégie de la guérilla.
Le saut qualitatif est le moment intérieur, vivant, incarné dans des personnes concrètes, de la modification des conditions de la lutte ici : pour le développement du front révolutionnaire dans la métropole.
Il s’est agi pendant sept années d’apporter dans ce désert politique où tout n’est que façade, marchandise, conditionnement, mensonge et tromperie, l’esprit et la morale, la pratique et l’orientation politique de la rupture sans retour et de la destruction du système (…).
L’impérialisme ne dispose plus d’aucune perspective productive, positive; il n’est plus que destruction. C’est là l’essentiel de l’expérience où s’enracine la nouvelle militance dans tous les domaines de la vie.
Cette expérience est vécue de façon matérielle dans la base économique de la vie, dans l’armement et la préparation de la guerre nucléaire, dans celle des conditions de vie naturelles et sociales, et à l’intérieur de l’individu lui-même, où l’aliénation et l’oppression s’expriment par une déformation massive et la destruction de toute la richesse individuelle de la pensée, de la sensibilité, de la structure de la personnalité.
La plupart en perdent tout espoir.
L’impérialisme dans les centres a perfectionné et systématisé sa domination au point qu’ils ne trouvent plus la force de résister.
Taux de suicides en forte augmentation, fuite dans la maladie, l’alcool, les tranquillisants, les drogues, voilà la réaction à la réalité d’une longue histoire d’échecs, d’épreuves et de souffrances, de dépolitisation, alors que la violence extérieure n’est plus perçue comme la cause de tout cela.
Mais de cette dimension de la misère vient aussi la profondeur existentielles des luttes et la haine. Ce n’est plus l’explosion de colère, brève, spontanée.
Celle-ci s’est consumée au cours de ces années. Voilà le terrain sur lequel se développe maintenant le front révolutionnaire dans le centre.
Car si le développement du système est vécu en dernière analyse comme aboutissant à la destruction et à l’extermination, la résistance, elle, porte en elle-même – consciemment ou non – l’élément qui fait qu’elle joue maintenant le tout pour le tout, et contre tout, à l’intérieur de luttes concrètes isolées, mais en les dépassant.
L’unité de la lutte révolutionnaire devient possible et nécessaire.
Voilà pour tous ceux qui veulent mener cette lutte, une ligne d’action sur laquelle la rupture avec l’état, la révolte et les combats militants peuvent converger partout en une politique – une stratégie de l’attaque contre le centre impérialiste.
Ligne d’action qui, du fait de sa pratique, aboutira forcément à cette convergence.
Pendant ces deux dernières années, il y a eu une foule de tracts et d’actions ayant comme mot d’ordre « un seul front avec la raf » et nous savons que le besoin et la volonté de le réaliser traverse tous les domaines politisés (…).
FRONT signifie autre chose que d’entourer la guérilla d’une structure venant du terrain de la légalité. Nous avons dit qu’il n’y a pas de « bras légal de la raf » et qu’il ne peut pas y en avoir.
Bien sûr, nous avons des contacts avec des gens un peu partout, et c’est aussi cela la politique concrète de la guérilla – mais ce n’est qu’en tant que développement autonome et spécifique sur ce terrain et en vue de l’objectif commun, que la résistance anti-impérialiste pourra devenir une partie du front anti-impérialiste.
Et ce n’est que par-là que la séparation sera dépassée.
Ce n’est que comme cela que la lutte sur ce terrain peut s’embraser politiquement, atteindre continuité et force – et de façon générale, autodétermination et responsabilité pleine et entière en chaque lieu du combat de la politique révolutionnaire dans le centre ouest-européen, en sont des éléments essentiels (…).
Où l’on ne conçoit pas la vie comme une étape de transition de plus, ni la victoire comme la prise du pouvoir d’état, mais comme étant un processus homogène de résistance qui est contre-pouvoir et transformation pour la libération.
La politique révolutionnaire ici est la stratégie qui conçoit l’ensemble de la résistance dans le cadre de la réalité quotidienne ici, comme processus de lutte de libération, et la comprend comme partie, secteur, et fonction des luttes mondiales dont seule l’action combinée permet d’atteindre le but.
Cette politique n’a rien à voir avec une conception du monde.
Elle n’échafaude pas un de ces modèles idéologiques qui se succèdent et dont on prétend qu’ils se réaliseront plus tard. Elle ne peut être qu’un processus réel.
Signal de l’utopie, c’est une stratégie à long terme et directe – on peut dire aussi un mode de vie – dans laquelle le but stratégique de destruction du pouvoir impérialiste est lié à une réelle transformation maintenant – le processus qui, au fur et à mesure du développement du front, détruit l’occupation du terrain politique et de l’individu par l’état – qui crée, par la production d’un contre-pouvoir, les conditions nécessaires à l’offensive politico-militaire, et qui en tant que production, développement matériel, comprend en lui le rétablissement de la pleine dimension de l’homme dans les relations des combattants.
Transformation immédiate, territoire libéré et révolution sont pleinement intégrés dans le processus de la résistance – et ce n’est qu’ainsi qu’ils trouvent leur vérité.
La stratégie révolutionnaire ici, c’est la stratégie contre leur stratégie. »
Il va de soi que questionner la « vision du monde » de la Fraction Armée Rouge, c’était passer à côté de sa matrice. Cela ne veut pas dire qu’elle n’avait pas de vision du monde, mais sa vision du monde était conçue comme insérée dans celle qui prédominait.
Il y avait un système, l’impérialisme. Celui-ci avait des programmes, telle la guerre impérialiste, l’aliénation, les restructurations, etc. Les « résistants » naissaient comme contre-programmes et cherchaient à se systématiser. Ce n’était pas une vision du monde.