[Document publié pour la première fois dans la revue Crise N°25]

On ne peut pas comprendre la situation au Moyen-Orient et les rapports de force qui s’exercent sans saisir pleinement leur caractère semi-colonial semi-féodal. Et suite aux attaques du Hamas d’octobre 2023, mais aussi du remplacement en pratique de la gauche dans les pays arabes par l’islamisme, il apparaît que la dimension féodale doit être évaluée afin d’être en mesure de soutenir une perspective correcte de libération nationale.

Lénine avait saisi la dimension semi-coloniale de certains pays n’étant pas ou plus ouvertement colonisé. Cette notion fut approfondie par Mao Zedong qui comprit que lesdits pays semi-coloniaux étaient en fait semi-coloniaux semi-féodaux. Il montre que le capitalisme bureaucratique, imposé par en-haut par l’impérialisme a besoin d’une base très réactionnaire constituée notamment des grands propriétaires fonciers.

Avec l’apport maoïste, la dimension féodale est approfondie et jugée comme principale puisqu’elle forme le socle nécessaire à la création de la bourgeoisie vendue à l’impérialisme (compradore) et à l’essor du capitalisme bureaucratique. Cet apport améliore la compréhension des contradictions au sein des peuples devant se libérer de l’impérialisme pour réellement se développer conformément au matérialisme dialectique.

On dit donc semi-féodal parce que le caractère féodal des pays colonisés est dégénéré : il est imposé par en-haut, il ne correspond pas à un saut qualitatif « naturel » avec un ensemble de conditions réunies amenant historiquement du progrès, comme ce fut le cas en Europe.

Le semi-féodalisme est bricolé en corrompant des propriétaires terriens (voire en les mettant en place) et des chefs de clans dont l’intérêt est au contraire, de bloquer le progrès. Ceux-ci doivent maintenir une illusion d’indépendance et ont pour cela le renfort des vieilles mentalités et de la religion qui domine la superstructure dans les pays semi-coloniaux semi-féodaux.

Ibrahim Kaypakkaya, grand cadre politique communiste de Turquie, détaille ainsi au sujet des changements sous l’influence impérialiste :

« Même si les rapports de propriété, surtout les grandes propriétés terriennes, sont dissoutes à un rythme très lent, ces rapports de propriété conservent leurs formes féodales d’exploitation.

Les formes semi-féodales d’exploitation continuent, comme avec la moitié des récoltes pour le propriétaire terrien, la rente, l’usure, les prêts à intérêt. Les intérêts usuriers et la rente sont pompés par les banques impérialistes.

Les rapports féodaux continuent avec toutes leurs extrêmes, en particulier dans la superstructure. La démocratie bourgeoise va toujours main dans la main avec le fouet du féodalisme.

La démocratie porte toujours un caractère féodal. Une importante partie de la bourgeoisie possède des traits semi-bourgeois, semi-féodaux.

Tout cela, c’est-à-dire tous les rapports féodaux quels qu’ils soient, facilitent la domination indirecte de l’impérialisme, ce sont ses piliers. »

Ce sont en effet des piliers adéquats puisqu’ils empêchent la bourgeoisie nationale de se développer et de développer le capitalisme national, laissant le terrain libre aux capitaux impérialistes.

Un mode de production féodal s’était-il développé sous l’empire Ottoman ?

Avant l’agrandissement de l’empire ottoman en direction de la péninsule arabique en 1516-1517 avec l’écrasement, d’ailleurs temporaire, du sultanat égypto-syrien des mamelouks comme rival islamique, la situation était très inégale. L’Islam avait jusque-là procédé à une sorte d’unification dont l’âge d’or fut la succession des califats Abbassides puis Omeyyades avec ensuite un morcellement qui donna principalement le sultanat égypto-syrien des Mamelouks, l’Empire turco-persan des Ilkhanides et l’Empire romano-turc des Ottomans ; l’empire moghol ne va également pas tarder à se mettre en place.

La prépondérance de la géographie dans le rapport à l’agriculture

La péninsule arabique se caractérise par deux situations différentes au niveau géographique qui forme la base de l’inégalité de développement dans la zone : d’une part, sur la partie Nord, il y a la présence d’eau, c’est le croissant fertile. Celui-ci s’étend de l’extrémité nord du golfe persique, suivant les fleuves Tigre et Euphrate, jusqu’à la rive orientale de la Méditerranée puis suivant le Jourdain jusqu’au delta du Nil. L’agriculture put s’y développer très tôt.

D’autre part, le reste de la péninsule arabique (plus ou moins l’Arabie Saoudite actuelle), désertique, où l’agriculture ne put se développer. Mais la connaissance du désert par les clans nomades en a fait un carrefour commercial historique entre l’Inde, l’Afrique et l’Europe.

Le commerce nécessite très tôt l’essor de petites villes à base de campements nomades. Cette zone n’intéressera par ailleurs pas l’empire ottoman, pas plus que les Mamelouks, qui se contenteront d’en contrôler les points de passages obligés et d’obtenir la fidélité et l’alliance relative des différents clans qui s’en partageaient l’usage, notamment comme bédouins semi-nomades et durant mille ans elle sera sous l’autorité du Royaume hachémite, jusqu’à l’issue de la Première Guerre mondiale.

Comme le souligne Friedrich Engels, le développement du mode de production féodal dépend en première instance de la présence de l’eau :

« L’absence de propriété foncière est en effet la clé de toute l’Orient. C’est la base de l’histoire politique et religieuse.

Mais quelle est l’origine du fait que les Orientaux ne parviennent pas à la propriété foncière, même pas de type féodal ?

Je crois que cela dépend essentiellement du climat, lié aux conditions de sol, en particulier aux grandes zones désertiques qui s’étendent du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse et la Tatarie jusqu’aux plus hauts plateaux de l’Asie.

L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture : or, elle est l’affaire soit des communes, des provinces, ou du gouvernement central. Le gouvernement, en Orient, n’a jamais eu que trois départements : finances (mise au pillage du pays), guerre (pillage du pays et des pays voisins) et travaux publics. »

L’absence d’une systématisation de l’agriculture empêcha donc le mode de production féodal de se développer dans une large partie de la péninsule arabique. Mais la rencontre entre la zone fertile et le commerce intense donna lieu à la prédominance des villes, avec des villes importantes se développant très tôt dans l’histoire humaine, dans ce qu’on appelait la Mésopotamie à l’antiquité. On peut citer par exemple la cité-Etat d’Uruk , de 30 000 habitants en -3700, qui correspond au sud de l’Irak.

L’antiquité se caractérisait par l’essor des cités en autosuffisance agricole avec une production basée sur l’esclavage. En Europe, le Moyen-Âge est venu affaiblir le rayonnement des cités avec la prédominance des campagnes.

On parle de pays dominés par des seigneurs, avec des villages dispersés où la production est déterminée par le servage et dont les zones d’influences sont régulées par la guerre. C’est dans cette configuration que se développent des activités auxiliaires dans le but de répondre aux besoins croissants de l’agriculture (outils en tous genres) et de la guerre (équipements, armements, etc.).

Dans la deuxième partie du Moyen-âge, les villes vont prendre une importance nouvelle avec une progressive séparation de ces activités auxiliaires et l’émergence d’une classe faite d’artisans, de commerçants et d’usuriers, ce qui va donner la bourgeoisie. C’est cette configuration qui permettra l’essor des nations entre les 16e et 19e siècles, à travers l’unification du marché notamment.

A l’inverse, le Moyen-Orient, de par l’impossibilité de développer pleinement l’agriculture, connaît un chemin plus chaotique avec des difficultés à surmonter le mode d’organisation en clans et tribus faisant la guerre en permanence. La richesse ne s’y est pas principalement constituée sur la base immédiate de la production mais plutôt sur le vol : le butin, qui n’est autre que le détournement de ce qui est produit ailleurs.

L’accumulation des moyens et des richesses a pendant des siècles, jusqu’au 19e siècle en fait, consisté en la concentration dans une vaste agglomération centralisant le pouvoir, dont le type même a été le saray turco-mongol, c’est-à-dire le campement-foire comme Sultaniye en Iran, ou encore la ville de Constantinople ottomane de manière hybride.

Les activités commerçantes à plus ou moins longues échelles ont ainsi systématiquement été au coeur des préoccupations des Empires, soucieux d’entretenir les voies, les ponts, les caravansérails et les ports, dont toutes les activités alimentaient largement la bureaucratie impériale appelé d’ailleurs Diwan, dont le français à fait le mot douane.

Les activités fiscales et monétaires des Orientaux opérés dans le cadre de ces intenses activités commerciales, qui n’étaient à la base qu’une reformulation du pillage, ont laissé une grande empreinte historique, le mot chèque et toutes les techniques de transfert de fond et de crédit encore en usage en portent la marque avec la notion de contrôle central, de mise en échec des fraudes.

L’Islam comme superstructure unifiante mais provocant un blocage

Entre 622 et la chute de l’empire arabo-musulman au 12e siècle, c’est l’Islam qui va tenter de venir mettre de l’ordre dans tout cela et définir les villes comme espaces stables et pacifiés, dédiés au commerce.

Le développement du commerce fut cependant incapable de faire émerger le marché libre puisque le commerce reste basé sur une logique clanique et on n’assiste pas à la formation d’une bourgeoisie. Il ne peut en effet y avoir de développement de la bourgeoisie sans propriété foncière puisque celle-ci se forme dans le creuset d’une accumulation privée préalable dans le domaine agricole, base à la demande industrielle et commerciale tout autant qu’au besoin d’harmonisation administrative.

En sus, idéologiquement l’Islam reste fondamentalement un obstacle à l’essor de la figure de l’individu propriétaire, notamment parce que la propriété des terres relève principalement de Dieu. En Islam, on trouve une forme de propriété privée et quatre formes de propriété collectives, dont le Wakf qui sera majoritaire dans l’empire Ottoman.

Et cela dans le cadre d’un environnement naturel aléatoire et dominée en de larges endroits par le manque d’eau. C’est dans ce contexte qu’au tournant du 13e siècle, intervient la domination ottomane, avec une organisation sociale basée sur la rencontre entre propriété d’État à l’échelle de l’empire et subdivision administrative sur des bases esclavagistes.

La propriété collective Wakf en Islam

La propriété d’État c’est donc le Wakf (littéralement, « immobiliser » en arabe), un don qui fait partie des recommandations islamiques de l’ordre de la bienfaisance.

Un individu, le wakif, fait le don, la chose donnée devient publique dans le sens qu’elle revient à Dieu donc à tous les musulmans. Dieu est ensuite représenté par le sultan qui va décider, pour le cas des terres agricoles, de qui s’occupe de quelle terre.

On en retrouve le principe dans ce Hadith (recueil traditionnel de récits autour de l’activité de Mahomet comme soi-disant prophète par ses propres compagnons) qui donna lieu à cette tradition de propriété très importante dans le monde islamique :

« Umar avait acquis une terre à Khaybar. Il se rendit auprès du Prophète pour le consulter à ce propos, en lui déclarant : Ô Messager d’Allah ! J’ai acquis une terre à Khaybar qui m’est le bien le plus cher que j’ai pu acquérir ! Que m’ordonnes-tu d’en faire ?

Il lui répondit : Si tu veux, immobilises-en le fonds et fais-en aumône.

Il poursuivit : Fais-en aumône, à condition que son fond ne soit ni vendu, ni donné, ni hérité. Umar fit donc un don pour les pauvres, pour ses proches, pour l’affranchissement des esclaves, dans la voie d’Allah et pour les invités, en autorisant à celui qui s’en occupe d’en manger de façon raisonnable et d’en donner à manger à un ami, sans en tirer profit. »

Ces terres de l’empire ottoman devenue majoritairement Wakf du fait des conquêtes, ce statut faisait rayonner l’islam dans sa dimension collective et bienfaitrice tout en étant plus facile à administrer par en-haut sans passer par le fait de devoir acheter la confiance des propriétaires terriens d’autres peuples ou clans récemment assujettis, ou en permettant aux dirigeants ralliés de ces peuples de réinvestir leurs domaines dans ce sorte de « pot commun » devant à terme faciliter la fusion. Ces terres étaient administrées par des hommes issus de l’esclavage, tandis que ceux qui la travaillaient étaient majoritairement libres.

La base esclavagiste dans le domaine de l’armée

L’empire ottoman arrive sur une base très peu stabilisée, où la culture du règne par l’héroïsme guerrier est très prégnante. Il fallut notamment affaiblir le pouvoir des clans turcs issus de l’époque des beylicats (Anatolie) et arabes, ainsi que soumettre les peuples non musulmans, notamment de l’Ouest de l’empire (serbes, albanais, bulgares, grecs), puis les kurdes et les Arméniens.

Pour assurer les deux fondamentaux que sont le pain et la guerre, alors que l’Islam proscrit en théorie l’esclavage au sein des populations musulmanes et que se tarissent les flux migratoires de tribus turco-mongoles, de jeunes hommes chrétiens des Balkans et de l’Anatolie sont régulièrement prélevés de force à la manière d’un impôt. Ils sont faits esclaves et sont formés à être des dirigeants militaires et des cadres administratifs de l’empire après avoir été convertis à l’Islam. Le célèbre corps des janissaires, soldats d’élite, est formé de la sorte.

Ils sont ensuite affranchis et des concessions agricoles, jouant aussi le rôle de garnison, leurs sont attribuées en échange de leurs services militaires. Plus les chefs militaires se démarquent, plus ils grimpent dans l’administration. Cela va du vizir aux pachas qui administrent les régions ou districts (sandjaks), au sipahi ou janissaire qui gère un timar (subdivision du sandjak).

Peu de turcs d’origines sont placés dans ces postes administratifs qui exigeait de se retrouver à un bout ou un autre de l’empire. Ainsi les différentes ethnies et peuples sont en partie dissoutes dans l’empire, du moins à son sommet, alors qu’à la base, les masses rurales en particulier sont de plus en plus assimilées globalement à un troupeau (reaya).

Ces dirigeants n’ont pas pour autant de pouvoir à proprement parler, ils sont confinés à un rôle gestionnaire et leur statut n’est pas transmissible à leur descendance. En quelques sorte, on trouve plus de servitude dans l’encadrement de l’empire que dans la masse paysanne. On a donc des serviteurs au mode de vie largement parasitaire et bien supérieur à celui des paysans, mais serviteur quand même.

Tout le reste de l’armée est également en grande majorité issue de cet impôt de sang chez les peuples non-musulmans et des captures de guerres.

Le contingent esclave, nommé Kapıkulu, est lié à la période classique de l’empire (du milieu du 14e siècle à la fin du 16e siècle) a fortiori durant son apogée. Après une période de décadence, les réformes amènent progressivement la conscription.

Le statut du reaya, la figure paysanne dans l’empire ottoman

La masse paysanne a un statut différent de celle qu’on trouve dans le système agricole romain, puis celui du moyen-âge où la servitude domine (serfs et métayers-serfs), puisque la propriété privée des terres n’existe presque pas du fait du statut de Wakf, propriété divine sous la responsabilité du sultan, qui organise l’administration.

Les serfs, ces figures issues de l’esclavage, existent mais sont minoritaires et se trouvent plutôt aux confins de l’empire où les esclaves ont également servi de colons.

La masse des paysans est essentiellement constituée de reayas, qui eux ne sont pas soumis à un maître mais au droit religieux, lequel interdit l’esclavage. Une interdiction qui est contournée pour les besoins de la guerre en manipulant le droit islamique par le fait d’asservir des non-musulmans et procédant à la conversion ensuite.

A l’apogée de l’empire, sous le règne du sultan Soliman dit « Le Magnifique » on avait la situation suivante en Anatolie.

Il y avait 21 districts, 1966 villages ; sur 550 139 hommes adultes payant l’impôt, il y avait 548 208 reayas, 760 vignerons, 901 métayers (gérant provisoire d’un timar, à la place du cadre officiel) et 270 affranchis (anciens esclaves dont le statut d’esclave reste gravé dans l’identité).

En Roumélie (au Nord de l’Anatolie) on trouve 258 185 hommes adultes payant l’impôt dont 252164 reayas et seulement 6021 métayers-serfs.

On voit donc que l’esclavage est un élément qui va surtout être une base à l’armée et l’administration, mais pas à l’agriculture.

Les reayas sont bien plus proche de la figure de l’homme libre, ils ne sont pas soumis à l’obligation d’offrande en nature ou de donner une partie de leur récolte au sultan. Ils ont un impôt qui se rapproche d’un impôt d’Etat mais sous une forme religieuse ; ils ont le droit de se marier comme bon leur semble, ce qui n’est pas le cas les serfs du Moyen-Âge occidental, ni des janissaires et sipahis ottoman initialement.

Les Tanzimats ou le début de la pénétration des capitaux étrangers

Il est révélateur que l’empire ottoman aura organisé un empire aux réalités diverses pendant six siècles grâce à la guerre, mais ne réalisera pas de grands travaux d’irrigation dans les campagnes.

L’agriculture est restée secondaire, cela d’autant plus que de vastes espaces agricoles ont été progressivement convertis en pâturages, restreignant les activités agricoles à un horizon local, d’essence surtout maraîchère, rarement spéculatif et se limitant au nécessaire, puisque ne constituant pas la base d’une accumulation de richesses. Les infrastructures pour l’eau sont davantage concentrées sur les ouvrages des villes pour l’eau potable et l’irrigation des jardins.

Il fallut attendre pour cela l’ère des Tanzimats, des « réorganisations » entre 1839 et 1876. L’empire est alors en plein décadence, les dernières conquêtes se sont achevées en 1683 et l’épicentre du monde étant désormais du côté occidental avec le développement du capitalisme.

C’est que le capitalisme va avec la montée des nationalismes, et l’empire qui n’a jamais été unifié est secoué par des velléités d’indépendance, notamment dans sa partie occidentale. Il est tenté de rattraper le retard de manière artificielle, en s’appuyant sur le droit, avec le code Civil à la française comme exemple d’inspiration notable.

Entre 1840 et 1858, ces réformes contiennent notamment de nouvelles lois pénales, la modification du découpage administratif du pays, la suppression des différences fiscales entre musulmans et non-musulmans, la création d’une banque centrale, l’introduction d’un code de propriété foncière.

En 1867, il y a le droit pour les étrangers de posséder des biens immobiliers en vue d’attirer les capitaux, en 1869 l’introduction de la « nationalité ottomane ».

Les ottomans n’auront pas d’autre choix que de faire appel aux entreprises étrangères et leurs ingénieurs pour concrétiser la modernisation. Par exemple, l’irrigation de Beyrouth sera confiée à l’ingénieur français Thévenin en 1870, ce qui préfigure l’intervention massive sous mandat français avec la Régie des études hydrauliques.

Durant ces trente années des Tanzimats, plutôt que de parvenir à unifier sous une identité ottomane, la libéralisation favorise l’agitation politique en faveur des nationalismes.

Le code civil est achevé en 1876, mais un retour en arrière conséquent est effectué avec le début de la guerre avec la Russie en 1878 dans une ultime tentative de présenter un front uni.

Pourquoi doit-on alors parler de pays semi-colonial semi-féodal au Moyen-Orient ?

Il n’y a que deux possibilités : soit un pays a connu une révolution nationale menée par la bourgeoisie nationale et est de type capitaliste-impérialiste, soit un pays est semi-colonial semi-féodal, là où le capitalisme est arrivé par en-haut sous l’influence de puissances extérieures, souvent dans des pays qui ne sont même pas arrivés au féodalisme.

Or, on voit que l’empire ottoman lui-même est disloqué sous la pression du repartage du monde entre grandes puissances ; son découpage est procédé par la Société des Nations (SDN). Celle-ci fut créée après la première guerre mondiale par les pays vainqueurs de la guerre pour redistribuer les cartes après la défaite de l’Allemagne et son allié ottoman.

La SDN distribua des mandats, des sortes de tutelles occidentales sur les ruines de l’empire ottoman et des colonies perdues par l’Allemagne. Sous couvert de neutralité et d’œuvrer pour la paix et la stabilité, elle défendait un statu quo impérialiste face à l’essor des révolutions démocratiques ou a minima de mouvement nationalistes pour l’autodétermination.

Comme cela est fait de manière anti-démocratique, en opposition avec la libération nationale, des pays sont créés en s’appuyant sur les bases de l’ancien empire ottoman. Pour le reste, les frontières sont déterminées par des conventions établies par les pays impérialistes eux-mêmes en fonction de leurs intérêts.

En 1918, il y eut la création d’un État turc, le reste de la Turquie actuelle étant partagée entre protectorat français, italien et russe ; à quoi s’ajoutent la Grèce et de la République d’Arménie.

En lieu et place de l’Arabie, promise sournoisement par les Britanniques aux Arabes en échange de leur révolte contre l’Empire Ottoman, il y eut les Émirats arabes du Hejjaz, Assir, Yémen et Hasa le long de la mer Rouge, ainsi que les protectorats français et britanniques. Pour le protectorat français, on a grosso modo l’actuel Liban, la Syrie et le nord de l’Irak. Pour le britannique, la région d’Haïfa et le sud Palestine, la Jordanie, le reste de l’Irak et le Koweït. Quant à l’Égypte elle est occupée depuis 1822 par les Britanniques et ce jusqu’à 1953.

Les puissances impérialistes principales qu’étaient la France et l’Angleterre avaient naturellement pris une longueur d’avance avec les accords secrets Sykes-Pacot de 1916 qui prévoyait un découpage du Moyen-Orient en prévision de la chute de l’Empire Ottoman.

Il faut bien voir que les frontières ne cessèrent de bouger quasiment jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avec une agitation permanente. Il y eut ainsi la courte vie du Royaume Arabe de Syrie, proclamé par un conseil de nationalistes arabes pendant quatre mois de l’année 1920. Ce bref Royaume correspondant à la Syrie ottomane (en français « le Proche-Orient ») et fut dirigé par le réformateur Fayçal se proclamant roi, expulsé ensuite vers l’Irak par les Français.

L’Irak fut constitué en monarchie constitutionnelle comme entité au sein du mandat britannique de Mésopotamie. Le même « roi » Fayçal 1er en est proclamé le souverain en 1921. C’est un exemple révélateur de l’apparition d’un féodalisme par en-haut profitant à la fois du prestige des révoltes arabes et des bases claniques ayant permis l’essor de la figure de Fayçal comme jouet des impérialistes.

Le rôle de Fayçal avait été de canaliser la révolte arabe ayant pris un essor considérable dans le cadre des contradictions inter-impérialistes de la Première Guerre mondiale.

Il y a dans la même veine :

– la création d’un Liban détachée de la Syrie, alors même que Beyrouth est le port historique de Damas, comme Alexandrie est celui du Caire, ou de Gaza, qui a traditionnellement été le débouché des routes caravanières venant d’Arabie et de la mer Rouge ;

– la mise en place de la Palestine mandataire et l’implantation du foyer sioniste pour ajouter encore à la division non seulement des Arabes entre eux, mais aussi entre les Juifs et les Arabes.

Cela donne un aperçu de la manière dont le caractère semi-colonial s’est articulé avec celui semi-féodal, incarné par des chefs de guerre propulsés rois dans des pays dessinés par les impérialistes et où s’implantèrent massivement des entreprises occidentales.

Dans les années 1920-1930 cela se traduisit par des entreprises européennes venant restructurer les pays du Moyen-Orient en leur cœur. L’exemple de la régie des eaux au Liban est très révélateur, car il en est de même pour bon nombre de grands ouvrages, le transport ferroviaire et maritime, l’industrie du bâtiment, et plus tard les énergies fossiles.

Voilà donc comment tous ces pays qui doivent trouver la voie de l’émancipation nationale se retrouvent bloquée en raison de l’impérialisme… Mais la focalisation sur le rôle des impérialistes ne doit pas masquer le rôle actif d’éléments féodaux qui servent le statu quo en faveur de la mainmise impérialiste et empêchent les masses de trouver la voie vers la révolution.

La domination impérialiste n’abolit pas le système de classes préexistant dans les pays dominés. Au contraire, elle va s’en servir, brouiller la lecture de l’histoire avec des faisceaux de contradictions et participer à tromper les masses en jouant sur les aspects qui lui sont favorables à elle et qui sont souvent les plus réactionnaires.

Aucune voie reposant sur les pétrodollars de l’étranger et guidée par les éléments semi-féodaux ne peut être juste. Accepter cela et l’encourager, c’est être sur la voie du renoncement révolutionnaire. Seule la lutte des classes guidée par une analyse scientifique de la situation peut être en mesure de mettre en place des alliances correctes pour faire basculer les événements vers un rapport de force propice à la libération nationale par la révolution démocratique.


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