L’animisme cosmique a déjà une « métaphysique » de l’univers. L’univers est ici un flux ininterrompu de choses, rien ne reste à sa place. Les êtres humains morts continuent leur périple dans l’au-delà : rien ne s’arrête jamais. Dans cette transformation générale ininterrompue, même les dieux sont mortels : le Ragnarök est connu pour consister en le crépuscule des dieux scandinaves dans une grande bataille finale.

Vidar déchire la gueule du loup Fenrir, scène du Ragnarök sur une croix du Xe siècle à Gosforth en Angleterre

Vidar déchire la gueule du loup Fenrir, scène du Ragnarök sur une croix du Xe siècle à Gosforth en Angleterre

Ce crépuscule des dieux scandinaves a toujours été compris par les commentateurs comme devant se dérouler dans l’avenir, mais en réalité cela peut être le passé également. Car la fin n’est dans l’animisme cosmique jamais une réelle fin, seulement l’ouverture d’un nouveau cycle.

Tous les « polythéismes » raisonnent en termes de cycles. À un cycle en succède un autre, et ce pour l’éternité. Ce qu’on appelle les dieux sont une expression de ces cycles. En ce sens, on doit parler de polythéisme. Mais ce polythéisme n’est qu’un aspect de l’univers et ce n’est pas le plus important.

La raison est que ces cycles ont lieu à « l’intérieur » d’un univers stable dans sa substance. Derrière tout polythéisme, il y a un univers considéré comme une source énergétique organisée. Tous les « polythéismes » placent au-dessus des dieux une entité suprême parallèle permanente, statique, à l’écart.

Cette dimension a été « oubliée » des commentateurs bourgeois, en raison de l’absence de culte de cette entité suprême. Mais c’est que les prières, rituels et sacrifices polythéistes, dans le prolongement de l’animisme, ne concernent que le monde de l’impermanence, le monde où vivent les êtres humains.

Il n’y aurait aucun intérêt à prier une entité uniquement elle-même, consistant en l’univers lui-même. Ce n’est qu’avec le monothéisme que cet univers dieu abstrait devient précisément concret, par l’intermédiaire d’un homme « choisi » par le dieu-univers personnalisé pour « communiquer ».

Traduction actuelle de la Bible dans la langue amérindienne cree ; le terme employé pour Dieu (ici en jaune) reprend directement celui, animiste cosmique, de grand esprit: Kice-Manitou

Traduction actuelle de la Bible dans la langue amérindienne cree ; le terme employé pour Dieu (ici en jaune) reprend directement celui, animiste cosmique, de grand esprit: Kice-Manitou

Ce qu’on prie dans l’animisme cosmique, ce sont des forces au sein de cet univers, des éléments qui relèvent du flux ininterrompu et qui peuvent agir. Non seulement il y a des dieux pour la pluie, les moissons, la foudre, les montagnes, mais tous ces dieux emplissent la réalité de manière générale, englobant tous les aspects de la vie. On retrouve ici l’animisme – sauf que l’animisme cosmique systématise l’animisme et lui offre un arrière-plan « cosmique ».

Il est malheureusement difficile d’établir en détail cet arrière-plan. On connaît trop peu de choses des civilisations mésopotamiennes. On ne peut pas non plus regarder le polythéisme grec ou romain, voire égyptien, car là déjà on est engagé sur la voie du monothéisme, la période intermédiaire ayant été en majeure partie balayée.

Pour saisir cette vision du monde animiste cosmique, il faut pour cette raison se tourner vers les Aztèques, qui ont une civilisation datant du moyen-âge du point de vue du référentiel occidental, mais bloquée aux portes du monothéisme en pratique. Ce retard immense s’explique par l’incapacité de finaliser la domestication des animaux en l’absence d’animaux de trait et de l’inexistence de métaux dans la région.

Et on a la chance de retrouver dans l’hindouisme de très larges restes de cette période particulière, même si elle a été dépassée. La Chine propose également de nombreuses choses.

Le Taijitu, ou symbole chinois du Yin et du Yang, désigne l’énergie cosmique marquée par la dualité

Le Taijitu, ou symbole chinois du Yin et du Yang, désigne l’énergie cosmique marquée par la dualité

Chez les Aztèques, tout repose sur le Teotl, une force impersonnelle, qui forme le véritable sacré. Plusieurs noms lui sont attribués, qui associent le plus souvent deux termes, une manière typiquement aztèque d’exprimer au maximum la dualité :

– Tloque Nahaque (le possesseur de ce qui est proche),

– Yohualli ehecatl (le mouvement de l’air et la nuit),

– Ometeotl (dieu-deux),

– Ipalnemoani (Celui par qui on vit),

– Tonacatecuhtli-Tonacahuatli (Seigneur et Dame de notre chair).

L’entité suprême Ometeotl (deux-énergie) chez les Aztèques, representé en termes de dualité par le dieu Ometecuhtli et la déesse Omecihuatl

L’entité suprême Ometeotl (deux-énergie) chez les Aztèques, representé en termes de dualité par le dieu Ometecuhtli et la déesse Omecihuatl

Dans sa substance, c’est le strict équivalent de la formule du « grand Manitou » qu’on connaît comme concept amérindien ; on parle ici de ce qui est dénommé Orenda chez les Amérindiens Iroquois, Wakan, chez les Amérindiens Sioux, Pokunt chez les Amérindiens Shoshones, Manitowi chez les Amérindiens Algonquins, Urente chez les Amérindiens Iroquois Tuscarora, etc.

Ce Teotl, ou Manitou, est un sacré inaccessible, dans l’au-delà ; il ne change jamais de forme, il est ce qu’il est. Il est le principe énergétique du monde, l’énergie restant ce qu’elle est. Mais l’énergie s’exprime à travers des formes impermanentes. C’est là qu’on trouve les êtres humains, les animaux, les plantes, mais aussi en un certain sens les dieux, même s’ils sont plus proches de l’énergie « pure » que les autres.

Une référence extrêmement connue de ce concept est également le fameux « om » de l’hindouisme.

Peinture indienne pahari de la fin du 18e siècle, représentant « Om » en trois groupes symboles de la création, la conservation, la destruction (dont deux groupes au moyen d’une dualité de dieux masculin et féminin)

Peinture indienne pahari de la fin du 18e siècle, représentant « Om » en trois groupes symboles de la création, la conservation, la destruction (dont deux groupes au moyen d’une dualité de dieux masculin et féminin)

Dans l’hindouisme actuel, il existe plusieurs courants, chacun considérant que tel ou tel dieu, sous telle ou telle forme, est le dieu suprême, avec telle ou telle nature. Pour certains c’est Brahma, pour d’autres Shiva, pour d’autres Vishnou sous la forme de Krishna, etc.

Cependant, à la base, dans l’hindouisme, il y a un dieu conceptuel à l’arrière-plan, « Brahman ». Ce dieu était au centre de la religion précédant directement l’hindouisme, qu’on a appelé a posteriori le brahmanisme. Concrètement, il y a d’abord le védisme qui apparaît 1500 avant notre ère, cède la place au brahmanisme vers l’an – 500, pour être remplacé par l’hindouisme vers l’an 500.

Il existe bien un dieu dénommé Brahma, mais il est employé pour former un certaine représentation concrète du principe du « Brahman », et grosso modo l’intégrer aux autres dieux. Pour l’hindouisme actuel, Brahma est le créateur du monde, Vishnou le porteur du monde, Shiva le destructeur du monde, dans des cycles infinis.

Ces dieux sont représentés dans chacune des lettres du son « om », en fait AUM, considéré comme la « vibration primordiale ».

Om

Om

Mais là on sort déjà du cadre du brahmanisme, où le « Brahman » est l’arrière-plan fondamental ; si on trouve déjà le concept dans le « védisme », il n’était pas systématisé avant justement de se transformer en brahmanisme.

Le védisme est un animisme particulièrement développé et il atteint justement sa dimension cosmique en conceptualisant le « Brahman ». Voici comment Krishna, dans la Bhagavat-Gita, présente la force cosmique qui est elle-seule réelle en fin de compte, par rapport à ce qui en profite dans le monde « réel » :

« Il n’est rien au-dessus de moi, tout est rattaché à moi, comme les rangs de perles au fil où ils sont suspendus.

Je suis la saveur de ce qui est liquide, je suis l’éclat du Soleil et de la Lune, je suis le mot mystique des Ecritures, je suis la virilité dans l’homme, l’odeur pure dans la terre, la brillance dans les flammes, je suis la vie dans tous les êtres, la contemplation dans le pénitent, la force vitale en tout ce qui vit, l’éclat en tout ce qui brille.

Toutes les natures qui existent vraiment, apparentes ou obscures, viennent de moi ; elles sont en moi, et non moi en elles. »

Le Teotl aztèque dit précisément la même chose, même si ici on a une forme de personnalisation de l’univers qui tend déjà au monothéisme, du moins à une forme en gestation qu’est l’hindouisme.

Dans le brahmanisme, on n’a pas affaire à une telle personnalisation ; on reste dans l’identification à l’univers, à la force vitale dont parle Krishna dans l’extrait de la Bhagavat-Gita mentionné. Dans le brahmanisme, se tourner vers cette force permet d’accéder à une forme supérieure sur le plan mental, appelée Satcitananda – sat signifiant en sanskrit l’être, cit la conscience spirituelle, ananda la félicité.

Les textes fondamentaux employés par le brahmanisme, ce sont les Upanishad, au nombre de 108 et on lit dans le Brihadaranyaka Upanishad, l’Upanishad des grandes forêts :

« En vérité, Brahman possède deux formes : grossière et subtile, mortelle et immortelle, limitée et infinie, définie et indéfinie.

La forme grossière est autre que l’air et l’éther (akasha – cf. shloka II-i-5). C’est une forme mortelle, elle est limitée et définie. L’essence de ce qui est grossier, mortel, limité et défini, est le soleil étincelant, car il est l’essence des trois autres éléments (terre, eau et feu).

Quant à la forme subtile, elle est d’air et d’éther. C’est une forme immortelle, elle est illimitée et indéfinie. L’essence de ce qui est subtil, immortel, illimité et indéfini, est le Purusha de l’orbe solaire, car cet Être est l’essence des deux éléments (air et éther). Cette forme subtile concerne les dieux. »

Une forme grossière, matérielle, et une forme subtile, spirituelle, c’est la vision du monde de l’animisme cosmique : il y a une force vitale qui est l’univers, et ce qui existe, dans toutes ses variations, se confond avec cette force par qui elle existe, et qui finalement seule existe, car elle seule reste.

C’est exactement ce qu’on retrouve avec Maât, la divinité suprême de l’Égypte antique.


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