La question Franz Kafka a été l’une des grandes questions culturelles du mouvement communiste. Pour comprendre pourquoi Kafka, mais aussi pourquoi Georg Trakl ou plus récemment pourquoi Joy Division, il faut saisir l’esprit de ces figures historiques.
Tant Die Brücke que Der Blaue Reiter ont en effet été en fait des mouvements post-impressionnistes, réalisant l’impressionnisme dans le cadre propre à l’Allemagne. Les peintures auxquelles leurs peintres ont donné naissance se fondent sur l’individualisme psychologisant, le culte de la « créativité », une tendance toujours plus affirmée vers l’abstraction.
Pour cette raison, ces mouvements ne correspondent pas à l’expressionnisme véritable. Ils ont été une variante artistique naissant au même moment mais échouant sur l’obstacle de l’impressionnisme.
L’impressionnisme est en effet, il faut le rappeler, l’équivalent en peinture du naturalisme. Or, le but du naturalisme est de représenter de manière minutieuse la réalité. Les peintres post-impressionnistes se sont éloignés toujours plus de ce but, pour finalement basculer dans l’abstraction.
L’expressionnisme véritable, quant à lui, renverse l’impressionnisme et tente d’exprimer la réalité, coûte que coûte, en assumant le monde intérieur.
Pour Georg Lukacs, l’expressionnisme était forcément voué à l’échec, car rejetant le meilleur du passé. Pour Bertolt Brecht, il est possible d’y trouver, éventuellement, une manière de renforcer le réalisme.
La difficulté est la suivante : l’expressionnisme véritable, du meilleur niveau, reprend le principe d’Arthur Rimbaud – se faire « voyant par un long, immense et déraisonné dérèglement de tous les sens ».
Il peut, s’il échoue à faire valoir le réalisme, sombrer dans l’impressionnisme – l’expressionnisme véritable réfutant de basculer dans l’abstraction, il évite cet écueil.
Mais on a alors une difficulté : quel est l’aspect principal ? S’agit-il d’un réalisme propre à une situation particulière, d’un réalisme « tourmenté » ? Ou bien d’un réalisme ayant décadé ?
En ce sens, si l’on suit la première option, le véritable expressionnisme serait ici un réalisme socialiste dans une réalité qui n’est pas socialiste. Il est la tentative d’exprimer la complexité du réel, de la synthétiser, en utilisant comme outils à la fois la juxtaposition rapide d’images et le décalage, la dissymétrie.
Dans l’autre cas, il est un réalisme qui échoue, qui s’effondre, qui sombre.
Si cela peut sembler lointain, on peut penser plus récemment à certains phénomènes pouvant être finalement similaires.
A la toute fin des années 1970 et au début des années 1980, il y a eu en Angleterre une tentative musicale qu’on peut considérer comme relevant de la démarche expressionniste (Joy Division, The Cure, Cabaret Voltaire, New Order, Sisters of Mercy, Bauhaus ou encore The Smiths, The Fall).
Au début des années 1990, le mouvement grunge, au sens très large, peut également refléter une tentative d’exprimer coûte que coûte la réalité (par exemple avec Nirvana, Alice in Chains, les Smashing Pumpkins ou encore Tool).
Impossible de ne pas voir qu’il y a eu chez tous ces artistes une tentative de réalisme s’exprimant de manière tourmentée, avec plus ou moins de réussite et plus ou moins de basculement dans le formalisme ou l’abstraction.
La question de savoir si le grunge a été un mouvement décadent petit-bourgeois ou bien une tentative d’expression au-delà des tourments est en tous points similaires à la problématique de l’expressionnisme. La même question peut être posée pour le mouvement hippie, le mouvement punk, etc. etc.
Bien entendu, il y a au sujet de tous ces artistes une intense propagande sur leur pseudo-caractère absurde, afin d’anéantir ce qu’ils portaient. On a eu droit à la même chose avec Franz Kafka, alors que ses romans sont tout sauf absurde.
Il y a lieu ici de tenter de cerner l’esprit expressionniste, avec par exemple un tout petit texte comme Pendant la nuit, de Kafka. On peut voir synthétisé ce qu’est la perspective expressionniste :
« Englouti dans la nuit. Comme lorsqu’on penche parfois sa tête, afin de réfléchir, être ainsi entièrement englouti dans la nuit. Tout autour dorment les gens.
Un petit jeu d’acteur, une innocente tromperie de soi-même, qu’ils dorment dans des maisons, dans des lits solides, sous un toit solide, étendus ou recroquevillés sur des matelas, entre des draps, sous des couvertures, en réalité, ils se sont retrouvés tout comme un jour jadis, et tout comme plus tard dans un coin inhabitable, un campement à l’air libre, un nombre de gens qu’on ne peut pas cerner des yeux, une armée, un peuple, sous un ciel froid sur une terre froide, jetés là où l’on se tenait debout plus tôt, le front pressé sur le bras, le visage tourné vers le sol, soufflant calmement.
Et tu veilles, es l’un des veilleurs, repères le suivant par l’agitation du bois brûlant venant du fagot, à côté de toi. Pourquoi veilles-tu ? Il en est qui doit veiller, est-il. Il faut qu’il y en ait qui soit là.»
Voici, tout à fait parlant également de la tentative expressionniste, les paroles de la chanson de 1980 intitulée Colony, du groupe Joy Division, et inspiré par une nouvelle de Kafka, La colonie pénitentiaire :
« Un appel à l’aide, un conseil d’anesthésie,
Le son de foyers brisés,
Nous avions l’habitude de toujours nous réunir ici.
Alors qu’il est allongé endormi, elle le prend dans ses bras,
Certaines choses que j’ai à faire, mais je ne veux pas te faire du mal.Un parent inquiet du regard, un baiser, un dernier au revoir,
Lui tend le sac qu’elle emballé, les larmes qu’elle essaie de cacher,
Un vent cruel qui souffle en bas à notre folie
Et le laisse debout froid ici dans cette colonie.Je ne vois pas pourquoi toutes ces confrontations,
Je ne vois pas pourquoi toutes ces dislocations,
Pas de vie de famille, ceci me rend mal à l’aise,
Étais seul ici, dans cette colonie.
Dans cette colonie, dans cette colonie, dans cette colonie, dans cette colonie.Cher Dieu dans sa sagesse t’a pris par la main,
Dieu, dans sa sagesse t’a fait comprendre.
Dans cette colonie, dans cette colonie, dans cette colonie, dans cette colonie.»
Il est possible ici de voir pourquoi Arthur Rimbaud a arrêté la poésie : il suffit d’une erreur et on bascule dans le poétique vide de sens, dans le néant.
Voici enfin l’exemple de Georg Trakl (1887-1914), poète autrichien « maudit », figure mythique de l’expressionnisme :
« CHANSON DE NUIT
Le souffle qui n’est pas fait bouger. Un visage animal
Figé devant le caractère bleu, sa sainteté.
Violent est le silence dans la pierre ;Le masque d’un oiseau de nuit. Trois doux sons
S’estompent en un seul. Elai ! Sa face
Se penche sans voix sur l’eau bleutée.Oh ! son miroir silencieux de la vérité.
Sur la solitaire tempe d’ivoire
Apparaît le reflet des anges déchus.»
On peut également citer le « mythique » Nick Drake, dans son Cello Song :
« Tu semblerais si frêle
Dans le froid de la nuit
Lorsque les armées de l’émotion
Sortent pour le combat.
Mais tandis que la terre s’enfonce dans la tombe
Tu navigues jusqu’au ciel
Sur la crête d’une vague. »
Le double caractère de ces artistes, leur tentative de refléter la vérité, leur caractère authentique font qu’il est impossible de les assimiler à l’abstraction. Vont-ils vers le réalisme pour autant ? C’est à cela que tente de répondre la question Kafka.