L’origine du problème d’Eugen Varga est qu’il a une lecture purement spatiale de la production, et qu’il oublie le temps. Il perd donc le principe du saut qualitatif, car l’espace en contradiction avec lui-même produit le temps, comme expression du mouvement.
En clair, pour Eugen Varga, la production et la consommation sont comme équivalentes dans leur processus, se répondant l’une à l’autre de manière symétriques et sont donc comme annulées dans leur totalité à un temps X. Puis un cycle redémarre.
Or ce n’est pas le cas du tout. Il est possible bien sûr de constater des cycles d’ordre général, des vagues correspondant au mouvement de fond du capital. Cependant, cela est rendu difficile par le fait que la production n’arrive pas sur le marché au même moment, la consommation ne se fait pas au même moment. Ce qui ne se vend pas encore pourra l’être plus tard, et plus il y a de choses à vendre, plus c’est vrai.
De plus, il y a le capital centralisé et celui qui ne l’est pas ; croire que parce qu’il existe un capitalisme centralisé, l’autre disparaît, ce n’est pas comprendre le principe de l’accumulation du capital, et rater une dimension particulièrement multiformes, multi-rythmes.
L’erreur d’Eugen Varga demande il est vrai qu’on la comprenne comme arrière-plan : il se fonde sur une époque où le prolétariat n’est en mesure que d’acheter très peu de choses, et surtout par définition de choses vitales, comme les vêtements et l’alimentation. Cependant, cela ne modifie pas la substance du problème, qui est la lecture statisticienne de l’économie combinée à une incompréhension des sauts qualitatifs existant dans la production de moyens de production.
Déjà, Eugen Varga fait confiance aux statistiques bourgeoises, ce qui est une erreur de méthode tant sur le fond que la forme. Rien que l’économie clandestine passe par pertes et profits, alors qu’elle joue bien entendu un rôle significatif.
Mais surtout, Eugen Varga oublie la différence qualitative entre les deux productions capitalistes : celle sans intermède pour la consommation directe, celle pour la consommation indirecte, c’est-à-dire pour la production. Lui se contente de se focaliser sur les statistiques de la production pour la consommation directe, pour ensuite seulement comparer avec l’autre et dire qu’il y a un décalage.
D’où sa conclusion : une grande production est possible, mais le capitalisme n’y parvient pas, et ce qu’il produit ne se vend pas assez. Il en déduit donc : il y a sous-consommation. Le capital ne parvient plus à se valoriser. Il est donc terminé. Il n’existe plus que comme accroissement par la pressurisation toujours plus grande des prolétaires qu’il n’a pas encore mis au chômage, car de toutes façons il ne reste plus que le capital monopoliste.
C’est sa conception de la crise.
Il oublie par là de prendre autant en considération la production pour la consommation indirecte, qui est le véritable détonateur de la productivité et qui connaît des sauts qualitatifs. Il y a des sauts qualitatifs qui existent dans l’appareil productif, dont des expressions parlantes sont la machine à vapeur, le courant alternatif, les circuits intégrés, l’informatique, etc. Ce sont uniquement des expressions et non le saut en lui-même, car c’est la production qui est réelle et non pas leur principe.
Mais ces sauts modifient fondamentalement la productivité et le caractère même du processus productif, ainsi que celui de consommation. Eugen Varga nie cela parce que pour lui, c’est la consommation qui détermine s’il y a ou non production de moyens productifs.
Il rate par là que les moyens productifs déterminent la forme de la réalisation. C’est bien d’ailleurs pour cela que la planification soviétique n’a pas tablé sur le petit commerce de type capitaliste pour développer l’économie (à part pour la courte période d’urgence avec la « NEP »), qui serait trop lent et surtout qui façonnerait la distribution-consommation de manière capitaliste, mais sur la mise en place par en haut d’une industrie lourde et moderne, seule capable de permettre la véritable émergence rapide et efficace d’une industrie légère dans un contexte général socialiste.
Pour avoir des prolétaires, il faut une production, pour qu’il y ait production, il faut un appareil productif. Pour qu’il y ait consommation, il faut distribution et les formes de l’une et de l’autre dépend de la nature de la production. Le socialisme soviétique, ce sont l’électrification et les tracteurs comme révolution de l’appareil productif et par là comme détonateurs de la production, et il est par conséquent possible de mener la distribution-consommation de manière socialiste.
Staline résume cette question de la manière suivante, dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS :
« Les forces productives sont les forces les plus mobiles et les plus révolutionnaires de la production. Elles devancent, sans conteste, les rapports de production, en régime socialiste également. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que les rapports de production s’adaptent au caractère des forces productives. »
Eugen Varga ne voit pas les choses ainsi, il fait du premier aspect de la production – celle des moyens de production – une simple annexe du second aspect – celle des biens de consommation.
Chez lui, une fois que le premier aspect est réalisé, alors arrive le second, qui produit des marchandises sur le marché, et cela s’arrête là. Ce qui définit un cycle, c’est de savoir dans quelle mesure ces marchandises mises sur le marché vont trouver des acheteurs ou non.
Le capitalisme se réduit alors au second aspect et le premier a disparu. On peut même dire que, finalement, le premier aspect n’est même plus capitaliste chez Eugen Varga, car répondant aux besoins des entreprises, son anarchie est bien moins grande que pour la production pour les consommateurs.
C’est précisément par là qu’Eugen Varga va justement totalement échouer par la suite. À sa thèse d’une sous-consommation comme source de la crise capitaliste dans un contexte qui serait totalement monopoliste, Eugen Varga va tenter d’expliquer le capitalisme parvient à se maintenir tout de même – car il faut bien l’expliquer – au moyen de la rationalité du premier aspect de la production (celle des moyens de production), qui va s’imposer partout grâce à l’État.