Il va de soi que le fait qu’Eugen Varga cherche à maintenir sa position n’alla pas sans réactions. Celui-ci chercha alors à louvoyer autant que possible ; il envoya ainsi une lettre à la Pravda, qui fut publié le 15 mars 1949 et où il présentait son refus de se faire instrumentaliser par les forces occidentales :
« J’aimerais protester de la façon la plus forte contre les sombres manœuvres des fauteurs de guerre quant au fait que je serais un homme « d’orientation occidentale ». Aujourd’hui, dans les circonstances présentes, cela signifierait être un contre-révolutionnaire, un traître anti-soviétique à la classe ouvrière. »
En avril 1949, il feignit même de reconnaître ses erreurs dans un article d’une dizaine de pages, « Contre la tendance réformiste dans les études sur l’impérialisme », dans la nouvelle revue Problème d’économie, concernant la question du rapport entre le capitalisme et l’État, la transition pacifique au socialisme, le rapport entre puissances coloniales et colonies, la nature des pays de l’Est européen.
C’était en apparence une capitulation sur quasiment toute la ligne. Il prétendit avouer s »être entraîné dans une logique « formant une entière chaîne d’erreurs relevant de la tendance réformiste qui naturellement aboutissant à des erreurs de la tendance cosmopolite, car embellissant le capitalisme ».
Voici comment il résume la critique qui lui a été faite, en prétendant la prendre à son compte :
« La raison principale fut, comme mes critiques l’ont correctement établi, la séparation méthodologiquement erronée de l’économie et de la politique (…).
Les erreurs de tendance réformiste procèdent inévitablement d’un abandon de la méthode dialectique marxiste-léniniste, qui exige une étude de plusieurs aspects de tous les phénomènes dans l’analyse, et de leurs rapports mutuels (…).
Quand une tentative est faite (dans mon cas et dans celui d’un certain nombre d’auteur de l’ancien Institut d’économie mondiale et de politiques mondiales) d’analyser l’économie du capitalisme « en-dehors de la politique », cet abandon conduit inévitablement, non intentionnellement, à des erreurs de tendance réformiste. »
Il reconnaissait en apparence que ses propos pourraient avoir les applaudissements de n’importe quel réformiste ; toutefois, il n’aborda pas la question de l’inéluctabilité des guerres, ce qui montre bien qu’il avait compris que c’était là la essentielle, avec celle de l’évaluation de la nature du socialisme soviétique. En mettant l’accent indirectement sur ce point, le vargisme se focalisait désormais sur un aspect désormais principal sur le plan tactique, dans son combat.
La session de l’Institut d’économie menée à ce moment-là ne fut pas dupe, considérant qu’Eugen Varga et ses partisans ne faisaient qu’une demie autocritique. L’Institut se lança dans une campagne contre ce qui fut défini, notamment au moyen de conférences, comme Le cosmopolitisme bourgeois dans les sciences économiques nationales.
Cependant, le second aspect, portant sur la nature du socialisme soviétique, prit le dessus parallèlement au rejet du vargisme.
De fait, il y avait le problème de la combinaison du PCUS(b) et de l’institution du Gosplan dans la lutte anti-vargiste. Cette activité se chevauchait, elle était conçue dans un esprit de rectification mais sans saisie du cadre; elle ne pouvait qu’aboutir à un morcellement des analyses, une division de l’unité, une fragilité dans la structure.
Avec la question de la nature du socialisme à l’arrière-plan, il suffisait d’une tendance erronée à un endroit et tout risquait de prendre une très mauvaise tournure. C’est ce qui arriva avec ce qui fut appelé l’affaire de Leningrad.
Celle-ci commença quelques semaines après le cinquième anniversaire de la victoire soviétique libérant le terrible étau nazi sur Leningrad. Alexeï Kouznetsov, une importante figure du Comité Central et ancien responsable du Parti à Leningrad, fut accusé aux côtés de Piotr Popkov de s’opposer à la direction centrale du PCUS(b) et de monter, y compris avec des moyens douteux, un centre politique à Leningrad, en proposant pas moins qu’une sorte de Parti parallèle au PCUS(b), dans un esprit de morcellement des responsabilités..
Une critique générale fut effectuée de la section du Parti dans la ville, accusée de se focaliser sur soi-même dans sa presse, l’agitation, la propagande, etc. L’histoire de la seconde guerre mondiale proposée était pareillement tournée vers la ville, au lieu d’avoir un point de vue général ; le blocus de la ville était magnifié et le rôle de la section locale du Parti était surestimé. Le musée de la défense de Leningrad avait déjà connu la visite de vingt jours de deux envoyés spéciaux du Comité Central en septembre 1948 ; il fut finalement fermé.
A l’arrière-plan, il y a également une accusation de népotisme et d’escroquerie et les responsables de l’administration de la ville, Iakov Kapoustine et Piotr Lazoutine, furent accusés de faire partie de cette initiative, ainsi que Mikhail Rodionov, ayant alors comme poste l’équivalent de premier ministre de la République socialiste fédérative soviétique de Russie.
En septembre 1949, une enquête pour la direction du PCUS(b) fournit des accusations de malversation dans la section de Leningrad.
« L’audit a établi de nombreux cas d’utilisation illégale de fonds publics par les anciens dirigeants du comité exécutif de la ville et d’utilisation de leurs fonctions à des fins personnelles.
En violation de la décision du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS du 2 janvier 1945, des banquets pour les anciens dirigeants du comité exécutif de la ville avec leurs familles et pour un cercle restreint de personnes du parti et de militants soviétiques ont été organisés sous la sanction des anciens présidents du comité exécutif de Popkov et de Lazoutine. »
Un véritable système de détournement de fonds a été en fait organisé à Leningrad, dans l’optique d’une vie luxueuse pour chaque responsable, avec plusieurs voitures, plusieurs maisons de campagnes, des campagnes de chasse faramineuses, des banquets, des vacances, des approvisionnements en alcool et et nourriture, etc.
Le style de vie était devenu décadent, notamment avec la promiscuité sexuelle ; les agents financiers soviétiques dressèrent une liste longue et précise de tous les actes de corruption. L’accusation fut par conséquent la suivante :
« Le groupe anti-parti a cultivé le népotisme dans des organisations collectives, la responsabilité collective, a été largement appliqué et a encouragé les dons, les pots de vin et autres méthodes de décomposition des actifs. »
Pas moins de 2000 cadres furent mis à pieds et des hauts responsables exécutés, dont Nikolaï Voznessenski, le responsable du Gosplan. Sa disparition ne fut pas mentionnée avant 1952, lorsqu’une campagne fut lancée pour dénoncer sa ligne développée en 1948.
Le temps qu’il a fallu pour parvenir à cette critique souligne l’extrême faiblesse du Parti dans cette situation. De fait, Nikolaï Voznessenski avait fini en 1948 par appeler à utiliser le critère du profit pour organiser la production économique, en-dehors de toute considération d’ensemble à partir d’une démarche idéologique.
C’était là exiger que le Gosplan libéralise l’économie, créant des centres plus ou moins autonomes où les grandes entités efficaces prédominent, brisant le cadre unitaire du pays, mettant littéralement le PCUS(b) de côté. Le Gosplan se chargerait de gérer l’ensemble du processus, de l’encadrer, de le paramétrer.
On aurait des entreprises littéralement en roue libre, le Gosplan maintenant seulement le cadre global. C’est très précisément la ligne qui triomphera par la suite avec Leonid Brejnev.
On comprend alors que le vargisme représente la ligne de Nikita Khrouchtchev, alors que la thèse de Nikolaï Voznessenski correspondait à celle de Leonid Brejnev.
Les deux contradictions majeures de l’économie politique soviétique – analyse de la situation extérieure (avec Eugen Varga), analyse de la situation intérieure (avec Nikolaï Voznessenski) -, était le grand défi de l’URSS de l’après-guerre.
L’affaire Varga, portant sur la question de la nature du capitalisme et de l’impérialisme, se voyait aller avec l’affaire Nikolaï Voznessenski, portant sur la nature du socialisme soviétique.
Et malgré l’écrasement du vargisme en 1948 et de la clique de Leningrad en 1949, les problèmes restaient posés des années après, parce qu’il ne s’agissait pas de simples déviations, mais d’expressions d’une ligne noire en URSS, d’une lutte entre deux lignes, d’une étape qualitative dans l’histoire de l’URSS.
Staline témoigna, dans cette situation terrible, qu’il était bien l’homme d’acier, l’ultime défenseur du socialisme dans les situations les plus difficiles. Il mit tout son poids dans la balance pour tenter de contrecarrer cette tendance révisionniste, avec Les problèmes économiques du socialisme en URSS, publié tout d’abord les 3 et 4 octobre 1952 dans la Pravda, quelques jours avant l’ouverture du 19e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).
Les chapitres un et trois doivent être considérés comme visant Nikolaï Voznessenski. Ils sont intitulés :
– A propos du caractère des lois économiques sous le socialisme ;
– La loi de la valeur sous le socialisme.
Les chapitres cinq et six attaquent les positions correspondant à celles d’Eugen Varga. Il sont intitulés :
– De la désagrégation du marché mondial unique et de l’aggravation de la crise du système capitaliste mondial ;
– De l’inéluctabilité des guerres entre les pays capitalistes.