Eugen Varga fut porté aux nues par le révisionnisme, et cela dès qu’il y eut la marge de manœuvre pour le faire. Il reçut l’ordre de Lénine dès 1954, à l’occasion de ses 75 ans. Il reçut également ce qui s’appelait encore le prix Staline, ce qui est très ironique dans la mesure où célébrer Eugen Varga un an après la mort de Staline, c’était ouvertement attaquer ce dernier.
Lors du 20e congrès du PCUS, celui de la « déstalinisation », Mikoyan – qui s’était opposé à Molotov au sujet du plan Marshall – se plaignit du manque d’études du capitalisme contemporain, dénonçant que l’Institut d’économie mondiale et de politiques mondiales d’Eugen Varga ait été fermé en 1947. Deux mois après, le gouvernement mit en place l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales auprès de l’Académie des sciences de l’URSS.
La place d’économiste d’Eugen Varga ne devint pas pour autant centrale, le régime khrouchtchévien ne marchant aucunement selon des exigences idéologiques, mais au moyen d’équipes aux principes généraux diffus ayant juste comme orientation de maintenir le cadre général institutionnel et ses besoins.
Eugen Varga participa ainsi notamment à la rédaction des Fondements du léninisme, paru en 1960, sorte de manuel anti-Staline, et à la fin août et début septembre 1962 à Moscou à un colloque international organisé par l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales et la revue marxiste mondiale de Prague. Sa longue intervention au sujet des « problèmes théoriques » du marché commun à l’ouest fut publiée dans la revue de l’institut, mais ne devint pas pour autant une base d’orientation (Eugen Varga considérait que la formation d’une union européenne économique serait insignifiante, qu’elle ne permettrait de toutes façons de relancer le capitalisme pour toute une période).
Pour autant, Eugen Varga était un outil formidable, par ses ouvrages, son positionnement, son rôle historique. L’académie des sciences de Hongrie lui remit un diplôme honoris causa en 1955 ; l’université Humboldt de RDA, à l’occasion de son 150e anniversaire en 1960, fit de même en raison de ses « mérites exceptionnels » comme théoricien du capitalisme monopoliste d’État.
Il reçut en 1963 le plus grand ordre de l’URSS, le prix Lénine, en reconnaissance de ce que la Pravda définit comme son « activité scientifique et révolutionnaire pendant cinquante années », dans le cadre d’une grande festivité mise en place par l’Académie des sciences de l’URSS, dont le point culminant la valorisation de l’ouvrage Le capitalisme au vingtième siècle.
À sa mort en 1964, la Pravda salua, dans un texte signé notamment par Nikita Khrouchtchev et Anastas Mikoyan, celui qui avait été :
« un remarquable représentant de la science économique marxiste-léniniste (…). Les travaux d’E.S. Varga sont remplis d’esprit partidaire, et d’un caractère irréconciliable avec toute manifestation de dogmatisme ou de révisionnisme, de réduction au vulgaire ou de doctrinarisme qui s’intitulait soi-même science dans les années du culte de la personnalité. »
Une plaque commémorative fut installée à Moscou là où il habitait et une semaine après, l’académie des sciences d’URSS organisa un meeting de commémoration dans ses bâtiments à Moscou. Dans la salle, on trouvait le secrétaire du Comité Central du PCUS Ponomarev, un délégué du parti hongrois et l’ambassadeur de Hongrie
Le New York Times annonça de la manière suivante le décès d’Eugen Varga, avec un résumé très lourd de sens pour qui connaît son parcours :
« Moscou, le 8 octobre – Est mort aujourd’hui Eugene S. Varga, l’économiste soviétique d’origine hongroise, dont l’analyse en 1948 concernant le futur du capitalisme allait à contre-sens de la doctrine communiste, mais fut finalement accepté par le gouvernement soviétique. Son âge était de 84 ans. »
Ses œuvres choisies en trois volumes furent publiées en 1979 en Union Soviétique, en Hongrie et en Allemagne de l’Est (avec une réédition en 1982 pour ce pays). L’anniversaire de ses 90 ans fut commémoré de manière importante à Moscou, avec un éloge de la part de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, mais aussi par des cérémonies à l’université Karl Marx de Leipzig. Pour ses cent ans, l’Institut pour la politique et l’économie internationales à Berlin-Est organisa toute une cérémonie, ainsi que l’Académie hongroise des sciences.
De manière tout à fait anecdotique, en 1968 commença à circuler un « testament » d’Eugen Varga, intitulé « La voie russe de transition au socialisme et ses résultats » et paru dans la revue clandestine moscovite Le phénix. La nouvelle d’un tel document a été largement repris dans les pays occidentaux, de par sa teneur, consistant en une dénonciation d’une caste bureaucratique ayant pris le pouvoir dans les années 1930.
Dans les années 1990, un professeur moscovite, Pospelov, a avoué être le véritable auteur d’un document en décalage total de toutes façons avec l’approche d’Eugen Varga, qui en pratique était déjà rentré en rupture, dès les années 1950 et ne se situait pas dans la problématique « bureaucratique » qui était celle notamment de Charles Bettelheim dans les années 1960-1970, principalement avec son ouvrage Les luttes de classes en URSS (1917-1941).
Dans Le Monde diplomatique, l’article saluant la parution du pseudo-testament en français, à l’initiative des éditions Grasset avec une préface de Roger Garaudy, est à ce titre incohérent :
« On est frappé par le décalage entre l’extrême réserve de l’auteur dans ses publications officielles et ce texte où, laissant de côté les précautions habituelles, il remet en cause, avec une audace singulière, tous les tabous et fait, à la veille de mourir, le bilan critique du régime qu’il a servi fidèlement durant quarante-quatre ans. »
Cela n’a aucun sens quand on sait comment Eugen Varga avait en pratique déjà rué dans les brancards de manière ouverte et retentissante après 1945, et fourni les principaux éléments du révisionnisme de Khrouchtchev.