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Dans les années 1980, le symbole de l’Action antifasciste est réapparu en Allemagne, cette fois avec un drapeau noir au lieu du second drapeau rouge. Cela fit partie d’une relance de l’antifascisme en Allemagne, aboutissant dans les années 1990 à la reformation d’une Action antifasciste par des « antifascistes autonomes ».
Dans les années 1960, de nombreuses organisations maoïstes naquirent en Allemagne de l’Ouest. Se rattachant à la tradition communiste des années 1930, elles remirent en avant le symbole de l’Action antifasciste, ainsi que le principe, même si de manière secondaire par rapport à la tentative commune de générer un « front populaire. »
Lorsque le mouvement maoïste s’effondra au début des années 1970, il se fondit dans trois courants existant au préalable : les Verts alternatifs, les anarchistes et les spontanéistes qui se fondirent eux-mêmes dans les « autonomes », les « anti-impérialistes » c’est-à-dire la mouvance appuyant la Fraction Armée Rouge (RAF).
A cette époque, l’antifascisme faisait partie de la culture d’extrême-gauche, toute initiative d’extrême-droite de grande envergure, comme des meetings, était pratiquement prise d’assaut (à Hambourg en 1977, à Göttingen en 1978).
Cependant, le fascisme était considéré comme provenant de l’État lui-même. Il n’y avait pas d’analyse sur une éventuelle crise sociale de la société capitaliste, sur l’antisémitisme ; le système capitaliste était considéré comme stable mais devant s’effondrer dans une sorte de crise finale brutale.
L’antifascisme était totalement en arrière-plan par rapport aux thèmes principaux comme le très important mouvement squatter, l’énorme mouvement anti-nucléaire, l’opposition à la guerre et la lutte armée (de la guérilla diffuse, des Cellules Révolutionnaires et de la Fraction Armée Rouge).
Ce n’est que dans le courant des années 1980 qu’il fut mis en avant, de par les interventions massives contre des initiatives d’extrême-droite protégées très brutalement par la police. En 1985 à Francfort, l’antifasciste Günter Sare meurt écrasé par un camion lanceur d’eau, ce qui va provoquer une émeute au centre-ville et deux semaines d’actions antifascistes dans tout le pays.
Entre 1985 et 1989, malgré le caractère secondaire de l’antifascisme, il y aura ainsi une cinquantaine d’attentats et des centaines d’action, notamment contre les regroupements fascistes.
Mais l’incapacité générale à faire un saut, se marquant par la ghettoïsation du mouvement (avec une grande centralisation à Berlin et Hambourg), amena une sorte de paralysie du mouvement ; malgré un activisme forcené, avec notamment des milliers d’actions illégales tant de la part des autonomes que des anti-impérialistes, il y eut un essoufflement général, brutal.
Les anti-impérialistes disparurent pratiquement du jour au lendemain en 1988-1989, alors que les autonomes furent submergés par la vague nationaliste suite à la réunification allemande.
C’est alors que devant les multiples agressions racistes, avec parfois un soutien populaire notamment à l’Est, l’antifascisme fut pris à bras le corps par tout ce qui restait de la scène autonome. Une foule d’analyses antifascistes furent faites, notamment sur la question du racisme, du sexisme et de l’antisémitisme.
C’est dans ce cadre qu’arriva la proposition d’un antifascisme autonome et d’une reconstitution de l’Action antifasciste.
C’est dès 1982 que les premières personnes organisées comme « antifascistes autonomes » publiaient un document, à 1000 exemplaires (un nombre pouvant sembler faible, mais il faut se rappeler qu’en Allemagne de l’Ouest existaient alors de très nombreux « infoladen », jouant le rôle de librairies mais aussi surtout de bibliothèques, et que les colocations étaient une tradition dans la jeunesse, notamment politisée).
Ce document tentait de formuler une ligne stratégique ; on y lit notamment que « L’antifascisme n’est pas antagonique. Qui n’est qu’antifasciste, n’est pas antifasciste, car n’ayant pas compris que n’est pas fasciste certains intérêts particuliers du Capital, certaines cliques dominantes, certains mouvements de masse, mais le système lui-même ».
La tradition des « antifascistes autonomes » n’est donc pas celle des autonomes ni des anti-impérialistes, même si en de nombreux points il y avait des ponts.
Les « antifascistes autonomes » n’avaient en effet pas qu’une conception stratégique précise de l’antifascisme (alors que les autonomes ne cherchaient pas de stratégie et que pour les anti-impérialistes cela passait par la RAF). Leur travail était conçu comme relevant d’une activité de « cadre » ; il y avait une conception centralisée de l’organisation.
Il y avait des formations, une perspective avant-gardiste. Et inversement, la ligne de masses primait : les actions illégales n’utilisaient pas des explosifs ni des armes, devant suivre des méthodes que toute personne pourrait reprendre. Pareillement, les actions étaient à chaque fois signées de noms différents, etc.
Les « antifascistes autonomes » ne menaient pas de travail ouvert ; il n’y avait pas de réunion publique ou de meetings. La diffusion de documents fonctionnait au sein de cercles et on ne pouvait qu’être coopté pour rejoindre le mouvement, à condition de soi-même devenir cadre.
Les « antifascistes autonomes » étaient un noyau dur, qui a comme rôle d’impulser des initiatives globales. C’est en fait le fonctionnement traditionnel des autonomes organiséEs en Allemagne, quelque chose qu’on ne peut considérer évidemment que comme très intéressant, et somme toute très logique.
Les « antifascistes autonomes », nom pris ainsi au début des années 1980, étaient ainsi minoritaires, mais émergeaient à la fin de la décennie alors qu’il y avait un grand vite politique et culturel à l’extrême-gauche et que l’extrême-droite surfait sur la réunification.
C’est un groupe de Göttingen qui va jouer un rôle essentiel dans la refondation de l’antifascisme en Allemagne. L’Antifa M (M pour « marxiste » ou « mercredi », cela reste toujours un mystère) ne faisait en fait que reprendre la ligne de ceux et celles prônant l’antifascisme durant les années 1980, et qui étaient en arrière-plan par rapport aux autonomes et aux anti-impérialistes.
L’Antifa M était une structure sur le modèle des « antifascistes autonomes » ; il était donc très difficile d’y rentrer, mais facile d’en sortir. Mais il va y avoir des modifications dans la stratégie qui vont avoir un rôle énorme sur l’antifascisme en Allemagne.
L’Antifa M va en effet systématiser, dès son apparition officielle en 1989, une pratique qui va avoir un grand succès. On retrouve déjà le symbole des deux drapeaux, dont le design vient d’ailleurs du groupe « Kunst und Kampf » (art et lutte) qui lui est historiquement lié.
Les affiches vont être particulièrement soignées, sur le mode d’une agit-prop efficace.
Les principales initiatives consistèrent en des manifestations contre des lieux d’extrême-droite, sur le mode du « black block », toutes les personnes manifestantes étant en noir, voire casquées. Et à cela s’ajoutait un grand travail d’explication, même par rapport à la presse bourgeoise.
La démarche de l’Antifa M va subir d’énormes critiques dans la scène autonome. On lui reproche le principe du black block, qui ne cherche en fait pas l’affrontement et est défensif et symbolique, mais aussi la volonté de construire une organisation en tant que telle.
Néanmoins, la nouvelle génération apprécia en grande partie le principe. Toute une génération avait compris l’importance de l’antifascisme : lors de la manifestation du 25 novembre 1989 suite à la mort de l’antifasciste Conny Wessmann, tuée une semaine plus tôt par la police lors d’un rassemblement antifasciste, ce sont 18 000 personnes qui participèrent.
L’Antifa M put donc concrétiser son projet. La manifestation du 31 décembre 1991 à Göttingen, sous la forme d’un black block, rassembla 800 personnes sous le mot d’ordre « Contre le fascisme et la terreur policière – ensemble l’avenir nous appartient ! »
Cela fut un pas décisif pour la refondation de l’Action antifasciste.
Le 25 juillet 1992 fut fondée à Wuppertal l’Antifaschistisch Aktion/Bundesweite Organisation (AA/BO), l’Action antifasciste / Organisation à l’échelle fédérale (c’est-à-dire de la République Fédérale d’Allemagne, le but étant d’éviter le terme « nation » dans le nom).
11 groupes y participèrent, selon les principes suivants : travail ouvert de masse, combinaison de la théorie et de la pratique, le tout sur une base régulière et assurant une continuité totale. Les groupes devaient assurer une réunion hebdomadaire au minimum, plus les réunions intergroupes, participer aux campagnes, suivre des formations, etc.
On ne pouvait pas rejoindre individuellement l’AA/BO, seulement en tant que groupe. La question de ce qu’est le fascisme ne fut par contre pas au cœur des débats. La priorité était le mouvement, et qu’il existe sur une base solide.
L’année 1992 était, qui plus est, une année de grande violence d’extrême-droite, avec le scandale internationale de Rostock, où en pleine journée des centaines d’émeutiers attaquèrent un foyer de réfugiés. 2000 personnes applaudissaient en même temps, alors que l’État dut envoyer la police de l’ouest, celle de l’est refusant de se déplacer !
Une grande marche d’un million de personnes munies de bougies se déroula en décembre 1992 dans tout le pays, avec des attaques fascistes dans certaines villes. Ce qui fit également que l’AA/BO avait un grand écho et le moyen de sortir du « ghetto », et ce d’autant plus qu’une structure concurrente – une réunion antifasciste à l’échelle fédérale (BAT) – résumait son activité à la recherche et à la dénonciation des fascistes (ce qu’en France faisait Réflexes et fait Fafwatch), sans ligne de masses ni démarche idéologique, culturelle et politique.
L’AA/BO put rassembler en masse pour des black blocks décidés lors d’une campagne intitulée « aller de l’avant contre les centres fascistes ! » 2000 personnes furent présentes début 1993 à Adelebsen, autant à Mainz-Gonsenheim en avril 1993, lieu d’un rassemblement néo-nazi annuel depuis 20 ans. En février 1994, ce seront plusieurs milliers de personnes à Detmold-Pivitsheide, et en juin 1994 3000 à Northeim.
Ces actions se déroulent dans de toutes petites villes, ce qui est une expression de l’impulsion donnée par l’AA/BO : la moindre petite localité a son groupe antifasciste ou tout au moins des activistes organiséEs, même sans être relié à une structure globale.
L’Etat dut procéder à l’interdiction de dix organisations néo-nazies entre 1992 et 1995, devant la pression antifa, depuis les actions locales jusqu’aux initiatives de blocage des réunions fascistes.
L’Antifa M constituant le moteur de l’AA/BO, la répression frappa alors brutalement. 36 perquisitions eurent liées dans la mouvance de l’Antifa M, et 17 personnes accusées de faire partie d’une « association de malfaiteurs » et d’en soutenir une autre (la Fraction Armée Rouge).
Il est vrai que l’affiche avec le black block de l’Antifa M et en toile de fond la prison en construction venant d’être détruite par la Fraction Armée Rouge avait le mérité d’être parlant. L’Antifa M se posait comme avant-garde idéologique-politique-culturelle et l’Etat ne pouvait pas l’accepter.
La répression posa de durs problèmes ; l’AA/BO passa malgré tout à 17 groupes en 1995, mais retomba à 9 en 1996, de par l’incapacité matérielle à gérer le mouvement.
Si le procès fut quasiment gagné en 1996, il avait paralysé l’Antifa M pendant tout ce temps là (l’Antifa M eut comme peine d’affirmer par voie de presse qu’elle respecterait la loi sur les manifestations ainsi que de payer la somme de 56.000 DM, soit à peu près 25000 euros, au mémorial du camp de concentration de Mittelbau Dora, ce qui témoigne du succès politique de l’Antifa M au procès).
La dynamique de l’AA/BO était cassée. Le camp d’été de juillet 1998, sous le mot d’ordre « Organise la résistance révolutionnaire » – rassembla des centaines de personnes, mais sans redynamiser le tissu organisationnel.
La campagne de 1999 – « Stopper la progression de la droite ! Offensive antifa ’99 » – fut menée en commun avec 40 autres groupes, culminant dans la manifestation anti-NPD à Stuttgart, avec 1500 personnes.
Mais il n’y avait plus d’écho, en raison de l’incapacité à produire du positif. En 2001, l’AA/BO se dissout ; en 2004, l’Antifa M implose en raison des débats très conflictuels, notamment avec la question « anti-allemande. »
La question en effet de ce qu’est le fascisme n’avait pas été étudiée de manière précise, alors que de très nombreuses personnes de la scène antifa avaient étudié en détail les mobilisations nazies et le rôle de l’antisémitisme.
La question de la ligne de masses se posait, mais l’antifascisme autonome n’avait jusque-là pas fait de séparation entre l’État et les fascistes, ceux-ci n’étant considéré que comme la « pointe » ultra de l’Etat.
La progression du NPD, des « camaraderies » néo-nazies et des « nationalistes autonomes » exigeaient cependant du contenu.
C’est ce contenu que les groupes post-antifascistes recherchent, depuis des groupes marxistes critiquant la marchandise jusqu’aux variantes antifascistes vegans, en passant par les groupes combattant pour le « deluxe for all » (« le luxe pour tous ») et les luttes sociales.
A côté de cela, il y a bien entendu le soutien à l’antifascisme, désormais une composante inaltérable et intouchable, marquée par des succès (à Dresde, les nazis furent 4000 en 2009, 6000 en 2010, mais bloqués par les antifas en 2010).
Mais la question du contenu n’est pas résolue, et il n’y a pas en vue de reconstitution de l’AA/BO, même sous une forme améliorée. Le symbole de l’AA est toujours répandu, la démarche en partie réutilisée, mais il n’y a pas de stratégie antifasciste unifiée ni offensive : tout est une réponse aux initiatives nazies, en quelque sorte à chaque fois dans l’urgence.