Cette question de l’accumulation est indéniablement difficile et il est facile de se tromper. Rosa Luxembourg est dans ce cas ; son monument qu’est L’accumulation du capital consiste justement en la critique de la position de Karl Marx sur l’accumulation.
Aux yeux de Rosa Luxembourg, ce qu’explique Karl Marx est insuffisant. La richesse ne peut pas provenir du capitalisme lui-même. Ne voyant pas l’élévation des forces productives, le progrès qualitatif, elle va chercher un progrès quantitatif.
Sa position est alors celle qui sera du tiers-mondisme par la suite : le capitalisme ne peut exister que de l’exploitation du tiers-monde. Au lieu de voir que le capital est bien plus présent, plus développé, dans les pays capitalistes, avec une donc une exploitation bien plus grande, le tiers-mondisme considère que la richesse ne peut provenir que des pays « exploités », en réalité semi-coloniaux semi-féodaux.
C’est une vision romantique qui considère que l’ouvrier français, allemand ou américain présent dans une usine d’automobiles utilisant des robots est moins exploité que l’ouvrier du textile du Bangladesh, du Vietnam ou Mexique, alors qu’en réalité, sur le plan du capital mis en œuvre, c’est le contraire.
Rosa Luxembourg est proche de ce point de vue, en fait elle l’a anticipé. Elle considère que les capitalistes sont les seuls détenteurs de la richesse – elle ne prend pas en compte les forces productives grandissantes, pas plus que ne le fera le trotskysme par ailleurs – et que donc, puisque les travailleurs n’ont rien, il faut rechercher dans les zones « non capitalistes » (qui justement selon Lénine n’existent plus, et sont devenus semi-coloniales semi-féodales).
Voici ce qu’elle dit dans L’accumulation du capital, afin de poser le problème :
« Le problème se pose ainsi : comment s’effectue la reproduction sociale si l’on pose le fait que la plus-value n’est pas tout entière consommée par les capitalistes, mais qu’une part croissante en est réservée à l’extension de la production ?
Dans ces conditions, ce qui reste du produit social, déduction faite de la partie destinée au renouvellement du capital constant, ne peut a priori être entièrement consommé par les ouvriers et par les capitalistes ; et ce fait est la donnée essentielle du problème. Il est donc exclu que les ouvriers et les capitalistes puissent réaliser le produit total eux-mêmes.
Ils ne peuvent réaliser que le capital variable, la partie usée du capital constant et la partie consommée de la plus-value ; ce faisant ils recréent seulement les conditions nécessaires à la continuation de la reproduction à la même échelle.
Mais ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisation de la plus-value aux fins d’accumulation se révèle comme une tâche impossible dans une société composée exclusivement d’ouvriers et de capitalistes. »
Voici comment elle pense le résoudre :
« Ce qui est certain, c’est que la plus-value ne peut être réalisée ni par les salariés, ni par les capitalistes, mais seulement par des couches sociales ou des sociétés à mode de production précapitaliste.
On peut imaginer ici deux possibilités différentes de réalisation : l’industrie capitaliste peut produire un excédent de moyens de consommation au-delà de ses propres besoins (ceux des ouvriers et des capitalistes), elle vendra cet excédent à des couches sociales ou à des pays non capitalistes (…). On peut également envisager le cas inverse. La production capitaliste peut fournir des moyens de production excédant ses propres besoins, et trouver des acheteurs dans des pays extra-capitalistes. »
Pour Rosa Luxembourg, ce sont les pays « non capitalistes » qui permettent l’accumulation :
« Par ailleurs il n’est pas évident que les moyens de production et de consommation nécessaires soient tous nécessairement d’origine capitaliste. Cette hypothèse, que Marx a mis à la base de son schéma de l’accumulation, ne correspond ni à la pratique journalière ni à l’histoire du capital ni au caractère spécifique de ce mode de production (…).
L’accroissement du capital variable est directement attribué et à la seule reproduction naturelle de la classe ouvrière, déjà dominée par le capital.
Cette explication est conforme au schéma de la reproduction élargie qui, selon l’hypothèse de Marx, n’admet que deux classes sociales, la classe capitaliste et la classe ouvrière, et considère le capitalisme comme le mode unique et absolu de production.
A partir de ces prémisses, la reproduction naturelle de la classe ouvrière est en effet la seule source de l’augmentation des forces de travail mobilisées par le capital. Cependant cette conception contredit les lois qui régissent les mouvements de l’accumulation (…).
Il [Marx] ne tient pas compte de la source la plus importante du recrutement de ce prolétariat en Europe : la prolétarisation continue des couches moyennes dans les villes et à la campagne, la ruine de l’économie paysanne et du petit artisanat, c’est-à-dire le processus constant de destruction et de désagrégation des modes de production non capitalistes, mais précapitalistes, aboutissant au massage constant des forces de travail d’une situation non capitaliste à une situation capitaliste.
Nous faisons allusion non seulement à la décomposition de l’économie paysanne et de l’artisanat en Europe, mais aussi à la décomposition des formes de production et de sociétés primitives dans des pays extra-européens (…).
Nous constatons pourtant que le capitalisme, même dans sa phase de maturité, est lié à tous les égards à l’existence de couches et de sociétés non capitalistes. Il ne s’agit pas seulement dans cette dépendance du problème des débouchés pour les « produits excédentaires » comme l’ont cru Sismondi ainsi que plus tard les critiques et les sceptiques de l’accumulation.
L’accumulation est liée quant à sa composition matérielle et ses rapports de valeur et dans tous ses éléments : capital constant, capital variable et plus-value, à des formes de production non capitalistes. Ces dernières constituent le milieu historique donné de ce processus. Non seulement l’accumulation ne peut être expliquée à partir de l’hypothèse de la domination générale et absolue de la production capitaliste, mais elle est même tout simplement inconcevable à tous égards sans le milieu non capitaliste (…).
Il en est autrement de la réalisation de la plus-value. Celle-ci est liée de prime abord à des producteurs et à des consommateurs non capitalistes comme tels. L’existence d’acheteurs non capitalistes de la plus-value est une condition vitale pour le capital et pour l’accumulation, en ce sens elle est décisive dans le problème de l’accumulation du capital. Quoi qu’il en soit, pratiquement l’accumulation du capital comme processus historique dépend à tous les égards des couches sociales et des formes de sociétés non capitalistes. »
Cette vision idéaliste consiste à dire que le capitalisme ne pouvait pas s’agrandir sans qu’il y ait de riches oisifs das le tiers-monde pour acheter les marchandises ; le capitalisme d’un pays ne pourrait pas grandir, par exemple en 2015, sans les riches émirs des pays pétrolifères pour « apporter » des richesses depuis hors le capitalisme.
C’est une vision totalement idéaliste, qui se fonde sur un capitalisme « qui pense » et débouche sur un capitalisme « choisissant » le militarisme comme solution de facilité pour l’accumulation :
« Le militarisme a encore une autre fonction importante. D’un point de vue purement économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d’autres termes il est pour lui un champ d’accumulation (…).
Le pouvoir d’achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de commandes de matériel de guerre faites par l’État, sera soustrait à l’arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l’industrie des armements sera douée d’une régularité presque automatique, d’une croissance rythmique.
C’est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l’appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l’opinion publique.
C’est pourquoi ce champ spécifique de l’accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d’une capacité d’expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d’opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l’élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même.
Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus acharnée du capital en quête de nouvelles régions d’accumulation dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un champ d’accumulation privilégié.
Le capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s’assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes.
En même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c’est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d’une partie de leur pouvoir d’achat ; il dépouille progressivement les premiers de leur force productive et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer puissamment l’accumulation aux dépens de ces deux couches sociales. »
C’est la vision traditionnelle de l’idéalisme de l’anticapitalisme romantique, qui voit en le capitalisme un « donneur d’ordres » venant arracher les richesses et n’existant que de manière « militaire ».