Dans son Ecrit sous la potence, Julius Fučík mène son travail de reporter communiste, dans l’esprit d’Egon Erwin Kisch, et dresse le portrait des figures et des figurines. Aux figures typiques répondent les figurines, marionnettes du nazisme… Voici « La Flemme », le directeur de la prison et enfin un surveillant de prison tchèque passé dans le camp de la résistance.
C’est plus qu’une figurine. Mais pas encore une figure complète. C’est l’intermédiaire entre les deux. Il lui manque une conviction claire, pour être une figure.
Ils sont en réalité deux de ce genre. Des gens simples, sensibles, passifs au début, étonnés seulement au-dessus de l’épouvante dans laquelle ils sont tombés et aspirant après à en sortir ; sans indépendance et pour cette raison cherchant toujours un appui, menés plus loin au bon endroit plutôt par instinct que par connaissance, ils t’aident, parce qu’ils attendent une aide de toi.
Il est juste de la leur donner. Maintenant et à l’avenir.
Ces deux-là – les seuls de tous les fonctionnaires allemands de Pankrac – avaient été aussi au front.
Hanauer, un ouvrier tailler de Znojmo rentré après un court séjour au front oriental avec des blessures qu’il n’a pas cherché à guérir trop tôt. « La guerre n’est pas pour les hommes », philosophe-t-il un peu à la manière de Svejk [allusion au roman « Le brave soldat Svejk » de Jaroslav Hasek, classique national de la littérature tchèque et se moquant de la bureaucratie autrichienne] ; « je n’ai rien à chercher là. »
Höfer, un gai cordonnier de Buta a fait la campagne de France et s’est enfui du service militaire, malgré l’avancement qu’on lui avait promis. « Ech scheise ! » (eh, merde) s’est-il dit en faisant un geste négligent de la main, comme il fait à peu près journellement au-dessus de tous les petits ennuis, dont il a toujours assez.
Ils se ressemblent l’un l’autre par leur sort et leurs dispositions naturelles ; mais Höfer est plus courageux, plus formé, plus complet. « La Flemme » est le surnom que presque toutes les cellules s’accordent a lui donner.
Le jour de son service, c’est la journée de tranquillité dans les cellules. S’il gueule, il cligne de l’oeil pour que tu saches que ce n’est pas pour toi mais que c’est seulement un supérieur en bas qui doit être persuadé de l’exécution énergique du règlement.
C’est d’ailleurs un effort vain, il ne persuade plus personne et il ne se passe pas une semaine sans qu’il ait un service supplémentaire de punition. « Ech scheise ! » fait-il d’un geste négligent de la main et il continue son jeu.
C’est plutôt un jeune apprenti cordonnier à l’esprit léger qu’un surveillant. Tu peux l’attraper jouant avec les gars de la prison dans la cellule, au jeu de pousser la monnaie au mur avec une passion joyeuse.
Une autre fois il chasse les prisonniers de la prison dans le couloir et il fait une « perquisition ». La perquisition dure longtemps. Si tu es trop curieux, tu peux regarder dans la cellule et tu l’y trouveras à la table, la tête dans les mains. Il dort, il dort avec une calme volupté ; il est ainsi le mieux caché devant ses supérieurs parce que les prisonniers dans le couloir surveillent et annoncent chaque danger approchant.
Et il a besoin de dormir au moins pendant son service si pendant le temps de repos son sommeil est chassé par une jeune créature féminine qu’il aime avant tout.
La déroute ou la victoire du nazisme ? « Ech scheise ! » est-ce possible de conserver ce cirque ?
Il ne se considère pas comme appartenant à ce cirque. Pour cette raison déjà il est intéressant. Mais il l’est plus encore, il ne veut pas lui appartenir.
Tu as besoin de transmettre un message écrit à l’autre secteur de la prison ? « La Flemme » arrangera cela. As-tu besoin de dire quelque chose au-dehors ? « La Flemme » s’en chargera.
Tu as besoin de t’accorder avec quelqu’un, en lui parlant pour le persuader par intervention personnelle, et sauver ainsi d’autres gens ? « La Flemme » l’amène dans la cellule et surveille un peu avec la joie d’un gamin qui a réussi un bon tour.
Tu as souvent besoin de lui faire la recommandation d’être prudent. Au milieu du danger il ne le sent que peu. Il ne se rend pas entièrement compte de la portée de ce qu’il fait de bon. Cela le soulagerait de faire encore plus. Mais cela l’empêche de croître.
Ce n’est pas encore une figure. C’est la transition qui mène à elle.
Plutôt petit, toujours élégant en civil comme en uniforme d’Untersturmführer, aimant le luxe, content de soi, amateur de chiens de chasse et de femmes, c’est un côté qui ne touche pas.
Deuxième côté. et c’est ainsi qu’on le connaît à Pankràc brutal, grossier, sans culture, un parvenu nazi typique, prêt à sacrifier tout le monde pour conserver sa position.
Il s’appelle Soppa – si son nom importe. Il est originaire de Pologne, il a terminé son apprentissage de forgeron, mais cet honorable métier est passé en lui sans plus de conséquences.
Il y a déjà longtemps qu’il est entré dans les services de Hitler et, entremetteur bavard, il a avancé jusqu’à son poste actuel.
Il le défend par tous les moyens, il est cruel et sans égard, pour tout le monde, pour les prisonniers comme pour les employés, pour les enfants comme pour les vieillards.
Il n’y a pas d’amitié parmi les employés du nazisme à Pankràc, mais il n’en est pas un autre, à un point tel que Soppa, sans une ombre d’amitié. Le seul ici qu’il apprécie un peu et à qui il parle plus souvent c’est le barbier de la prison le « polizeimeister Weisner ». Mais il semble que cette amitié n’est pas mutuelle.
Il ne connaît que lui-même. Il a acquis son poste de directeur par lui-même, et pour lui-même il restera fidèle au régime nazi jusqu’au dernier moment.
Il est peut-être le seul qui ne pense pas à l’une ou l’autre manière de se sauver. Il sait que pour lui il n’y a pas de salut. La chute du nazisme, c’est sa propre chute, c’est la fin de sa vie somptueuse, c’est la fin de son appartement de luxe, c’est la fin de son élégance (peu scrupuleuse de porter les costumes des Tchèques exécutés).
C’est la fin. Oui.
Le troisième [surveillant de prison tchèque appelé en renfort en raison de la débandade générale des forces allemandes] marchait autour de la cellule, l’air sombre, taciturne, sans s’intéresser à rien. Il n’a pas réagi devant nos prudentes tentatives pour prendre contact.
— Nous n’avons pas fait grand terme avec lui, déclara le père après l’avoir observé une semaine. Celui-là est le moins réussi d’entre eux.
— Ou le plus intelligent, ai-je dit — plutôt par esprit d’opposition, parce que deux opinions dans de petites affaires c’est le sel de la vie dans la cellule.
Après quinze jours, j’avais l’impression que ce taciturne clignait de l’oeil un peu plus vivement. Je lui rendis ce mince clin d’oeil, qui dans la prison a mille sens. Et encore rien. Peut-être étais-je trompé.
Après un mois tout était déjà clair. C’était si subit, comme lorsque le papillon sort de sa chrysalide. La rugueuse chrysalide a craqué et une créature vivante est apparue. Ce n’était pas un papillon. C’était un homme.
— Tu construis des petits monuments, répétait le père devant quelques-unes de ces descriptions de caractères.
Oui, je voudrais, que ne soient pas oublié les camarades qui ont fidèlement et courageusement combattu au-dehors et ici, et quisont tombés.
Mais je voudrais aussi, qu’on n’oublie pas non plus les vivants, qui nous ont aidés non moins fidèlement et non moins courageusement dans les conditions les plus difficiles.
Pour que de l’ombre des couloirs des Pankràc à la lumière de la vie, sortent des personnalités telles que celles de Kolinsky et de ce policier tchèque. Non pour leur gloire. Mais pour servir d’exemple aux autres.
Parce que le devoir humain ne se termine pas avec cette lutte, et être homme ce sera continuer à exiger de soi un coeur courageux, tant que les hommes ne seront pas complètement des hommes.
Au fond, c’est seulement une histoire brève, cette histoire du policier Jaroslav Hora. Et tu y trouves l’histoire d’un homme complet.
La région de Radnice. Un coin perdu du pays. Une région belle, triste et pauvre. Le père est verrier. La vie est dure. La fatigue quand on a du travail, et la misère, quand vient le chômage, qui est ici à demeure.
Cela t’abat sur les genoux ou cela te fait lever la tête sur le rêve d’une vie meilleure, dans la foi en elle et dans la lutte pour elle. Le père a choisi la deuxième solution. Il est devenu communiste. Le jeune Jarda pédale parmi les cyclistes de la manifestation du 1er Mai avec un ruban rouge entrelacé dans sa roue.
Il ne l’a pas oublié là. Il l’apporte avec lui, sans le savoir précisément, quelque part à l’intérieur de lui-même, pendant son apprentissage de tourneur dans l’usine Skoda, où il effectue son premier travail.
La crise, le chômage, la guerre, la perspective d’un emploi, le service policier. Je ne sais pas ce que fait à ce moment le ruban rouge à l’intérieur de lui. Peut-être est-il quelque part roulé en pelote, déposé, peut-être à moitié oublié, mais pas perdu.
Un jour, il est affecté au service de Pankràc. Il ne vient guère ici volontairement comme Kolinsky avec une tâche déterminée d’avance par lui [se mettre au service des communistes en infiltrant l’administration pénitentiaire]. Mais il est conscient de cette tâche, lorsque pour la première fois il regarde dans la cellule. Le ruban se déploie.
Il examine son champ d’action. Il évalue ses forces. Sa figure se trouble en réfléchissant intensément par où commencer et comment commencer pour le mieux !
Ce n’est pas un professionnel politique. C’est un simple fils du peuple.
Mais il a l’expérience de son père. Il a un noyau ferme, autour duquel s’accumulent ses décisions. Voilà sa décision prise. De la chrysalide renfrognée sort un homme.
Et c’est un homme intérieurement beau, pur comme il est rare, sensitif, timide et quand même viril. Il risque tout ce qu’il faut ici.
On a besoin de choses petites et de choses grandes. Il fera les choses petites et les choses grandes. Il travaille sans geste, doucement, avec prudence, mais sans peur. Tout cela lui est bien évident. C’est impératif catégorique en lui. Cela doit être fait ainsi, alors à quoi bon les paroles.
Et à proprement parler, c’est tout. C’est l’histoire complète d’un personnage qui peut aujourd’hui mettre sur son compte plusieurs vies humaines sauvées. Ces gens vivent et travaillent au-dehors parce qu’un homme à Pankràc a rempli son devoir humain.
Ils l’ignorent et il les ignore. Comme il ignore Kolinsky. Je voudrais au surplus qu’ils puissent les reconnaître après. Ces deux-là ont trouvé ici très vite le chemin qui les menait l’un à l’autre. Et cela a multiplié les possibilités.
Retiens-les comme exemple… Comme l’exemple d’un homme qui a sa tête à sa véritable place. Et son coeur avant tout.