José Carlos Mariategui (1894-1930) était un penseur marxiste péruvien. Théoricien prolifique jusqu’à son décès précoce, il est considéré comme l’un des penseurs latino-américains les plus influents du XXe siècle. Son oeuvre la plus connue, ses magistraux Sept Essais Interprétatifs sur la Réalité Péruvienne, rédigée en 1928, sont toujours des lectures essentielles pour comprendre les réalités socio-économiques des peuples autochtones après la conquête espagnole.
Mariategui fut donc le premier à soumettre son continent à l’analyse matérialiste historique et, concernant l’Europe, nous devons dire qu’il y a quelque chose d’étonnant de constater que la perpétuation de l’esprit de la IIe Internationale dans la Belgique de Vandervelde et Cie, ainsi que la tentative révisionniste de l’auteur d’« Au-delà du marxisme », Henri de Man, ont été analysées et comprises par un homme qui se trouvait loin d’ici, paralysé et bloqué dans une chaise roulante.
Mariategui a ainsi saisi des choses qui n’ont pas été comprises, ou tout au moins pas assez, en Europe à cette époque : la dimension de l’époque entière.
Il a vu que la révolution socialiste touche ce qu’il y a de plus profond dans les êtres humains ; elle produit des valeurs, valeurs qui doivent être portées et levées comme un nouveau drapeau.
Mais comment se fait-il que Mariategui ait utilisé des penseurs comme Sorel et Gobetti ? La réponse est qu’il ne pouvait pas encore comprendre de manière scientifique, de manière parfaite, que la pensée de Sorel était clairement préfasciste. Alors il a utilisé des outils théoriques qui n’étaient pas marxistes, mais dont il a changé la signification.
Mariategui était marxiste et connaissait les enseignements de Lénine : ses analyses du Pérou sont totalement scientifiques. Mais il a vu qu’il avait besoin de davantage de concepts, aussi a-t-il utilisé les thèses de Sorel pour expliquer le besoin de la révolution socialiste d’avoir, disons, un « romantisme révolutionnaire. »
Extrait de son ouvrage « Défense du marxisme », voici le chapitre 5 intitulé « L’esprit et les caractéristiques du socialisme belge ».
Les allusions trouvées par le lecteur dans les chapitres précédents à la nationalité d’Henri De Man ne sont pas fortuites. Son cas s’explique dans une grande mesure par le processus de la lutte des classes dans son pays ; sa thèse se nourrit de l’expérience belge. Je voudrais expliquer cela avant de continuer mes analyses et le lecteur pourra, par la suite, mettre cette digression entre parenthèses.
La Belgique est le pays d’Europe qui s’identifie le plus avec l’esprit de la IIe Internationale. Pour s’installer, le réformisme occidental ne trouvera de meilleur climat nulle part ailleurs qu’à Bruxelles à égale distance de Berlin avec sa sociale-démocratie et de Paris avec sa SFIO et de leurs tensions hégémoniques.
D’où le fait que la IIe Internationale préfère d’habitude tenir ses assemblées à Bruxelles, Amsterdam ou Berne et que ses sièges habituels sont Bruxelles et Amsterdam (le Parti travailliste britannique a, en revanche, conservé dans sa politique beaucoup de la situation insulaire de l’Angleterre).
Notons aussi que les Belges Vandervelde, De Brouckère, Huysmans, ont commencé tôt leur apprentissage de fonctionnaires de la IIe Internationale et que cette expérience leur a communiqué forcément un certain air diplomatique, une certaine attitude de modération et d’équilibre bien conformes à la psychologie bureaucratique et petite-bourgeoise des socialistes belges.
Mais ce n’est pas le rôle de foyer de la IIe Internationale qui explique la tonalité mineure du socialisme belge. Depuis son origine, le mouvement socialiste ou prolétarien en Belgique, a subi l’influence de la tradition petite-bourgeoise d’un peuple catholique et agricole, enfermé entre deux nationalités rivales et encore fier, dans ses bourgades, de son goût pour l’artisanat, résistant encore à la grande industrie. Sorel ne se prive pas dans son livre d’exprimer des sarcasmes grinçants sur Vandervelde et ses camarades :
« La Belgique − écrit l’auteur des Réflexions sur la violence −, est un des pays où le mouvement syndical est le plus faible ; toute l’organisation du socialisme est fondée sur la boulangerie, l’épicerie et la mercerie, exploitées par des comités du Parti ; l’ouvrier, habitué de longue date à une discipline cléricale, est toujours un inférieur qui se croit obligé de suivre la direction des gens qui lui vendent, avec un léger rabais, les produits dont il a besoin et qui l’abreuvent de harangues, soit catholiques, soit socialistes.
Non seulement nous trouvons l’épicerie érigée en sacerdoce, mais encore c’est de Belgique que nous vint la fameuse théorie des services publics, contre laquelle Guesde écrivit en 1883 une si violente brochure et que Deville appelait, à la même époque, une contrefaçon belge du collectivisme. Tout le socialisme belge tend au développement de l’industrie d’État, à la constitution d’une classe de travailleurs-fonctionnaires, qui serait solidement disciplinée sous la main de fer des chefs que la démocratie accepterait. »
Comme nous le savons, Marx jugeait que la Belgique était le paradis des capitalistes.
Au moment de l’apogée paisible de la sociale-démocratie lassalienne et jaurésienne, ces jugements n’étaient sans doute pas très populaires. À cette époque-là, on regardait la Belgique comme étant davantage le paradis du réformisme que celui du capital.
L’on admirait l’esprit progressiste de ses libéraux, gardiens vigilants de la laïcité, de ses catholiques-sociaux, avant-garde de Rerum Novarum, de ses socialistes sagement imbus d’opportunisme lassalien et d’éloquence jaurésienne.
Élisée Reclus a défini la Belgique comme « le champ d’expérience de l’Europe ». La démocratie occidentale avait l’impression de faire reposer son optimisme sur ce petit État où semblaient s’assouplir tous les antagonismes de classe et de parti. Le processus de la guerre a voulu que, dans ce siège béat de la IIe Internationale, la politique de « l’union sacrée » conduisit les socialistes aux plus exacerbés des nationalismes.
C’est ainsi que les leaders de l’internationalisme se sont transformés en excellents ministres de la monarchie et c’est d’ici que provient en grande partie, de toute évidence, la désillusion d’Henri De Man à propos de l’internationalisme des socialistes. Ses points de référence les plus proches se trouvent à Bruxelles, la capitale où Jaurès prononça en vain, deux jours avant l’emballement de la guerre, son dernier discours internationaliste.
Dans son sursaut nationaliste devant l’invasion, la Belgique a su montrer bien plus de grandeurs et de courage que dans l’expression pacifiste et internationale du bureau du socialisme européen.
« Le sentiment du manque d’héroïsme − affirme Piero Gobetti −, ne peut pas expliquer les gestes improvisés de dignité et d’altruisme de ce peuple utilitariste et calculateur qui, en 1830 comme en 1924, dans tous les grands carrefours de son histoire a su se comporter avec un seigneurial désintérêt. »
Pour Gobetti − naturellement moins enclin à polémiquer que Sorel avec Vandervelde −, la vie normale en Belgique souffre de la carence du sublime et de l’héroïque. Gobetti complète ainsi le diagnostic sorélien :
« La force de la Belgique, observe-t-il, réside dans l’équilibre obtenu entre agriculture, industrie et commerce. C’est de là que provient l’heureuse médiocrité de leurs terres fertiles et fermées. Les relations avec l’extérieur sont extrêmement délicates ; aucune audace ne leur est permise impunément.
Toutes les crises mondiales se répercutent de manière très sensible dans leur commerce, dans leur capacité d’expansion, menaçant à tout instant de restreindre leurs positions, sûres mais insupportables, d’équilibre domestique.
La Belgique est un peuple du genre casanier et provincial poussé par une situation en même temps absurde et fortunée, à jouer dans la vie européenne un rôle supérieur à ses forces. »
Le mouvement ouvrier et socialiste ne pouvait pas échapper aux conséquences de la tradition et de la mécanique de la vie belge.
« La pratique de la lutte des classes − ajoute Gobetti − n’était consentie que par les mêmes exigences idylliques d’une industrie expérimentale et d’une agriculture qui rapproche et adapte toutes les classes. La médiocrité est l’ennemi jusqu’à la désespérance. Un pays dans lequel on expérimente, ne peut pas cesser de cultiver la discrétion dans les gestes, la quiétude modeste et optimiste.
De plus, même si, de 1848 à 1900, les artisans et l’industrie à domicile ont pratiquement disparu, l’esprit petit-bourgeois a remplacé celui de l’ouvrier de la grande industrie, lequel est souvent en même temps un peu agriculteur et ouvrier et qui habite toujours à trente ou quarante kilomètres de l’usine. Ce qui fait qu’il se soustrait à la vie et à la psychologie de la cité, école du socialisme intransigeant. »
Selon Gobetti, les leaders du socialisme belge
« ont conduit les ouvriers de Belgique à l’avant-garde du coopérativisme et de l’épargne mais les laissant sans un idéal de lutte. Depuis une trentaine d’années de vie politique, ils se trouvent comme les représentants naturels d’un socialisme courtisan et obligé, continuateur des fonctions conservatrices. »
La considération de ces faits explique, non seulement la tonalité générale de la longue œuvre de Vandervelde, l’hôte actuel du socialisme argentin, mais également l’inspiration du livre défaitiste et désenchanté d’Henri De Man qui, peu avant la guerre, fondait une « centrale d’éducation », d’où proviennent justement les animateurs du premier mouvement communiste belge.
Henri De Man, comme il le dit lui-même dans son ouvrage, n’a pas pu accompagner ses amis dans cette démarche héroïque. De mauvaise humeur et pessimiste, il revient en conséquence auprès de Vandervelde qui l’accueille, avec ses compliments les plus édulcorés et compromettants.