Conférence de Jean Jaurès
devant les Etudiants collectivistes, décembre 1894, salle d’Arras, à Paris
Citoyennes et citoyens,
Je vous demande d’abord toute votre patience, parce que c’est à une déduction purement doctrinale que j’entends me livrer ce soir devant vous.
Je veux aussi, tout d’abord, vous prémunir contre une erreur qui pourrait résulter de ce fait que le sujet que je vais traiter devant vous, j’en ai déjà parlé il y a quelques mois. J’ai, alors, exposé la thèse du matérialisme économique, l’interprétation de l’histoire, de son mouvement selon Marx ; et je me suis appliqué à ce moment à justifier la doctrine de Marx, de telle sorte qu’il pouvait apparaitre que j’y adhérais sans restriction aucune. [*]
Cette fois-ci, au contraire, je veux montrer que la conception matérialiste de l’histoire n’empêche pas son interprétation idéaliste. Et, comme dans cette deuxième partie de ma démonstration, on pourrait perdre de vue la force des raisons que j’ai données en faveur de la thèse de Marx, je vous prie donc, pour qu’il n’y ait pas de méprise sur l’ensemble de ma pensée, de corriger l’une par l’autre, de compléter l’une par l’autre, les deux parties de l’exposé que nous avons été obligés de scinder.
J’ai montré, il y a quelques mois, que l’on pouvait interpréter tous les phénomènes de l’Histoire du point de vue du matérialisme économique, qui, je le rappelle seulement, n’est pas du tout le matérialisme physiologique. Marx n’entend pas dire, en effet, le moins du monde, que tout phénomène de conscience ou de pensée s’explique par de simples groupements de molécules matérielles ; c’est là même une hypothèse que Marx et plus récemment Engels traitent de métaphysique et qui est écartée aussi bien par l’école scientifique que par l’école spiritualiste.
Ce n’est pas non plus ce que l’on appelle parfois le matérialisme moral, c’est-à-dire la subordination de toute l’activité de l’homme à la satisfaction des appétits physiques et à la recherche du bien-être individuel. Au contraire, si vous vous rappelez comment, dans son livre Le Capital, Marx traite la conception utilitaire anglaise, si vous vous rappelez comment il parle avec dédain, avec mépris, de ces théoriciens de l’utilitarisme comme Jérémie Bentham, qui prétendent que l’homme n’agit toujours qu’en vue d’un intérêt personnel consciemment recherché par lui, vous verrez qu’il n’y a rien de commun entre ces deux doctrines. Bien mieux, c’est l’inverse ; car précisément parce que Marx estime que les modes même du sentiment et de la pensée sont déterminés dans l’homme par la forme essentielle des rapports économiques de la société où il vit, par là, Marx fait intervenir dans la conduite de l’individu des forces sociales, des forces collectives, des forces historiques dont la puissance dépasse celle des mobiles individuels et égoïstes. Ce qu’il entend, c’est que ce qu’il y a d’essentiel dans l’histoire, ce sont les rapports économiques, les rapports de production des hommes entre eux.
C’est selon que les hommes sont rattachés les uns aux autres par telle ou telle forme de la société économique, qu’une société a tel ou tel caractère, qu’elle a telle ou telle conception de la vie, telle ou telle morale, et qu’elle donne telle ou telle direction générale à ses entreprises. De plus, suivant Marx, ce n’est pas selon une idée abstraite de justice, ce n’est pas selon une idée abstraite du droit, que les hommes se meuvent : ils se meuvent parce que le système social formé entre eux, à un moment donné de l’histoire, par les relations économiques de production, est un système instable qui est obligé de se transformer pour faire place à d’autres systèmes ; et c’est la substitution d’un système économique à un autre, par exemple de l’esclavage à l’anthropophagie, c’est cette substitution qui entraine une correspondance naturelle, une transformation équivalente dans les conceptions politiques, scientifiques et religieuses : en sorte que, selon Marx, le ressort le plus intime et le plus profond de l’histoire, c’est le mode d’organisation des intérêts économiques.
Le nom du matérialisme économique s’explique donc en ce que l’homme ne tire pas de son cerveau une idée toute faite de justice, mais qu’il se borne à réfléchir en lui, à réfléchir dans sa substance cérébrale, les rapports économiques de production.
En regard de la conception matérialiste, il y a la conception idéaliste sous des formes multiples. Je la résumerai ainsi : c’est la conception selon laquelle l’humanité, dès son point de départ, a pour ainsi dire une idée obscure, un pressentiment premier de sa destinée, de son développement.
Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation ; et quand elle se meut, ce n’est pas par la transformation mécanique et automatique des modes de la production, mais sous l’influence obscurément ou clairement sentie de cet idéal.
En sorte que c’est l’idée elle-même qui devient le principe du mouvement et de l’action, et que bien loin que ce soient les conceptions intellectuelles qui dérivent des faits économiques, ce sont les faits économiques qui traduisent peu à peu, qui incorporent peu à peu, dans la réalité et dans l’histoire, l’idéal de l’humanité.
Telle est, indépendamment des innombrables formules que la diversité des systèmes philosophiques ou religieux a données à cette thèse, la conception de l’idéalisme dans l’histoire. Or, remarquez, citoyens, en fait, ces deux conceptions qui semblent s’opposer l’une à l’autre, qui semblent être exclusives l’une de l’autre, je dirai presque que dans la conscience contemporaine, elles sont à peu près confondues et réconciliées. Il n’y a pas, en fait, un seul idéaliste qui ne convienne qu’on ne pourrait réaliser un idéal supérieur de l’homme sans une transformation préalable de l’organisme économique ; et, en revanche, il y a bien peu d’adeptes du matérialisme économique, qui ne se laissent aller à l’idée de la justice et du droit, il y en a bien peu qui se bornent à prévoir dans la société communiste de demain une réalisation plus haute de la justice et du droit.
Y a-t-il là contradiction ? Marx a toujours voulu maintenir l’intégrité un peu âpre de sa formule et il n’a eu que railleries pour ceux qui croient ajouter à la force de l’évolution économique et du mouvement socialiste, en faisant appel à l’idée pure de justice ; il n’a eu que railleries pour ceux qui, selon sa parole,
veulent jeter sur la réalité de l’histoire, sur le corps même des faits, une sorte de voile tissé des fils les plus immatériels de la dialectique, bordé de fleurs de réthorique et trempé de rosée sentimentale ».
Il s’agit pour nous de savoir si cette conciliation entre la conception matérialiste et la conception idéaliste de l’histoire, qui est réalisée en fait dans notre pays par l’instinct, peut-être aveugle, de la conscience socialiste, il s’agit de savoir si elle est théoriquement et doctrinalement possible ou s’il y a là une insoluble contradiction, si nous sommes obligés de faire un choix décisif entre les deux conceptions ou si nous pouvons logiquement et raisonnablement les considérer l’une l’autre comme les deux aspects différents d’une même vérité.
Il m’est impossible de résoudre cette question particulière sans la rattacher à un problème plus général, sans dire comment, à mon sens, se pose aujourd’hui, devant l’esprit humain, le problème même de la connaissance. Au point de vue où, pour ma part, je suis placé, je dis et je crois constater que l’effort de la pensée humaine depuis quatre siècles, depuis la Renaissance, c’est la conciliation, la synthèse des contraires et même des contradictoires : là est la marque, la caractéristique de tout le mouvement philosophique et intellectuel.
La Renaissance se trouvait devant une sorte de contradiction en apparence insoluble : l’esprit chrétien persistant et l’esprit de l’antiquité réveillé. Or l’esprit de l’antiquité c’était le culte, mieux que l’acceptation, l’adoration de la nature ; l’esprit chrétien, c’était la condamnation, la négation de la nature.
En sorte que les hommes pensants, au sortir du moyen âge, se sont trouvés en face d’un héritage intellectuel contradictoire, d’un dualisme à concilier, à ramener à l’unité.
Le problème s’aggravait particulièrement par le développement même de l’esprit scientifique et de la science expérimentale, car par l’étude rigoureuse, positive, des phénomènes naturels, par l’application de la mécanique, de la mathématique à l’étude des forces naturelles, la nature perdait ce prestige de beauté, cette apparence de vie intérieure et divine qu’elle avait eus pour les hommes antiques.
Il fallait, d’une part, concilier la nature telle que l’avait conçue l’antiquité avec la conception chrétienne ; il fallait, d’autre part, concilier la nature telle que la faisait la science nouvelle, la nature, simple enchainement de phénomènes déterminés par des nécessités purement mécaniques, avec la libre aspiration de l’esprit humain.
C’est d’abord Descartes qui, par un singulier artifice de méthode, commence par s’enfermer, comme le chrétien, dans l’intérieur de sa conscience, par rejeter la vie extérieure et écarter la nature comme un fantôme problématique.
Réduit à la constatation de sa pensée, il retrouve l’idée de Dieu, et réalise ainsi cette sorte d’isolement de la conscience et de Dieu, qui avec la répudiation de la nature est la marque du christianisme.
Puis, lorsqu’il s’est créé ainsi une première méthode, au lieu d’organiser simplement sa vie intérieure, comme le chrétien, il veut connaitre avec certitude la nature elle-même ; en sorte qu’après avoir traversé l’état d’esprit chrétien, il ne s’en sert que pour fonder la science positive.
Dans Leibnitz, vous voyez la même tentative pour ramener à l’unité l’homme et la nature, en montrant partout, jusque dans les forces purement matérielles, jusque dans cette table, jusque dans ce sol sur lequel nous marchons, quelque chose d’analogue à l’esprit, le désir, le sens même de la beauté, des rapports harmonieux, mathématiques et certains, dans les lois de la physique et les combinaisons de la chimie. C’est la même conciliation entre l’universel déterminisme et l’universelle liberté.
D’un côté, il affirme qu’il n’y a pas dans le monde un seul mouvement qui ne soit lié à l’infini à d’autres mouvements. Le mouvement que je détermine en ce moment dans l’atmosphère par l’émission de la voix est la suite d’innombrables mouvements antérieurs, et ce mouvement lui-même sera répercuté à l’infini, ébranlant imperceptiblement la muraille même de cette enceinte, par elle l’atmosphère extérieure, et par là se transmettant sous des formes obscures ; nous ne pouvons produire un seul mouvement, déplacer un seul grain de sable, sans modifier l’équilibre de l’univers tout entier.
Mais en même temps que cette liaison des mouvements, des phénomènes, des faits, est universelle et illimitée, il n’y a pas une seule force qui procède par la contrainte ; lorsqu’une boule de billard en choque une autre, cette dernière se met en mouvement ; mais elle ne le fait que suivant certaines lois d’élasticité qui lui sont propres, qui résultent de sa contexture, et ce mouvement qui a l’air de venir du dehors, jaillit du dedans : il y a tout ensemble continuité et spontanéité absolue.
Pour Spinoza, c’est la même conciliation entre la nature et Dieu, entre le fait et l’idée, entre la force et le droit.
Pour Kant, vous le savez tous, le problème philosophique consiste expressément à trouver la synthèse des affirmations contradictoires qui s’offrent à l’esprit de l’homme : l’univers est-il limité ou infini ? Le temps est-il limité ou infini ? La série des causes est-elle limitée ou infinie ? Tout est-il soumis à l’universelle et inflexible nécessité, ou y a-t-il une part pour la liberté des actions ?
Autant de thèses et d’antithèses, de négations et d’affirmations, entre lesquelles hésite l’esprit.
L’effort de la philosophie kantienne est tout entier dans la solution de ces contradictions, de ces antinomies fondamentrales.
Enfin, c’est Hegel qui vient donner la formule même de ce long travail en disant que la vérité est dans la contradiction : ceux-là se trompent, ceux-là sont les jouets d’une logique étroite, illusoire, qui affirment une thèse sans lui opposer la thèse inverse. En fait, dans la nature, dans la réalité, les contraires se pénètrent, le fini par exemple et l’infini se pénètrent : ce plateau est limité, c’est une surface restreinte et pourtant dans la limite de cette surface, je puis tracer indéfiniment figures et figures ; en sorte que si vous vous bornez à affirmer la limitation de carré, vous ne dites qu’une part de la vérité, vous êtes dans l’erreur ; il est tout ensemble fini et infini.
De même vous vous trompez en séparant ce qui est rationnel de ce qui est réel, et ce qui est réel de ce qui est rationnel.
D’habitude, on s’imagine qu’une chose, parce qu’elle est, est une dérogation à l’idéal, qu’elle ne peut pas être, par exemple la beauté, la vérité absolue ; on s’imagine que l’idéal ne peut être qu’une conception, que dès qu’il se réalise, il diminue. Ce sont là des idées arbitraires et fausses ; tout ce qui est rationnel rentre nécessairement dans la vie ; il n’y a pas une idée rationnelle qui ne soit traduite dans la réalité et il n’est pas une seule réalité qui ne puisse se ramener à une idée et recevoir une explication rationnelle.
Cette grande formule de la synthèse des contraires, de la conciliation des contradictions par l’identité du rationnel et de l’idéal, a eu une influence profonde.
Nous ne disons plus de telle ou telle période de l’histoire qu’elle n’est qu’une période de barbarie, nous disons : tout ce qui est, par cela seul qu’il est, tout ce qui a été par cela seul qu’il a été, avait sa raison et sa racine dans la raison, mais ce n’était pas la raison complète.
Je crois inutile de rappeler aux adeptes de la doctrine de Marx, que Marx a été le disciple intellectuel de Hegel ; il le déclare, il le proclame lui-même dans son introduction du Capital (et Engels, depuis quelques années, semble, par cette pente qui porte l’homme qui a longtemps vécu à revenir vers ses origines, s’appliquer à l’étude approfondie de Hegel lui-même). Il y a une application saisissante de cette formule des contraires, lorsque Marx constate aujourd’hui l’antagonisme des classes, l’état de guerre économique, opposant la classe capitaliste à la classe prolétarienne ; parce que cet antagonisme est né sous le régime capitaliste, sous un régime de guerre et de division, il prépare un régime nouveau de paix et d’harmonie. Selon la vieille formule d’Héraclite, que Marx se plait à citer :
la paix n’est qu’une forme, un aspect de la guerre ; la guerre n’est qu’une forme, un aspect de la paix. Il ne faut pas opposer l’une à l’autre ; ce qui est lutte aujourd’hui est le commencement de la réconciliation de demain. »
La pensée moderne de l’identité des contraires se retrouve encore dans cette autre conception admirable du marxisme : l’humanité a été jusqu’ici conduite, pour ainsi dire, par la force inconsciente de l’histoire, jusqu’ici ce ne sont pas les hommes qui se meuvent eux-mêmes ; ils s’agitent et l’évolution économique les mène ; ils croient produire les évènements ou s’imaginent végéter et rester toujours à la même place, mais les transformations économiques s’opèrent à leur insu même, et à leur insu elles agissent sur eux. L’humanité a été, en quelque sorte, comme un passager endormi qui serait porté par le cours d’un fleuve sans contribuer au mouvement, ou du moins sans se rendre compte de la direction, se réveillant d’intervalles en intervalles et s’apercevant que le paysage a changé.
Eh bien ! Lorsque sera réalisée la révolution socialiste, lorsque l’antagonisme des classes aura cessé, lorsque la communauté humaine sera maîtresse des grands moyens de production selon les besoins connus et constatés des hommes, alors, l’humanité aura été arrachée à la longue période d’inconscience où elle marche depuis des siècles, poussée par la force aveugle des évènements, et elle sera entrée dans l’ère nouvelle où l’homme, au lieu d’être soumis aux choses, règlera la marche des choses. Mais cette ère prochaine de pleine conscience et de pleine clarté, elle n’a été rendue possible que par une longue période d’inconscience et d’obscurité.
Si les hommes, à l’origine incertaine de l’histoire, avaient voulu délibérément régler la marche des évènements et des choses, ils auraient contrarié simplement le cours de ces évènements, ils auraient gaspillé les ressources de l’avenir, et pour avoir voulu agir trop tôt avec pleine conscience, ils se seraient retiré le moyen d’agir jamais avec pleine conscience ; comme l’enfant que l’on aurait appelé trop tôt à la vie pleinement consciente de la raison réfléchie, et en qui l’on n’aurait pas laissé se produire l’évolution inconsciente de la vie organique et des premières manifestations de la vie morale, pour avoir été un penseur à la première heure de la vie, aurait été incapable de penser ensuite.
Pour Marx, cette vie inconsciente était la condition même et la préparation de la vie consciente de demain, et ainsi encore l’histoire se charge de résoudre une contradiction essentielle. Eh bien ! je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas, sans manquer à l’esprit même du marxisme, pousser plus loin cette méthode de conciliation des contraires, de synthèse des contradictoires, et chercher la conciliation fondamentale du matérialisme économique et de l’idéalisme appliqué au développement de l’histoire.
Remarquez dans quel esprit – et je vous demande pardon de ces longs préliminaires, mais il n’y a pas de question particulière qui puisse être résolue si l’on ne s’est entendu sur une philosophie générale, – remarquez dans quel esprit je cherche cette conciliation du matérialisme économique et de l’idéalisme historique et moral.
Je ne veux pas faire à chacun sa part, je ne veux pas dire il y a une partie de l’histoire qui est gouvernée par les nécessités économiques et il y en a une autre dirigée par une idée pure, par un concept, par l’idée, par exemple, de l’humanité ou de la justice ou du droit ; je ne veux pas mettre la conception matérialiste d’un côté d’une cloison, et la conception idéaliste de l’autre. Je prétends qu’elles doivent se pénétrer l’une l’autre, comme se pénètrent dans la vie organique de l’homme, la mécanique cérébrale et la spontanéïté consciente.
Je dis qu’il n’y a pas dans le cerveau un seul mouvement qui ne corresponde d’une façon claire ou obscure à un état de conscience, et qu’il n’y a pas un seul état de conscience qui ne corresponde à un mouvement cérébral.
Et si l’on pouvait ouvrir le cerveau et suivre l’infinie délicatesse des mouvements qui s’y produisent, s’y déterminent et s’y enchainent, on pourrait suivre par l’envers physiologique tout le travail psychologique de nos pensées, de nos conceptions, de nos volitions ; et pourtant il y a là une singulière antinomie résolue par la vie sans que nous paraissions nous en douter.
Oui, au moment même où je parle, mon idée, par quoi est-elle déterminée ?
Elle est déterminée par une idée antérieure avec laquelle elle a des rapports logiques, et toutes nos idées s’enchainent les unes aux autres selon certains rapports logiques, intelligibles, ou de ressemblance, ou d’opposition ou de causalité.
En sorte que dans la trame de nos pensées, n’interviennent, en apparence, que des forces logiques, et que, de plus, il semble que toute l’activité présente dans mon esprit conscient soit déterminée par une idée de l’avenir.
Si je prononce en ce moment des paroles, c’est bien parce que l’idée que j’exprime en cette minute a été longuement amenée par une idée antérieure et par toute la suite des idées antérieures ; mais c’est aussi parce que je veux réaliser dans l’avenir que je vois devant moi, un but, une intention, une fin ; c’est parce que je veux aboutir à une démonstration complète que je conduis en ce moment mes pensées dans la direction qu’elles suivent, en sorte que ma pensée présente, en même temps qu’elle est déterminée par la série des pensées antérieures, semble provoquée par une idée d’avenir.
Au contraire, dans le développement physiologique, mécanique des mouvements cérébraux, celui qui accompagne en ce moment la pensée que j’exprime n’est déterminé que par un mouvement antérieur ; en sorte, citoyens, que notre vie est à la fois physiologique et consciente, à la fois mécanique et spontanée. Dans l’enchainement des mouvements cérébraux, le présent n’est déterminé que par le passé, tandis que dans l’enchainement des idées, des concepts conscients, le présent semble déterminé par l’avenir.
On dirait donc qu’il y a contradiction entre le mode selon lequel fonctionne ma vie cérébrale et le mode selon lequel fonctionne le développement conscient de nos idées et de nos pensées.
Et pourtant, quoi qu’il y ait antinomie apparente entre ces deux modes, entre ces deux points de vue, la synthèse est faite, la conciliation est faite, et il n’y a pas une seule de mes pensées qui ne corresponde à un mouvement cérébral comme il n’y a pas un seul mouvement cérébral qui ne corresponde au moins à un commencement de pensée.
Or, il en est de même dans l’histoire et en même temps que vous pouvez expliquer tous les phénomènes historiques par la pure évolution économique, vous pouvez aussi les expliquer par le désir inquiet, permanent, que l’humanité a d’une forme supérieure d’existence, et pour préciser la question, voici, citoyens, comment, à mon sens, le problème se pose, voici les explications complémentaires que je suis obligé de demander aux théoriciens du marxisme.
Marx dit :
Le cerveau humain ne crée pas de lui-même une idée du droit qui serait vaine et creuse ; il n’y a dans toute la vie, même intellectuelle et morale de l’humanité, qu’un reflet des phénomènes économiques dans le cerveau humain. »
Eh bien ! je l’accepte. Oui, il n’y a dans tout le développement de la vie intellectuelle, morale, religieuse de l’humanité que le reflet des phénomènes économiques dans le cerveau humain ; oui, mais il y a en même temps le cerveau humain, il y a par conséquent la préformation cérébrale de l’humanité.
L’humanité est le produit d’une longue évolution physiologique qui a précédé l’évolution historique, et lorsque l’homme, selon cette évolution physiologique, a émergé de l’animalité, immédiatement inférieure, il y avait déjà dans le premier cerveau de l’humanité naissante des prédispositions, des tendances.
Quelles étaient-elles ?
Il y avait d’abord l’aptitude à ce que j’appellerai les sensations désintéressées. A mesure que l’on s’élève dans l’échelle de la vie animale, on constate que les sens purement égoïstes se subordonnent peu à peu aux sens esthétiques et désintéressés. Aux rangs inférieurs de l’animalité, la vue est peu développée, l’ouïe l’est peu, ce qui est développé c’est l’odorat, c’est la faculté de préhension ; c’est le goût, c’est-à-dire tous les sens qui sont mis surtout en mouvement par la proie, tous les sens qui mettent surtout en mouvement l’appétit physique et égoïste. Au contraire, à mesure qu’on s’élève dans l’animalité, voyez se développer le sens de l’ouïe, et le sens de la vue. Et c’est par l’oeil qu’arrive à l’animal l’image de la proie, qu’il devrait saisir il est vrai, mais en même temps bien d’autres images lui arrivent qui ne peuvent mettre en mouvement son appétit animal ; par l’ouïe, si l’animal recueille bien des bruits, des rumeurs qui peuvent le mettre sur la trace de la proie, ou qui peuvent l’avertir du danger, il lui arrive aussi bien des harmonies qui n’ont aucun rapport immédiat avec son appétit physique et les conditions positives de sa sécurité. En sorte que, par la vue inondée d’images qui dépassent la sensibilité immédiate de l’animal, par l’ouïe pénétrée de sonorités qui dépassent le besoin immédiat de l’animal, l’univers pénètre dans l’animalité, sous une autre forme que celle de la lutte pour la vie. C’est déjà dans l’animal le besoin, la joie, l’éblouissement de la lumière, c’est déjà le besoin, la joie, l’enchantement de la mélodie et de l’harmonie ; du fond de la vie organique purement égoïste va éclore peu à peu le sens esthétique et désintéressé, et dans la forêt profonde, toute frissonnante de rumeurs et de clarté, l’univers entre dans l’animal comme un roi.
Outre cette prédisposition première que l’homme-animal apportait au début de la longue évolution économique, il y avait de plus la faculté, déjà éveillée chez les animaux eux-mêmes, de saisir le général dans le particulier, le type de l’espèce dans l’individu, de démêler la ressemblance générique à travers les diversités individuelles.
Dans les autres individus qui vont passer devant lui, avec lesquels les lois du développement économique le mettront en contact, l’individu homme, et l’animal homme, ne verra pas seulement des formes associées ou ennemies, il verra des forces semblables et alors il y a en lui un premier instinct de sympathie imaginative qui, par la ressemblance saisie et constatée, lui permettra de deviner et de sentir les joies des autres, de deviner et d’éprouver leurs douleurs. Dès le début de la vie, à côté de l’égoïsme brutal, on trouve ce sentiment préparant la réconciliation fraternelle de tous les hommes après les séculaires combats.
Enfin, dès le début de sa vie, avant la première manifestation de sa pensée, l’homme a ce que l’on peut appeler le sens de l’unité, la première manifestation de son mouvement intellectuel c’est la réduction de tous les êtres, de toutes les formes et de toutes les forces, à une unité vaguement entrevue ; voilà comment on peut dire que l’homme est, dès sa première heure, un animal métaphysicien, puisque l’essence même de la métaphysique, c’est la recherche de l’unité totale dans laquelle seraient compris tous les phénomènes et enveloppées toutes les lois.
La preuve de ce sens premier de l’unité est dans la création spontanée de langage, avec ses hiérarchies de mots, qui ne font que représenter des hiérarchies d’idées s’enveloppant les unes dans les autres, avec ses catégories verbales traduisant les catégories intellectuelles.
En résumé, j’accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le réfléchissement de phénomènes économiques dans le cerveau, mais à condition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cerveau, par le sens esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d’unité, des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique.
Remarquez, encore une fois, que je ne juxtapose pas les facultés intellectuelles aux forces économiques, que je ne veux pas reconstituer ce syndicat de facteurs historiques que notre éminent ami Gabriel Deville a dispersé avec tant de vigueur, il y a quelques mois. Non, je ne veux pas de cette juxtaposition, mais je dis qu’il est impossible que les phénomènes économiques constatés pénètrent dans le cerveau humain, sans y mettre en jeu ces ressorts primitifs que j’analysais tout-à-l’heure. Et voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique. Telle est ma thèse, dont je trouve la confirmation partielle dans la philosophie grecque.
Les Grecs n’ont pas commencé à constater les antinomies économiques, les lois qui établissent l’ordre dans la cité, l’opposition et la conciliation des pauvres et des riches, pour projeter ensuite leurs observations économiques sur l’univers ; non, ils ont d’un même coup d’oeil et dans une même conception réuni les phénomènes économiques et les phénomènes naturels. Voyez Héraclite, Empédocle, Anaximandre ; ils constatent dans des formules uniques les liens et les contradictions des éléments, que ces éléments appartiennent à la nature, le chaud et le froid, le lumineux et le ténébreux, ou à l’organisme physiologique, les sains et les malades, ou à la vie intellectuelle, le parfait et l’imparfait, l’égal et l’inégal, ils font une table unique de ces oppositions empruntées soit à la nature, soit à la société, et c’est dans Héraclite le même mot Cosmos qui formule tout à la fois l’ordre du monde résultant de la conciliation des contraires, et l’ordre dans la cité résultant de la conciliation des factions. C’est d’une seule vue que les penseurs grecs saisissent l’ordre du monde se débrouillant du chaos social.
Ne pouvant en quelques paroles, à la fois trop longues et trop brèves, qu’effleurer la question, je me borne à adresser aux théoriciens marxistes une autre demande d’explications, et je leur dis ceci :
Quel jugement portez-vous, si vous en portez un (et de cela je suis certain), sur la direction du mouvement économique et du mouvement humain ?
Il ne suffit pas de dire qu’une forme de la production succède à une autre forme de la production ; il ne suffit pas de dire que l’esclavage a succédé à l’anthropophagie, que le servage a succédé à l’esclavage, que le salariat a succédé au servage, et que le régime collectiviste ou communiste succèdera au salariat. Non, il faut encore se prononcer. Y a-t-il évolution ou progrès ? Et s’il y a progrès, quelle est l’idée décisive et dernière à laquelle on mesure les diverses formes du développement humain ? Et encore, si l’on veut écarter comme trop métaphysique, cette idée de progrès, pourquoi le mouvement de l’histoire a-t-il ainsi été réglé de forme en forme, d’étape économique en étape économique, de l’anthropophagie à l’esclavage, de l’esclavage au servage, du servage au salariat, du salariat au régime socialiste, et non pas d’une autre façon ? Pourquoi, en vertu de quel ressort, je ne dis pas en vertu de quel décret providentiel, puisque je reste dans la conception matérialiste et positive de l’histoire, mais pourquoi, de forme en forme, le développement humain a-t-il suivi telle direction et non pas telle autre ?
Pour moi la raison en est simple, si l’on veut admettre l’action de l’homme comme homme, l’action de ces forces humaines initiales dont j’ai parlé.
C’est que, précisément parce que les rapports économiques de production s’adressent à des hommes, il n’y a pas une seule forme de production qui ne renferme une contradiction essentielle, tant que la pleine liberté et la pleine solidarité des hommes n’aura pas été réalisée.
C’est Spinoza qui a démontré admirablement la contradiction intime de tout régime tyrannique, de toute exploitation politique ou sociale de l’homme par l’homme, non pas en se plaçant au point de vue du droit abstrait, mais en montrant qu’on se trouvait là en présence d’une contradiction de fait. Ou bien la tyrannie fera à ceux qu’elle opprime tant de mal qu’ils cesseront de redouter les suites que pourrait avoir pour eux une insurrection, et alors les opprimés se soulèveront contre l’oppresseur, ou bien celui-ci, pour prévenir les soulèvements, ménagera dans une certaine mesure les besoins, les instincts de ses sujets, et il les préparera ainsi à la liberté. Ainsi, de toute façon, la tyrannie doit disparaitre en vertu du jeu des forces, parce que ces forces sont des hommes.
Il en sera de même tant que l’exploitation de l’homme par l’homme n’aura pas pris fin. C’est Hegel encore qui a dit, avec une précision souveraine :
La contradiction essentielle de toute tyrannie politique ou économique, c’est qu’elle est obligée de traiter comme des instruments inertes des hommes qui, quels qu’ils soient, ne pensent jamais descendre à l’inertie des machines matérielles. »
Et remarquez que cette contradiction est, tout à la fois, une contradiction logique et une contradiction de fait.
C’est une contradiction logique, puisqu’il y a opposition entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire d’un être doué de sensibilité, de spontanéïté et de réflexion, et l’idée de machine. C’est une contradiction de fait puisqu’en se servant de l’homme, outil vivant, comme d’un outil mort, on violente la force même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à un mécanisme social discordant et précaire. C’est parce que cette contradiction viole à la fois l’idée de l’homme et la loi même de mécanique, selon laquelle la force homme peut être utilisée, que le mouvement de l’histoire est tout à la fois une protestation idéaliste de la conscience contre les régimes qui abaissent l’homme, et une réaction automatique des forces humaines contre tout arrangement instable et violent. Qu’était l’anthropophagie ? Elle était doublement contradictoire, car en obligeant l’homme à égorger l’homme en dehors même de l’excitation du combat, elle faisait violence à ce premier instinct de sympathie dont j’ai parlé : contradiction morale ; – et, de plus, elle faisait de l’homme, qui a une aptitude certaine au travail réglé, à la production, une sorte de bête de proie dont on ne peut utiliser que la chair : contradiction économique. Dès lors l’esclavage devait naitre, parce que la domestication de l’homme blessait moins l’instinct de sympathie et ménageait mieux l’intérêt du maitre en tirant de l’homme, par le travail, beaucoup plus qu’il ne donnait par sa subsistance.
Et l’on ferait sans peine la même démonstration pour l’esclavage, pour le servage, pour le salariat. Dès lors, on comprend, puisque tout le mouvement de l’histoire résulte de la contradiction essentielle entre l’homme et l’usage qui est fait de l’homme, que ce mouvement tende comme à sa limite, à un ordre économique où il sera fait de l’homme un usage conforme à l’homme. C’est l’humanité qui, à travers des formes économiques qui répugnent de moins en moins à son idée, se réalise elle-même. Et il y a dans l’histoire humaine non seulement une évolution nécessaire, mais une direction intelligible et un sens idéal. Donc, tout le long des siècles, l’homme n’a pu aspirer à la justice qu’en aspirant à un ordre social moins contradictoire à l’homme que l’ordre présent, et préparé par cet ordre présent, et ainsi l’évolution des formes économiques, mais en même temps, à travers tous ces arrangements successifs, l’humanité se cherche et s’affirme elle-même, et quelle que soit la diversité des milieux, des temps, des revendications économiques, c’est un même soufle de plainte et d’espérance qui sort de la bouche de l’esclave, du serf et du prolétaire ; c’est ce soufle immortel d’humanité qui est l’âme de ce qu’on appelle le droit. Il ne faut donc pas opposer la conception matérialiste et la conception idéaliste de l’histoire. Elles se confondent en un développement unique et insoluble, parce que si on ne peut abstraire l’homme des rapports économiques, on ne peut abstraire les rapports économiques de l’homme et l’histoire, en même temps qu’elle est un phénomène qui se déroule selon une loi mécanique, est une aspiration qui se réalise selon une loi idéale.
Et, après tout, n’en est-il pas de l’évolution de la vie comme de l’évolution de l’histoire ? Sans doute, la vie n’est passée d’une forme à une autre, d’une espèce à une autre, que sous la double action du milieu et des conditions biologiques immédiatement préexistantes et tout le développement de la vie est susceptible d’une explication matérialiste mais en même temps on peut dire que la force initiale de vie concentrée dans les premières granulations vivantes et les conditions générales de l’existence planétaire déterminaient d’avance la marche générale et comme le plan de la vie sur notre planète. Ainsi, les êtres sans nombre qui ont évolué, en même temps qu’ils ont subi une loi, ont collaboré par une aspiration secrète à la réalisation d’un plan de vie. Le développement de la vie physiologique comme de la vie historique a donc été fait ensemble idéaliste et matérialiste. et la synthèse que je vous propose se rattache à une synthèse plus générale que je ne puis indiquer sans la fortifier.
Mais pour revenir à la question économique, est-ce que Marx lui-même ne réintroduit pas dans sa conception historique l’idée, la notion de l’idéal du progrès, du droit ? Il n’annonce pas seulement la société communiste comme la conséquence nécessaire de l’ordre capitaliste : il montre qu’en elle cessera enfin cet antagonisme des classes qui épuise l’humanité : il montre aussi que pour la première fois la vie pleine et libre sera réalisée par l’homme, que les travailleurs auront tout ensemble la délicatesse nerveuse de l’ouvrier et la vigueur tranquille du paysan, et que l’humanité se redressera, plus heureuse et plus noble, sur la terre renouvelée.
N’est-ce pas reconnaitre que le mot justice a un sens, même dans la conception matérialiste de l’histoire, et la conciliation que je vous propose, n’est-elle pas, dès lors, acceptée de vous ?
Note
[*] Le 9 juillet 1894, Jean Jaurès avait fait une conférence sur le matérialisme économique de Karl Marx devant les Etudiants collectivistes, à l’hôtel des Sociétés savantes, à Paris