Préface du recueil « Sur la route d’Octobre »

I. Conditions extérieures et intérieures de la révolution d’Octobre

Trois circonstances extérieures ont déterminé la facilité relative avec laquelle la révolution prolétarienne en Russie a réussi à rompre les chaînes de l’impérialisme et à renverser ainsi le pouvoir de la bourgeoisie.

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Premièrement, la révolution d’Octobre a éclaté pendant la lutte acharnée des deux principaux groupes impérialistes anglo-français et austro-allemand, cependant que ces deux groupes, absorbés par leur lutte mortelle, n’avaient ni le temps ni les moyens d’accorder une attention sérieuse à la lutte contre la révolution d’Octobre. Cette circonstance eut une importance énorme pour la révolution d’Octobre : elle lui permit de mettre à profit les furieuses luttes intestines de l’impérialisme pour concentrer et organiser ses propres forces.

Deuxièmement, la révolution d’Octobre a éclaté au cours de la guerre impérialiste, au moment où, torturées par la guerre et avides de paix, les masses des travailleurs étaient amenées, par la logique même des choses, à la révolution prolétarienne, comme à la seule issue de la guerre. Cette circonstance eut la plus grande importance pour la révolution d’Octobre, car elle mit entre ses mains l’arme puissante de la paix, lui donna la possibilité de rattacher la révolution soviétiste au terme de la guerre abhorrée et lui attira de cette façon la sympathie des masses tant en Occident, parmi les ouvriers, qu’en Orient, parmi les peuples opprimés.

Troisièmement, il existait alors un puissant mouvement ouvrier en Europe et l’on pouvait s’attendre que la prolongation de la guerre impérialiste déclenchât bientôt une crise révolutionnaire en Occident et en Orient. Cette circonstance eut, pour la révolution en Russie, une importance inestimable, car elle lui assurait de fidèles alliés en dehors de la Russie, dans sa lutte contre l’impérialisme mondial.

Mais, outre ces circonstances d’ordre extérieur, la révolution d’Octobre fut encore favorisée par une série de conditions intérieures qui lui facilitèrent la victoire.

Premièrement, la révolution d’Octobre pouvait compter sur le concours le plus actif de l’énorme majorité de la classe ouvrière de Russie.

Deuxièmement, elle avait l’appui certain des paysans pauvres et de la majorité des soldats avides de paix et de terre.

Troisièmement, elle avait à sa tête pour la diriger un parti expérimenté, le parti bolchevik, fort, non seulement, de son expérience et de sa discipline forgée au cours de longues années, mais aussi de ses liaisons étendues avec les masses laborieuses.

Quatrièmement, la révolution d’Octobre avait devant elle des ennemis aussi faciles à vaincre que la bourgeoisie russe, plus ou moins faible, la classe des propriétaires fonciers, définitivement démoralisée par les « révoltes » paysannes, et les partis de conciliation (menchéviks et socialistes-révolutionnaires) en pleine faillite depuis la guerre.

Cinquièmement, elle avait à sa disposition les immenses espaces du jeune Etat où elle pouvait manœuvrer librement, reculer quand la situation l’exigeait, se reprendre, récupérer ses forces, etc.

Sixièmement, la Révolution d’octobre pouvait compter, dans sa lutte avec la contre-révolution, sur une quantité suffisantes en vivres, de combustibles et de matières premières à l’intérieur du pays.

La combinaison de ces conditions extérieures et intérieures créa la situation particulière qui détermina la facilité relative de la victoire d’Octobre. Il ne s’ensuit pas, bien entendu, que la révolution d’Octobre n’ait eu ses conditions défavorables à l’extérieur comme à l’intérieur.

Rappelons, par exemple, l’isolement relatif de cette révolution, qui n’avait aucun pays soviétiste voisin sur lequel elle pût s’appuyer. Il n’est pas douteux qu’une révolution en Allemagne, par exemple, se trouverait maintenant, sous ce rapport, dans une situation beaucoup plus avantageuse, du fait qu’elle aurait dans son voisinage un pays soviétiste aussi fort que l’U.R.S.S. Une autre condition défavorable à la révolution d’Octobre fut l’absence d’une majorité prolétarienne dans le pays.

Mais ces désavantages ne font que mieux ressortir l’importance énorme de la situation extérieure et intérieure spéciale où se trouvait la Russie au moment de la révolution d’Octobre.

Cette situation spéciale, il ne faut pas l’oublier, et il convient surtout de s’en souvenir lorsqu’on analyse les événements d’automne 1923 en Allemagne. Le camarade Trotsky devrait se la rappeler, lui qui établit une analogie complète entre la révolution d’Octobre et la révolution en Allemagne et flagelle impitoyablement le parti communiste allemand pour ses fautes réelles et prétendues.

« Dans la situation concrète, extrêmement originale de 1917, la Russie, dit Lénine, pouvait facilement commencer la révolution socialiste, mais la continuer et l’achever lui sera beaucoup plus difficile qu’aux pays d’Europe. J’ai déjà signalé cette circonstance au début de 1918, et l’expérience des deux années qui se sont écoulées depuis a pleinement confirmé la justesse de ma conception.

L’originalité de la situation politique russe en 1917 tenait à quatre circonstances spécifiques :

1° la possibilité d’associer la révolution soviétiste à la liquidation d’une guerre impérialiste qui causait des souffrances extrêmes aux ouvriers et aux paysans ;

2° la possibilité de profiter pendant quelque temps de la lutte à mort de deux formidables groupes de rapaces impérialistes qui étaient dans l’impossibilité de s’unir contre l’ennemi soviétiste ; 3° la possibilité de soutenir une guerre civile relativement longue, tant à cause de l’étendue considérable du pays que du mauvais état des voies de communication ;

4° l’existence dans la masse paysanne d’un mouvement révolutionnaire bourgeois-démocratique si profond que le parti du prolétariat adopta les revendications révolutionnaires du parti des paysans (le parti socialiste-révolutionnaire, en grande majorité violemment hostile au bolchévisme) et leur donna aussitôt satisfaction grâce à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Ces conditions spécifiques n’existent pas actuellement en Europe occidentale et la reproduction de conditions identiques ou analogues n’est pas très facile. Voilà pourquoi, notamment, à côté d’autres causes multiples, commencer la révolution socialiste sera plus difficile à l’Europe occidentale qu’à nous » (La maladie infantile du communisme).

Ces mots de Lénine, il n’est pas permis de les oublier.

II ­ Deux particularités de la révolution d’Octobre, ou Octobre et la théorie de la révolution permanente de Trotsky

Il existe deux particularités de la révolution d’Octobre qu’il est indispensable d’éclaircir avant tout, pour comprendre le sens intérieur et la portée historique de cette révolution.

Quelles sont ces particularités ?

C’est tout d’abord le fait que la dictature du prolétariat a surgi chez nous sur la base de l’union du prolétariat et des masses paysannes laborieuses, ces dernières étant guidées par le prolétariat. C’est, d’autre part, le fait que la dictature du prolétariat s’est affermie chez nous comme résultat de la victoire du socialisme dans un pays où le capitalisme était peu développé, tandis que le capitalisme subsistait dans les autres pays de capitalisme plus développé.

Cela ne signifie pas, évidemment, que la révolution d’Octobre n’ait point d’autres particularités.

Mais ce sont ces deux particularités qui nous importent en ce moment, non seulement parce qu’elles expriment clairement la nature de la révolution d’Octobre, mais aussi parce qu’elles dévoilent merveilleusement le caractère opportuniste de la théorie de la « révolution permanente ».

Examinons rapidement ces particularités.

La question des masses laborieuses de la petite bourgeoisie urbaine et rurale, la question de leur ralliement à la cause du prolétariat est une des questions capitales de la révolution prolétarienne.

Dans la lutte pour le pouvoir, avec qui sera le peuple travailleur des villes et des campagnes, avec la bourgeoisie ou avec le prolétariat ? De qui sera-t-il la réserve ? De la bourgeoisie ou du prolétariat ?De là dépendent le sort de la révolution et la solidité de la dictature du prolétariat. Les révolutions de 1848 et de 1871 en France furent écrasées surtout parce que les réserves paysannes se trouvèrent du côté de la bourgeoisie.

La révolution d’Octobre a vaincu parce qu’elle a su enlever à la bourgeoisie ses réserves paysannes, parce qu’elle a su les attirer du côté du prolétariat, en un mot, parce que le prolétariat s’est trouvé être, dans cette révolution, la seule force directrice de millions de travailleurs de la ville et de la campagne.

Qui n’a point compris cela ne comprendra jamais ni le caractère de la révolution d’Octobre, ni la nature de la dictature du prolétariat, ni les particularités de la politique intérieure de notre pouvoir prolétarien.

La dictature du prolétariat n’est pas une simple élite gouvernementale « intelligemment sélectionnée » par un « stratège expérimenté » et « s’appuyant rationnellement sur telle ou telle couche de la population. La dictature du prolétariat est l’union de classe du prolétariat et des masses paysannes laborieuses pour le renversement du capital, pour le triomphe définitif du socialisme, à condition que la force directrice de cette union soit le prolétariat.

Ainsi, il n’est pas question en l’occurrence de sous-estimer ou de surestimer « quelque peu » les possibilités révolutionnaires du mouvement paysan.

Il s’agit de la nature du nouvel Etat prolétarien, né de la révolution d’Octobre. Il s’agit du caractère du pouvoir prolétarien, des bases de la dictature même du prolétariat.

« La dictature du prolétariat, dit Lénine, est une forme spéciale d’alliance de classe entre le prolétariat, avant-garde des travailleurs, et les nombreuses couches de travailleurs non-prolétaires (petite bourgeoisie, petits patrons, paysans, intellectuels, etc.) ou leur majorité, alliance dirigée contre le capital et ayant pour but le renversement complet de ce dernier, l’écrasement complet de la résistance de la bourgeoisie et de ses tentatives de restauration, l’instauration définitive et la consolidation du socialisme. »(Préface au discours : « Comment on trompe le peuple avec les mots d’ordre de liberté et d’égalité »)

Et, plus loin :

« Traduite en un langage plus simple, l’expression latine, scientifique, historico-philosophique de dictature du prolétariat signifie qu’une classe, celle des ouvriers urbains et en général des ouvriers industriels, est capable de diriger toute la masse des travailleurs et des exploités dans la lutte pour le renversement du joug capitaliste, pour le maintien et la consolidation de la victoire, pour la création du nouveau régime social, le régime socialiste, et pour la suppression complète des classes. » (La grande initiative)

Telle est la théorie de la dictature du prolétariat selon Lénine.

L’une des particularisés de la Révolution d’Octobre, c’est que cette Révolution est une application classique de la théorie léniniste de la dictature du prolétariat.

Certains camarades croient que cette théorie est une théorie purement « russe », n’ayant de rapports qu’avec la situation russe. C’est là une erreur complète. Parlant des masses laborieuses appartenant aux classes non-prolétariennes, Lénine a en vue non seulement les paysans russes, mais aussi les éléments travailleurs des régions situées aux confins de l’Union soviétique et qui étaient, il n’y a pas encore très longtemps, des colonies de la Russie.

Lénine ne se lassait pas de répéter que, sans une union avec ces masses des autres nationalités, le prolétariat de Russie ne pourrait vaincre. Dans ses articles sur la question nationale et dans ses discours aux congrès de l’Internationale communiste, il a souvent répété que la victoire de la révolution mondiale est impossible en dehors de l’union révolutionnaire, en dehors du bloc révolutionnaire du prolétariat des pays avancés avec les peuples opprimés des colonies asservies.

Mais qu’est-ce donc que les colonies, sinon ces mêmes masses laborieuses opprimées, et avant tout les masses laborieuses de la paysannerie ? Qui ne sait que la question de la libération des colonies est en fait la question de la libération des masses laborieuses des classes non-prolétariennes de l’oppression et de l’exploitation du capital financier ?

Il faut en conclure que la théorie léniniste de la dictature du prolétariat n’est pas une théorie purement « russe », mais une théorie valable pour tous les pays. Le bolchévisme n’est pas seulement un phénomène russe. « Le bolchévisme, dit Lénine, est un modèle de tactique pour tous » (La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky).

Tels sont les traits caractéristiques de la première particularité de la révolution d’Octobre.

Comment se présente la théorie de la « révolution permanente » du camarade Trotsky du point de vue de cette particularité ?

Nous ne nous étendrons pas sur la position de Trotsky en 1905, quand il oublia purement et simplement les paysans comme force révolutionnaire en proposant le mot d’ordre : « Pas de tsar ! Gouvernement ouvrier ! », c’est-à-dire le mot d’ordre de la révolution sans les paysans. Radek lui-même, ce défenseur diplomate de la « révolution permanente », est obligé maintenant de reconnaître que la « révolution permanente » en 1905 était un « saut en l’air », un écart de la réalité (Pravda, 14 décembre 1924).

Aujourd’hui on considère à peu près unanimement que ce n’est plus la peine de s’occuper de ce fameux « saut en l’air ».

Nous ne nous étendrons pas non plus sur la position de Trotsky pendant la guerre, en 1915 par exemple, lorsque partant du fait que « nous vivons à l’époque de l’impérialisme », que l’impérialisme « oppose, non la nation bourgeoise à l’ancien régime, mais le prolétariat à la nation bourgeoise », il en conclut, dans son article « La lutte pour le pouvoir », que le rôle révolutionnaire des paysans doit diminuer, que le mot d’ordre de la confiscation de la terre n’a déjà plus l’importance d’auparavant (Trotsky : « 1905 »).

On sait que Lénine, critiquant cet article du camarade Trotsky, l’accusait alors de « nier le rôle des paysans », et disait :

« Trotsky, en fait, aide les politiciens ouvriers libéraux de Russie, qui, le voyant « nier » le rôle du paysan, s’imaginent que nous ne voulons pas soulever les paysans pour la révolution. » (Les deux lignes de la révolution)

Passons plutôt aux travaux plus récents de Trotsky sur cette question, aux travaux de la période où la dictature du prolétariat avait déjà eu le temps de s’affermir et où Trotsky avait eu la possibilité de vérifier sa théorie de la « révolution permanente » par les faits et de rectifier ses erreurs. Prenons la préface que Trotsky a écrite en 1922 pour son ouvrage intitulé : « 1905 ».

Voici ce qu’il y dit de la « révolution permanente » :

« C’est précisément dans l’intervalle qui sépare le 9 janvier de la grève d’octobre 1905 que l’auteur arriva à concevoir le développement révolutionnaire de la Russie sous l’aspect qui fut ensuite fixé par la théorie dite « de la révolution permanente ».

Cette désignation quelque peu abstruse voulait exprimer que la révolution russe, qui devait d’abord envisager, dans son avenir le plus immédiat, certaines fins bourgeoises, ne pourrait toutefois s’arrêter là-dessus.

La révolution ne résoudrait les problèmes bourgeois qui se présentaient à elle en première ligne qu’en portant le prolétariat au pouvoir. Et lorsque celui-ci se serait emparé du pouvoir, il ne pourrait se limiter au cadre bourgeois de la révolution.

Tout au contraire, et précisément pour assurer sa victoire définitive, l’avant-garde prolétarienne devrait, dès les premiers jours de sa domination, pénétrer profondément dans les domaines interdits de la propriété aussi bien bourgeoise que féodale. Cela devait l’amener à des collisions non seulement avec tous les groupes bourgeois qui l’auraient soutenue au début de sa lutte révolutionnaire, mais aussi avec les larges masses paysannes dont le concours l’aurait poussée vers le pouvoir.

Les contradictions qui dominaient la situation d’un gouvernement ouvrier, dans un pays retardataire où l’immense majorité de la population se composait de paysans, ne pouvaient trouver leur solution que sur le plan international, sur l’arène d’une révolution mondiale du prolétariat. »

C’est ainsi Trotsky parle de sa « révolution permanente ».

Il suffit de rapprocher cette citation de celles que nous avons données de Lénine sur la dictature du prolétariat, pour comprendre l’abîme qui sépare la théorie léniniste de la dictature du prolétariat et la théorie de la « révolution permanente » de Trotsky.

Lénine considère l’alliance du prolétariat et des couches travailleuses de la paysannerie comme la base de la dictature du prolétariat. Trotsky, au contraire, nous fait prévoir des « collisions hostiles » entre « l’avant-garde prolétarienne » et « les larges masses paysannes ».

Lénine parle de la direction prolétarienne des travailleurs et des masses exploitées. Trotsky, au contraire, nous montre des contradictions dans « la situation d’un gouvernement ouvrier » instauré « dans un pays retardataire où l’immense majorité de la population est composée de paysans ».

Selon Lénine, la révolution puise avant tout ses forces parmi les ouvriers et les paysans de la Russie même. D’après Trotsky, les forces indispensables ne peuvent être trouvées que « sur l’arène d’une révolution prolétarienne mondiale ».

Et que faire si la révolution mondiale se trouve retardée ? Y a-t-il alors quelque espoir pour notre révolution ? Trotsky ne nous laisse aucune lueur d’espoir, car « les contradictions » dans « la situation d’un gouvernement ouvrier… ne peuvent trouver leur solution que… sur l’arène d’une révolution prolétarienne mondiale ».

On en déduit cette perspective : végéter dans ses propres contradictions et pourrir sur pied en attendant la révolution mondiale.

Qu’est-­ce que la dictature du prolétariat selon Lénine ? La dictature du prolétariat, c’est le pouvoir qui s’appuie sur l’alliance du prolétariat et des masses laborieuses de la paysannerie pour « le renversement complet du capital », pour l’édification définitive et l’affermissement du socialisme.

Qu’est-ce que la dictature du prolétariat selon Trotsky ? C’est un pouvoir entrant « en collisions hostiles » avec « les larges masses paysannes » et ne cherchant la solution de ses « contradictions » que « sur l’arène de la révolution mondiale du prolétariat ».

En quoi cette « théorie de la révolution permanente » diffère-t-elle de la fameuse théorie du menchévisme sur la négation de l’idée de la dictature du prolétariat ?

En rien, quant au fond.

Nul doute possible. La « révolution permanente » n’est pas une simple sous-estimation des possibilités révolutionnaires du mouvement paysan. C’est une sous-estimation du mouvement paysan qui mène à la négation de la théorie léniniste de la dictature du prolétariat.

La « révolution permanente » de Trotsky est une des variétés du menchévisme.

Voilà en quoi consiste la première particularité de la révolution d’Octobre.

Quelle est la seconde particularité de cette révolution ? Etudiant l’impérialisme, surtout pendant la guerre, Lénine est arrivé à la loi du développement économique et politique irrégulier, saccadé des pays capitalistes.

D’après cette loi, le développement des entreprises, des trusts, des branches de l’industrie et des divers pays ne s’effectue pas régulièrement, dans un ordre arrêté, de telle façon qu’un trust, une branche de l’industrie ou un pays marche toujours en tête, et que les autres trusts ou pays retardent en conservant constamment leurs distances respectives.

Ce développement s’accomplit, au contraire, par bonds, avec des interruptions dans le développement de certains pays et des bonds en avant dans le développement des autres.

En outre, l’aspiration « parfaitement légitime » des pays retardataires à la conservation de leurs positions acquises et l’aspiration, non moins « légitime », des pays avancés à la conquête de nouvelles positions font que les collisions armées des Etats impérialistes sont une inéluctable nécessité. Il en a été ainsi, par exemple, de l’Allemagne, qui, il y a un demi-siècle, était un pays arriéré en comparaison de la France et de l’Angleterre.

On peut en dire autant du Japon comparé à la Russie. On sait cependant qu’au début du XX e siècle déjà, l’Allemagne et le Japon avaient pris une telle avance que la première avait évincé la France et commençait à évincer l’Angleterre sur le marché mondial et que le second évinçait la Russie. C’est de ces contradictions qu’est sortie, comme on le sait, la guerre impérialiste.Cette loi part du fait que :

1° « Le capitalisme s’est transformé en un système mondial d’étouffement colonial et financier des pays de la plus grande partie du globe par une poignée de pays « avancés » (Lénine : Préface à l’édition française de l’Impérialisme) ;

2° « Le partage de ce « butin » s’effectue entre deux ou trois puissants rapaces armés jusqu’aux dents (Amérique, Angleterre, Japon), qui, pour régler le partage de leur butin, entraînent le monde entier dans leur guerre » (Ibidem) ;

3° La croissance des contradictions à l’intérieur du système mondial d’oppression financière et l’inéluctabilité des collisions militaires font que le front impérialiste mondial devient facilement vulnérable pour la révolution et que la rupture de ce front dans certains pays est probable ;

4° Cette rupture a le plus de chances de se produire sur les points et dans les pays où la chaîne du front impérialiste est le plus faible, c’est-à-dire où l’impérialisme est le moins blindé et où la révolution peut le plus facilement se développer ;

5° C’est pourquoi la victoire du socialisme dans un seul pays, même peu développé au point de vue capitaliste, cependant que le capitalisme subsiste dans les autres pays plus avancés, est parfaitement possible et probable.

Telles sont, en résumé, les bases de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne.

En quoi consiste la seconde particularité de la révolution d’Octobre ?

Elle consiste en ce que cette révolution est un modèle d’application pratique de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne.

Qui n’a pas compris cette particularité de la révolution d’Octobre ne comprendra jamais ni le caractère international de cette révolution, ni sa formidable puissance internationale, ni sa politique extérieure spécifique.

« L’inégaliité du développement économique et politique, dit Lénine, est, sans contredit, une loi du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes, voire dans un seul.

Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se soulèverait contre le reste du monde capitaliste, attirerait à lui les classes opprimées des autres pays, les soulèverait contre les capitalistes, emploierait même, au besoin, la force armée contre les classes exploiteuses et leurs Etats…

Car l’union libre des nations dans le socialisme est impossible sans une lutte acharnée, plus ou moins longue, des républiques socialistes contre les Etats retardataires. » (Du mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe.)

Les opportunistes de tous les pays affirment que la révolution prolétarienne ne peut éclater — si toutefois elle doit éclater quelque part selon leur théorie — que dans les pays industriellement avancés et que plus ces pays sont développés industriellement, plus le socialisme a de chances de victoire.

De plus, ils excluent, comme une chose invraisemblable, la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays, surtout si le capitalisme y est peu développé.

Déjà pendant la guerre, Lénine, s’appuyant sur la loi du développement irrégulier des Etats impérialistes, oppose aux opportunistes sa théorie de la révolution prolétarienne sur la victoire du socialisme dans un seul pays, même peu développé au point de vue capitaliste.

On sait que la révolution d’Octobre a entièrement confirmé la justesse de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne.

Que devient la « révolution permanente » de Trotsky du point de vue de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne ? Prenons la brochure Notre révolution (1906), où l’on trouve ces paroles de Trotsky :

« Sans l’appui gouvernemental direct du prolétariat européen, la classe ouvrière de Russie ne pourra se maintenir au pouvoir et transformer sa domination temporaire en dictature socialiste durable. C’est là une chose indubitable. »

Que signifient ces paroles de Trotsky ? Que la victoire du socialisme dans un seul pays, la Russie en l’occurrence, est impossible « sans l’appui gouvernemental direct du prolétariat européen », c’est-à-dire tant que le prolétariat européen n’aura pas conquis le pouvoir.

Qu’y a-t-il de commun entre cette « théorie » et la thèse de Lénine sur la possibilité de la victoire du socialisme « dans un pays capitaliste pris à part » ?

Rien, évidemment.

Mais admettons que cette brochure de Trotsky, éditée en 1906, lorsqu’il était difficile de définir le caractère de notre révolution ne corresponde pas entièrement aux vues adoptées plus tard par Trotsky. Voyons une autre brochure de Trotsky, son Programme de paix, paru à la veille de la révolution d’octobre 1917 et réédité actuellement (1924) dans son ouvrage « 1917 ».

Dans cette brochure, Trotsky critique la théorie léniniste de la révolution prolétarienne sur la victoire du socialisme dans un seul pays et lui oppose le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe.

Il affirme que la victoire du socialisme est impossible dans un seul pays,qu’elle n’est possible qu’en tant que victoire de plusieurs Etats d’Europe (Angleterre, Russie, Allemagne) groupés en Etats-Unis d’Europe.

Il déclare sans ambages qu’ « une révolution victorieuse en Russie ou en Angleterre est impossible sans la révolution en Allemagne et inversement ».

« L’unique objection tant soit peu concrète au mot d’ordre des Etats-Unis, dit Trotsky, a été formulée dans le Social-Démocrate suisse [organe central des bolcheviks à cette époque] en ces termes : « L’irrégularité du développement économique et politique est la loi absolue du capitalisme. »

D’où le Social-Démocrate concluait que la victoire du socialisme était possible dans un seul pays et que, par suite, il n’y avait pas de raison de faire dépendre la dictature du prolétariat dans chaque Etat pris à part de la formation des Etats-Unis d’Europe.

Que le développement capitaliste des différents Etats soit irrégulier, cela est indiscutable.

Mais cette irrégularité elle-même est très irrégulière. Le niveau capitaliste de l’Angleterre, de l’Autriche, de l’Allemagne ou de la France n’est pas le même. Mais, comparés à l’Afrique ou à l’Asie, tous ces Etats représentent l’ « Europe » capitaliste mûre pour la révolution sociale.

Qu’aucun pays ne doive « atteindre » les autres dans sa lutte, c’est là une pensée élémentaire qu’il est utile et indispensable de répéter pour que l’idée de l’action internationale parallèle ne soit pas remplacée par l’idée de l’expectative et de l’inaction internationales.

Sans attendre les autres, nous commençons et nous continuons la lutte sur le terrain national, avec l’entière certitude que notre initiative donnera le branle à la lutte dans les autres pays ; et si cela n’avait pas lieu, on ne saurait espérer — l’expérience historique et les considérations théoriques sont là pour le démontrer — que, par exemple, la Russie révolutionnaire pourrait résister à l’Europe conservatrice, ou que l’Allemagne socialiste pourrait demeurer isolée dans le monde capitaliste. »

Comme on le voit, c’est encore la même théorie de la victoire simultanée du socialisme dans les principaux pays d’Europe, théorie qui exclut la théorie léniniste de la révolution et de la victoire du socialisme dans un seul pays.

Il est indiscutable que, pour être entièrement garanti contre le rétablissement de l’ancien ordre de choses, les efforts combinés des prolétaires de plusieurs pays sont nécessaires.

Il est hors de doute que si notre révolution n’avait pas été soutenue par le prolétariat d’Europe, le prolétariat de Russie n’eût pu résister à la pression générale, de même que, sans l’appui de la révolution russe, le mouvement révolutionnaire d’Occident n’eût pu se développer aussi rapidement qu’il l’a fait après l’avènement de la dictature prolétarienne en Russie.

Il est hors de doute que nous avons besoin d’appui.

Mais qu’est-ce que l’appui du prolétariat d’Europe occidentale à notre révolution ?

Les sympathies des ouvriers européens pour notre révolution, leur empressement à déjouer les plans d’intervention des impérialistes constituent-ils un appui, une aide sérieuse ? Oui, sans nul doute.

Sans cet appui, sans cette aide non seulement des ouvriers européens, mais aussi des colonies et des pays asservis, la dictature prolétarienne en Russie se fût trouvée en mauvaise posture.

A-t-il suffi jusqu’à présent de cette sympathie et de cette aide, qui sont venues s’ajouter à la puissance de notre armée rouge et au dévouement des ouvriers et des paysans russes prêts à défendre de leurs poitrines la patrie socialiste, pour repousser les attaques des impérialistes et conquérir la sécurité nécessaire à un travail de construction sérieux ? Oui, cela a suffi.

Cette sympathie va-t-elle en augmentant ou en diminuant ?

Elle augmente incontestablement. Existe-t-il chez nous, par conséquent, des conditions favorables non seulement pour mener de l’avant l’organisation de l’économie socialiste, mais encore pour venir en aide aux ouvriers d’Europe occidentale comme aux peuples opprimés de l’Orient ? Oui, ces conditions existent.

C’est ce que dit éloquemment l’histoire de sept années de dictature prolétarienne en Russie. Peut-on nier qu’un puissant essor dans le domaine du travail ait déjà commencé chez nous ? Non, on ne peut le nier.

Quelle signification peut avoir, après tout cela, la déclaration de Trotsky sur l’impossibilité pour la Russie révolutionnaire de résister à l’Europe conservatrice ?

Elle signifie que Trotsky, premièrement, ne sent pas la puissance intérieure de notre révolution ; deuxièmement, qu’il ne comprend pas l’importance inestimable de l’appui moral apporté à notre révolution par les ouvriers d’Occident et les paysans d’Orient ; troisièmement, qu’il ne saisit pas le mal intérieur qui ronge actuellement l’impérialisme.

Emporté par sa critique de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne, Trotsky, à son insu, s’est confondu lui-même dans son Programme de paix paru en 1917 et réédité en 1924.

Mais peut-être cette brochure de Trotsky est-elle aussi périmée et ne correspond-elle plus à ses vues actuelles ? Prenons les ouvrages plus récents que Trotsky a composés après la victoire de la révolution prolétarienne dans un seul pays, en Russie. Prenons, par exemple, sa Postface (1922) à la nouvelle édition de sa brochure Programme de paix.

Voici ce qu’il y dit :

« L’affirmation que la révolution prolétarienne ne peut se terminer victorieusement dans le cadre national, affirmation que l’on trouve répétée à plusieurs reprises dans le Programme de paix, semblera probablement à quelques lecteurs démentie par l’expérience presque quinquennale de notre République soviétiste.

Mais une telle conclusion serait dénuée de fondement.

Le fait qu’un Etat ouvrier, dans un pays isolé et, en outre, arriéré, a résisté au monde entier, témoigne de la formidable puissance du prolétariat qui, dans les autres pays plus avancés, plus civilisés, sera capable de véritables prodiges. Mais si nous avons résisté politiquement et militairement en tant qu’Etat, nous ne sommes pas encore arrivés à l’édification de la société socialiste et nous ne nous en sommes même pas approchés…

Tant que la bourgeoisie est au pouvoir dans les autres Etats européens, nous sommes obligés, pour lutter contre l’isolement économique, de rechercher des ententes avec le monde capitaliste ; on peut dire aussi avec certitude que ces ententes peuvent à la rigueur nous aider à guérir telles ou telles blessures économiques, à faire tel ou tel pas en avant, mais que le véritable essor de l’économie socialiste en Russie ne sera possible qu’après la victoire du prolétariat dans les principaux pays d’Europe. »

Ainsi parle Trotsky, qui, s’efforçant obstinément de sauver sa « révolution permanente » de la banqueroute définitive, se met en contradiction flagrante avec la réalité.

Ainsi, quoi qu’on fasse, non seulement « on n’est pas arrivé » à instaurer la société socialiste, mais on ne s’en est même pas « approché ». Certains, paraît-il, nourrissaient l’espoir d’ « ententes avec le monde capitaliste », mais ces ententes non plus, paraît-il, n’ont rien donné, parce que, quoi qu’on fasse, le « véritable essor de l’économie socialiste » demeurera impossible tant que le prolétariat n’aura pas vaincu « dans les pays les plus importants d’Europe ».

Et comme il n’y a pas encore de victoire en Occident, il ne reste plus à la révolution russe qu’à pourrir sur pied ou à dégénérer en Etat bourgeois.

Ce n’est pas sans raison que Trotsky parle, depuis deux ans déjà, de la « dégénérescence » de notre parti.

Ce n’est pas sans raison qu’il prédisait l’année dernière la « fin » de notre pays.

Comment concilier cette étrange « perspective » avec celle de Lénine selon laquelle la nouvelle politique économique nous donnera la possibilité de « construire les bases de l’économie socialiste » ?

Comment concilier cette désespérance « permanente » avec ces paroles de Lénine :

« Dès à présent, le socialisme n’est plus une question d’avenir lointain, une sorte de vision abstraite ou d’icône… Nous avons introduit le socialisme dans la vie courante et, maintenant, nous devons nous rendre compte de la situation. Voilà notre tâche d’aujourd’hui, voilà le problème de notre époque.

Permettez-moi de terminer en exprimant la certitude que, si ardu que soit ce problème, si nouveau qu’il soit en comparaison de l’ancien et quelques difficultés qu’il nous cause, nous allons, tous ensemble et coûte que coûte, le résoudre, non en un jour, mais en plusieurs années, et de telle façon que, de la Russie de la Nep, sorte la Russie socialiste. »(Discours prononcé à l’Assemblée plénière du Soviet de Moscou, le 20 novembre 1922)

Comment concilier cette désespérance « permanente » avec ces autres paroles de Lénine :

« Possession par l’État des principaux moyens de production,possession du pouvoir politique par le prolétariat, alliance de ce prolétariat avec la masse immense des petits paysans, direction assurée de la paysannerie par le prolétariat, etc., n’est-ce pas là tout ce qu’il nous faut pour pouvoir, avec la seule coopération (que nous traitions auparavant de mercantile et que nous avons maintenant, jusqu’à un certain point, le droit de traiter ainsi sous la Nep), procéder à la construction pratique de la société socialiste intégrale ?

Ce n’est pas là encore la construction de la société socialiste, mais c’est tout ce qui est nécessaire et suffisant pour cette construction » (De la coopération).

Il est clair que les vues de Trotsky ne peuvent, en l’occurrence, se concilier avec celles de Lénine. La « révolution permanente » de Trotsky est la négation de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne, et, inversement, la théorie léniniste de la révolution prolétarienne est la négation de la théorie de la « révolution permanente ».

Manque de foi dans les forces et les capacités de notre révolution, manque de foi dans les forces et les capacités du prolétariat de Russie, tel est sous-sol de la théorie de la « révolution permanente ».

Jusqu’à présent, on ne soulignait ordinairement qu’un côté de la « révolution permanente » : le scepticisme à l’égard des possibilités révolutionnaires du mouvement paysan.

Maintenant, pour être juste, il est nécessaire d’en mettre en lumière un autre côté : l’incroyance aux forces et aux capacités du prolétariat de Russie.

En quoi la théorie de Trotsky diffère-t-elle de la théorie courante du menchévisme selon laquelle la victoire du socialisme dans un seul pays, surtout dans un pays arriéré, est impossible sans la victoire préalable de la révolution prolétarienne « dans les principaux pays de l’Europe occidentale » ?

Au fond, ces deux théories sont identiques. Le doute n’est pas possible : la théorie de la « révolution permanente » de Trotsky est une variété du menchévisme.

Ces derniers temps, nombre de diplomates « à la manque » se sont efforcés de montrer dans notre presse que la théorie de la « révolution permanente » était conciliable avec le léninisme. Sans doute, disent-ils, cette théorie ne convenait pas en 1905. Mais l’erreur de Trotsky réside en ce qu’il anticipait, essayant d’appliquer à la situation de 1905 ce qui était alors inapplicable.

Mais, par la suite, disent-ils, et notamment en 1917 lorsque la révolution fut arrivée à complète maturité, la théorie de Trotsky se trouva tout à fait à sa place. On devine sans peine que le principal de ces diplomates est le camarade Radek.

Lisez plutôt :

« La guerre creusa un abîme entre les paysans aspirant à la conquête de la terre et à la paix et les partis petits-bourgeois, elle jeta les paysans sous la direction de la classe ouvrière et de son avant-garde, le parti bolchevik.

Alors, ce qui devint possible, ce fut non pas la dictature de la classe ouvrière et de la paysannerie, mais la dictature de la classe ouvrière s’appuyant sur la paysannerie. Ce que Rosa Luxembourg et Trotsky en 1905 avançaient contre Lénine [c’est-à-dire la « révolution permanente » J. Staline] devint en fait la deuxième étape du développement historique. » (Pravda, 21 février 1924).

Là-dedans, pas un mot qui ne soit un escamotage.

Il est faux que, pendant la guerre, « ce qui devint possible, ce fut non pas la dictature de la classe ouvrière et de la paysannerie, mais la dictature de la classe ouvrière s’appuyant sur la paysannerie ». En réalité, la révolution de février 1917 fut la réalisation de la dictature du prolétariat et des paysans, combinée d’une façon particulière avec la dictature de la bourgeoisie.

Il est faux que la théorie de la « révolution permanente », que Radek passe pudiquement sous silence, ait été élaborée en 1905 par Rosa Luxembourg et Trotsky.

En réalité, cette théorie est l’œuvre de Parvus et de Trotsky.

Maintenant, après dix mois, Radek rectifie, jugeant nécessaire de tancer Parvus pour la « révolution permanente » (voir son article sur Parvus dans la Pravda). Mais la justice exige de Radek qu’il tance également le compagnon de Parvus, le camarade Trotsky.

Il est faux que la théorie de la « révolution permanente », démentie par la révolution de 1905, se soit avérée juste pour « la deuxième étape du développement historique », c’est-à-dire pendant la révolution d’Octobre. Tout le développement de la révolution d’Octobre a montré et démontré l’inconsistance de cette théorie et sa complète incompatibilité avec les bases du léninisme.

Ni discours, ni procédés diplomatiques n’arriveront à masquer le gouffre béant qui sépare la théorie de la « révolution permanente » et le léninisme.

III ­ Quelques particularités de la tactique des bolcheviks pendant la période de préparation de la révolution d’Octobre

Pour bien comprendre la tactique des bolcheviks pendant la période de préparation de la révolution d’Octobre, il est indispensable de se rendre compte tout au moins de quelques particularités importantes de cette tactique. Cela est d’autant plus indispensable que, dans les nombreuses brochures sur la tactique des bolcheviks, il n’est pas rare que ces particularités soient passées sous silence.

Quelles sont ces particularités ?

Première particularité. A entendre le camarade Trotsky, on pourrait croire que, dans l’histoire de la préparation d’Octobre, il n’existe en tout et pour tout que deux périodes, la période des reconnaissances avancées et la période insurrectionnelle ; quant au reste, c’est de l’invention pure.

Qu’est-ce que la manifestation d’avril 1917 ? La manifestation d’avril, qui avait pris plus « à gauche » qu’il ne fallait, dit Trotsky, était une sorte de reconnaissance destinée à vérifier l’état d’esprit des masses et leurs rapports avec la majorité des soviets. Et qu’est-ce que la démonstration de juillet 1917 ?

D’après Trotsky, « l’affaire, cette fois encore, se réduisit à une nouvelle reconnaissance plus large et touchant une étape nouvelle et plus avancée du mouvement ». Point n’est besoin de dire que la démonstration de juillet 1917, organisée sur les instances de notre parti, doit, à plus forte raison, selon Trotsky, être qualifiée de « reconnaissance ».

Ainsi, en mars 1917 déjà, les bolcheviks auraient eu une armée politique d’ouvriers et de paysans toute prête, et s’ils ne la lancèrent dans l’insurrection ni en avril, ni en juin, ni en juillet et ne s’occupèrent que de « reconnaissances », c’est uniquement parce que « ces reconnaissances » ne donnaient pas des « renseignements » satisfaisants.

C’est par là que la Révolution d’Octobre diffère avantageusement de la révolution de 1871 en France, où deux partis, dont aucun ne peut être appelé parti communiste, se partageaient la direction de la révolution.

Deuxième particularité. La préparation d’Octobre s’effectua ainsi sous la direction d’un parti unique, le parti bolchevik. Mais, dans quel sens le parti mena-t-il cette direction ? Il s’attacha à isoler les partis conciliateurs, qu’il considérait à juste titre comme les groupements les plus dangereux dans la période de dénouement de la révolution, il s’efforça d’isoler les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks.

En quoi consiste la règle stratégique fondamentale du léninisme ?

Elle consiste à reconnaître que :

1. L’appui social le plus dangereux des ennemis de la révolution dans la période précédant le dénouement révolutionnaire est constitué par les partis conciliateurs ;

2. Il est impossible de renverser l’ennemi (tsarisme ou bourgeoisie) sans isoler préalablement ces partis ;

3. Dans la période de préparation révolutionnaire, il faut, par suite, s’attacher principalement à isoler ces partis, à en détacher les larges masses laborieuses.

Dans la période de lutte contre le tsarisme, dans la période de préparation de la révolution bourgeoise-démocratique (1905-1916), l’appui social le plus dangereux du tsarisme était le parti libéral-monarchique, le parti des cadets.

Pourquoi ? Parce que c’était un parti conciliateur, un parti de conciliation entre le tsarisme et la majorité du peuple, c’est-à-dire l’ensemble de la paysannerie. Il est naturel que le parti dirigeât alors principalement ses coups contre les cadets, car sans isoler ces derniers, on ne pouvait compter sur la rupture entre la paysannerie et le tsarisme, et sans assurer cette rupture, on ne pouvait compter sur la victoire de la révolution.

Beaucoup ne comprenaient pas alors cette particularité de la stratégie des bolcheviks, qu’ils accusaient de haine excessive pour les cadets et auxquels ils reprochaient de se laisser « détourner » de la lutte contre le principal ennemi, le tsarisme. Mais ces accusations dénuées de fondement trahissaient l’incompréhension complète de la stratégie bolchéviste, qui exigeait l’isolement des partis conciliateurs pour faciliter, accélérer la victoire sur le principal ennemi.

Il n’est guère besoin de démontrer que, sans cette stratégie, l’hégémonie du prolétariat dans la révolution bourgeoise-démocratique eût été impossible.

Pendant la période de la préparation d’Octobre, le centre de gravité des forces belligérantes se déplaça. Il n’y avait plus de tsar. De force conciliatrice, le parti des cadets devint une force gouvernante, dominante de l’impérialisme.

La lutte n’avait plus lieu entre le tsarisme et le peuple, mais entre la bourgeoisie et le prolétariat. Dans cette période, l’appui social le plus dangereux de l’impérialisme était représenté par les partis démocratiques petits-bourgeois des s.-r. et des menchéviks. Pourquoi ? Parce que ces partis étaient alors des partis conciliateurs, des partis de conciliation entre l’impérialisme et les masses laborieuses.

Naturellement, c’est contre eux que les bolcheviks dirigeaient leurs coups les plus formidables, car si on n’avait pas isolé les s.-r. et les menchéviks, on n’aurait pu compter sur la rupture des masses laborieuses avec l’impérialisme, et si l’on n’avait pas assuré cette rupture, on n’aurait pu compter sur la victoire de la révolution soviétiste.

Nombreux alors étaient ceux qui ne comprenaient pas cette particularité de la tactique des bolcheviks, qu’ils accusaient de témoigner une « haine excessive » aux s.-r. et aux menchéviks et d’ « oublier » le but principal. Mais toute la période de la préparation d’Octobre montre éloquemment que, seule, cette tactique permit aux bolcheviks d’assurer la victoire de la révolution d’Octobre.

Le trait caractéristique de cette période est la pénétration révolutionnaire croissante des masses rurales, leur désenchantement de la politique des s.-r. et des menchéviks, leur éloignement de ces derniers, leur ralliement autour du prolétariat, unique force intégralement révolutionnaire et capable de mener le pays à la paix.

L’histoire de cette période est celle de la lutte qui se déroula entre les bolcheviks, d’une part, les s.-r. et les menchéviks, de l’autre, pour la conquête des masses laborieuses de la paysannerie.

L’issue de cette lutte fut décidée par la période de coalition, par la période où Kérensky fut au pouvoir, par le refus des s.-r. et des menchéviks de confisquer les terres des grands propriétaires fonciers, par la lutte des s.-r. et des menchéviks pour la continuation de la guerre, par l’offensive de juillet sur le front, par le rétablissement de la peine de mort pour les soldats, par la révolte de Kornilov.

Et cette décision fut en faveur de la stratégie bolchéviste. Sans isoler les s.-r. et les menchéviks, il était impossible de renverser le gouvernement des impérialistes et, partant, d’échapper à la guerre. La politique d’isolement des s.-r. et des menchéviks était donc la seule politique juste.

Ainsi, dans leur direction de la préparation d’Octobre, les bolcheviks s’attachèrent principalement à isoler les partis des menchéviks et des s.-r : telle est la deuxième particularité de leur tactique.

Il serait superflu de démontrer que, sans cette particularité de la tactique des bolcheviks, l’union de la classe ouvrière et des masses laborieuses de la campagne, eût été impossible.

Fait caractéristique : Trotsky ne dit rien ou presque rien de cette particularité de la tactique bolchéviste dans ses Leçons d’Octobre.

Troisième particularité. Ainsi la direction de la préparation d’Octobre par le parti tendit à isoler les partis des s.-r. et des menchéviks, à détacher les masses ouvrières et paysannes de ces partis. Mais comment cet isolement fut-il réalisé concrètement par le parti ; sous quelle forme, avec quel mot d’ordre ? Il fut réalisé sous forme de mouvement révolutionnaire des masses en faveur des soviets avec le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! », par une lutte dont le but était de transformer les soviets, d’organes de mobilisation des masses, en organes d’insurrection, en organes du pouvoir, en appareil du nouvel Etat prolétarien.

Pourquoi les bolcheviks ont-ils choisi précisément les soviets comme levier fondamental d’organisation, susceptible de faciliter l’isolement des menchéviks et des s.-r., de pousser en avant la révolution prolétarienne et de mener des millions de travailleurs à la victoire de la dictature prolétarienne ?

Qu’est-ce que les soviets ?

« Les soviets sont un nouvel appareil étatique qui, en premier lieu, instaure la force armée des ouvriers et des paysans, force qui n’est pas, comme celle de l’ancienne armée permanente, détachée du peuple, mais reliée étroitement à ce dernier, qui, dans le domaine militaire, est incomparablement supérieure à toutes celles qui l’ont précédée et qui, au point de vue révolutionnaire, ne peut être remplacée par aucune autre.

En second lieu, cet appareil instaure avec les masses, avec la majorité du peuple, une liaison si étroite, si indissoluble, si facilement contrôlable et renouvelable qu’on en chercherait vainement une semblable dans l’ancien appareil étatique.

En troisième lieu, cet appareil qui est électif et dont le peuple peut, à son gré, sans formalités bureaucratiques, changer le personnel, est par là même beaucoup plus démocratique que les appareils antérieurs. En quatrième lieu, il donne une liaison solide avec les professions les plus diverses, facilitant ainsi la réalisation, sans bureaucratie aucune, des réformes les plus différentes et les plus profondes.

En cinquième lieu, il donne la forme d’organisation de l’avant-garde des paysans et des ouvriers, c’est-à-dire de la partie la plus consciente, la plus énergique, la plus avancée des classes opprimées, et permet par là même à cette avant-garde d’élever, instruire, éduquer et entraîner dans son sillage toute la masse de ces classes, qui jusqu’à présent était restée complètement en dehors de la vie politique, complètement en dehors de l’Histoire.

En sixième lieu, il permet d’allier les avantages du parlementarisme à ceux de la démocratie immédiate et directe, c’est-à-dire de réunir, dans la personne des représentants électifs du peuple, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Comparativement au parlementarisme bourgeois, c’est là, dans le développement de la démocratie, un pas d’une importance historique mondiale…

Si la force créatrice des classes révolutionnaires n’avait pas enfanté les soviets, la révolution prolétarienne serait, en Russie, condamnée, car avec l’ancien appareil le prolétariat ne pourrait certainement pas conserver le pouvoir, et il est impossible de créer du coup un nouvel appareil. » (Les bolcheviks conserveront-il Le pouvoir ?)

Voilà pourquoi les bolcheviks se sont attachés aux soviets, comme au chaînon fondamental susceptible de faciliter l’organisation de la révolution d’Octobre et la création d’un nouvel et puissant appareil d’État prolétarien.

Dans son développement intérieur, le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » a passé par deux phases, dont la première va jusqu’à la défaite bolchéviste de juillet, et dont la seconde commence après l’écrasement de la révolte de Kornilov.

Dans la première phase, ce mot d’ordre comportait la rupture du bloc des menchéviks et des s.­r. Avec les cadets, la formation d’un gouvernement soviétiste de menchéviks et de socialistes-révolutionnaires (car les soviets étaient alors socialistes révolutionnaires et menchévistes), la liberté de propagande pour l’opposition (c’est-à-dire pour les bolcheviks) et la liberté de lutte pour les partis au sein des soviets, liberté de lutte qui devait permettre aux bolcheviks de conquérir les soviets et de changer la composition du gouvernement soviétiste par le développement lent et pacifique de la révolution. Ce plan, évidemment, ne signifiait point la dictature du prolétariat.

Mais il facilitait indubitablement la préparation des conditions indispensables à l’instauration de la dictature car, portant les menchéviks et les s.-r. au pouvoir et les mettant dans la nécessité de réaliser leur programme antirévolutionnaire, il hâtait la révélation de leur véritable nature, précipitait leur isolement, leur rupture avec les masses.

Mais la défaite des bolcheviks en juillet interrompit ce développement, en donnant l’avantage à la contre-révolution des généraux et des cadets et en jetant s.-r. et menchéviks dans les bras de cette dernière. C’est pourquoi le parti fut obligé de retirer temporairement le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » et d’attendre, pour le lancer à nouveau, une nouvelle recrudescence de la révolution.

L’écrasement de Kornilov ouvrit la seconde phase. Le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » fut de nouveau lancé. Mais alors il n’avait plus la même signification que dans la première phase. Il signifiait la rupture complète avec l’impérialisme et le passage du pouvoir aux bolcheviks, étant donné que la majorité des soviets était déjà bolchéviste.

Il signifiait la réalisation directe de la dictature du prolétariat par l’insurrection. Bien plus, il signifiait l’organisation de la dictature du prolétariat et son érection en pouvoir d’État.

La tactique de transformation des soviets en organes de pouvoir gouvernemental avait une valeur inestimable parce qu’elle arrachait des millions de travailleurs à l’impérialisme, montrait que les partis des menchéviks et des s.-r, étaient des instruments de l’impérialisme et amenait directement, pour ainsi dire, les masses à la dictature du prolétariat.

Ainsi, la politique de transformation des soviets en organes de pouvoir gouvernemental, en tant que condition principale de l’isolement des partis conciliateurs et du triomphe de la dictature du prolétariat, est la troisième particularité de la tactique des bolcheviks dans la période de la préparation d’Octobre.

Quatrième particularité. Le tableau ne serait pas complet si nous n’envisagions comment et pourquoi les bolcheviks parvenaient à transformer les mots d’ordre de leur parti en mots d’ordre de masse activant la révolution, comment et pourquoi ils parvenaient à convaincre de la justesse de leur politique non seulement l’avant-garde et la majorité de la classe ouvrière, mais aussi la majorité du peuple.

Pour qu’une révolution soit victorieuse, si elle est vraiment populaire, si elle embrasse les grandes masses, il ne suffit pas que les mots d’ordre du parti soient justes. Une autre condition est indispensable ; il faut que les masses elles-mêmes se soient convaincues par leur propre expérience de la justesse de ces mots d’ordre. Alors seulement les mots d’ordre du parti deviennent ceux des masses elles-mêmes. Alors seulement la révolution devient réellement la révolution du peuple.

L’une des particularités de la tactique des bolcheviks pendant la période de préparation d’Octobre, c’est d’avoir su déterminer avec justesse les voies menant naturellement les masses aux mots d’ordre du parti, au seuil de la révolution, et d’avoir permis ainsi à ces masses de sentir, de contrôler et d’expérimenter elles-mêmes la justesse de ces mots d’ordre.

Autrement dit, l’une des particularités de la tactique des bolcheviks consiste en ce qu’elle ne confond point la direction du parti avec celle des masses, qu’elle distingue clairement la différence qui sépare ces deux directions et qu’ainsi elle est la science, non seulement de la direction du parti, mais aussi de la direction des grandes masses de travailleurs.

L’expérience de la convocation et de la dissolution de l’Assemblée constituante est un exemple frappant de l’application de cette particularité de la tactique bolchéviste.

On sait que les bolcheviks lancèrent le mot d’ordre de « République soviétiste » dès avril 1917. On sait également que l’Assemblée constituante est un parlement bourgeois en contradiction absolue avec les bases de la République soviétiste. Comment se fait-il que les bolcheviks, en marchant vers la République soviétiste, aient en même temps exigé du Gouvernement provisoire la convocation immédiate de l’Assemblée constituante ?

Comment se fait-il que les bolcheviks non seulement prirent part aux élections, mais convoquèrent eux-mêmes l’Assemblée constituante ? Comment se fait-il que, un mois avant l’insurrection, les bolcheviks aient admis la possibilité d’une combinaison temporaire de la République soviétiste et de l’Assemblée constituante ?

Il en fut ainsi parce que :

1° L’idée de l’Assemblée constituante était une des idées les plus populaires parmi la masse de la population ;

2° Le mot d’ordre de la convocation immédiate de l’Assemblée constituante permettait de dévoiler plus facilement la nature contre-révolutionnaire du Gouvernement provisoire ;

3° Pour ouvrir les yeux aux masses populaires sur l’idée de l’Assemblée constituante, il était indispensable d’amener ces masses jusqu’à l’Assemblée constituante, avec leurs revendications sur la terre, la paix, le pouvoir soviétiste, de les mettre en présence de l’Assemblée constituante réalisée, vivante ;

4° C’était là le seul moyen de permettre aux masses de se convaincre par leur propre expérience de la nature contre-révolutionnaire de l’Assemblée constituante et de la nécessité de sa dissolution ;

5° Tout cela supposait naturellement la possibilité d’admettre une combinaison temporaire de la République soviétiste et de l’Assemblée constituante comme un des moyens destinés à éliminer l’Assemblée constituante ;

6° Une telle combinaison, si elle eût été réalisée, à condition que tout le pouvoir fût passé aux soviets, n’eût pu signifier que la subordination de l’Assemblée constituante aux soviets, sa transformation en annexe des soviets, sa mort sans douleur.

Point n’est besoin de démontrer que, sans cette politique des bolcheviks, la dissolution de l’Assemblée constituante n’eût pas été si facile et que les tentatives ultérieures des s.-r. Et des menchéviks avec le mot d’ordre « Tout le pouvoir à l’Assemblée constituante ! » n’eussent pas échoué aussi piteusement.

« Nous autres, dit Lénine, nous avons pris part à l’élection du parlement bourgeois de Russie, de l’Assemblée constituante, en septembre-novembre 1917. Notre tactique était-elle juste ou non ?…

N’avions-nous pas, nous autres bolcheviks russes, en novembre 1917, plus que n’importe quels communistes d’Occident, le droit d’estimer que chez nous le parlementarisme avait fait son temps politiquement ?

Nous l’avions certainement, car il ne s’agit pas de savoir depuis combien de temps les parlements bourgeois existent, mais si les larges masses laborieuses sont prêtes, théoriquement, politiquement, pratiquement, à adopter le régime soviétiste et à dissoudre ou à laisser dissoudre le parlement démocratique bourgeois.

Que dans la Russie de septembre-novembre 1917 la classe ouvrière des villes, les soldats, les paysans, par suite de toutes sortes de conditions spéciales, se soient trouvés admirablement préparés à l’adoption du régime soviétiste et à la dissolution du plus démocratique des parlements bourgeois, c’est là un fait historique indéniable et parfaitement établi.

Pourtant les bolcheviks n’ont pas boycotté l’Assemblée constituante ; loin de là, ils ont participé aux élections, non seulement avant, mais même après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. » (La maladie infantile)

Pourquoi les bolcheviks ne boycottèrent-ils pas l’Assemblée constituante ? Parce que, dit Lénine :

« Même quelques semaines avant la victoire de la République soviétiste, même après cette victoire, la participation à un parlement de démocratie bourgeoise, loin de nuire à un prolétariat révolutionnaire, l’aide à prouver aux masses retardataires que ces parlements méritent d’être dissous, facilite la réussite de leur dissolution, rapproche le moment où l’on pourra dire que le parlementarisme bourgeois a « politiquement fait son temps » » (La maladie infantile).

Fait caractéristique : Trotsky ne comprend pas cette particularité de la tactique bolchéviste et se moque de la « théorie » de la combinaison de l’Assemblée constituante et des soviets, comme d’une théorie à la Hilferding.

Il ne comprend pas que l’admissibilité d’une telle combinaison (avec le mot d’ordre de l’insurrection et la probabilité de la victoire des soviets) liée à la convocation de l’Assemblée constituante était à ce moment l’unique tactique révolutionnaire possible, qu’elle n’avait rien de commun avec la tactique de Hilferding consistant à transformer les soviets en annexe de l’Assemblée constituante et que l’erreur de certains camarades sur cette question ne lui donne pas le droit de dénigrer la position juste de Lénine et du parti sur la possibilité de réaliser, dans certaines conditions, une « forme gouvernementale combinée ».

Il ne comprend pas que, sans la politique originale qu’ils adoptèrent en vue de l’Assemblée constituante, les bolcheviks n’eussent pas réussi à attirer de leur côté les larges masses du peuple et que, si ces masses leur avaient manqué, ils n’eussent pu transformer l’insurrection d’Octobre en profonde révolution populaire.

Fait intéressant, Trotsky se moque même des mots « peuple », « démocratie révolutionnaire », etc., qui se rencontrent dans les articles des bolcheviks et qu’il juge inconvenants pour un marxiste.

Trotsky oublie évidemment que, même en septembre 1917, un mois avant la victoire de la dictature, Lénine, marxiste éminent, parlait de la « nécessité de la transmission immédiate de tout le pouvoir à la démocratie révolutionnaire ayant à sa tête le prolétariat révolutionnaire ».

Trotsky oublie évidemment que Lénine, citant la lettre de Marx à Kugelmann (avril 1871) où il est dit que la destruction de l’appareil d’État bureaucratique-militaire est la condition préalable de toute révolution vraiment populaire sur le continent, écrit en termes non équivoques :

« Ce qui mérite une attention particulière, c’est cette profonde remarque de Marx, que la destruction de la machine bureaucratique et militaire de l’État est « la condition préalable de toute révolution populaire ». Cette expression de révolution « populaire » paraît surprenante dans la bouche de Marx, et les plékhanoviens russes et les menchéviks disciples de Strouvé, désireux de passer pour marxistes, pourraient y voir une « méprise ». Ils ont réduit le marxisme à une doctrine si piètrement libérale que, en dehors de l’antithèse : révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, rien n’existe pour eux, et encore conçoivent-ils cette antithèse comme une chose tout à fait morte…

Dans aucun des pays de l’Europe continentale de 1871, le prolétariat ne formait la majorité du peuple. La révolution capable d’entraîner la majorité dans le mouvement ne pouvait être « populaire » qu’à la condition d’englober le prolétariat et la classe paysanne. Ces deux classes composaient alors le « peuple ». Ces deux classes sont solidaires, du fait que la « machine bureaucratique et militaire de l’État » les opprime, les écrase et les exploite. Briser cette machine, la démolir, tel est le but pratique du « peuple », de la majorité du peuple, ouvriers et paysans, telle est la « condition préalable » de la libre alliance des paysans pauvres et du prolétariat ; sans cette alliance, pas de démocratie solide, pas de transformation sociale possible .» (L’État et la révolution).

Ces paroles de Lénine sont à retenir.

Convaincre les masses, par leur propre expérience, de la justesse des mots d’ordre du parti et les amener aux positions révolutionnaires afin de les conquérir, telle est la quatrième particularité de la tactique des bolcheviks pendant la période de la préparation d’Octobre.

IV ­ La révolution d’Octobre commencement et prémisse de la révolution mondiale

Il est indéniable que la théorie universelle de la victoire simultanée de la révolution dans les principaux pays d’Europe, la théorie de l’impossibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays s’est avérée artificielle, non viable.

L’histoire septennale de la révolution prolétarienne en Russie réfute cette théorie. Cette théorie est inacceptable comme schéma du développement de la révolution mondiale, parce qu’elle est en contradiction avec les faits patents.

Elle est encore plus inacceptable comme mot d’ordre parce qu’elle entrave l’initiative des pays qui, en vertu de certaines conditions historiques, ont la possibilité de percer seuls le front capitaliste ; parce que, loin de stimuler l’offensive contre le capital dans chaque pays pris à part, elle conduit à attendre passivement le moment du « dénouement général » ; parce qu’elle entretient parmi les prolétaires des différents pays non pas l’esprit de décision révolutionnaire, mais l’esprit de doute à la Hamlet, la crainte de ne pas être soutenu par les prolétaires des autres pays.

Lénine a parfaitement raison de dire que la victoire du prolétariat dans un seul pays est un « cas typique », que « la révolution simultanée dans plusieurs pays » ne peut être qu’une « rare exception ».

Mais la théorie léniniste de la révolution ne se limite pas à ce seul côté de la question. Elle est en même temps la théorie du développement de la révolution mondiale. La victoire du socialisme dans un seul pays n’est pas une fin en soi.

La révolution victorieuse dans un pays doit être considérée, non pas comme une fin en soi, mais comme un appui, comme un moyen pour accélérer la victoire du prolétariat dans tous les pays. La victoire de la révolution dans un pays, en l’occurrence en Russie, n’est pas seulement le résultat du développement irrégulier et de la décomposition progressive de l’impérialisme, elle est en même temps le commencement et le facteur de la révolution mondiale.

Il n’est pas douteux que les voies de développement de la révolution mondiale ne sont pas aussi simples qu’elles pouvaient le paraître précédemment, avant la victoire de la révolution dans un pays, avant l’avènement de l’impérialisme développé, qui marque la « veille de la révolution socialiste ».

C’est qu’un nouveau facteur est apparu : la loi du développement irrégulier des pays capitalistes, loi fonctionnant dans les conditions de plein développement impérialiste et qui montre l’inéluctabilité des collisions armées, l’épuisement général du front capitaliste mondial et la possibilité de la victoire du socialisme dans des pays séparés.

C’est qu’il est apparu un nouveau facteur comme l’immense pays des soviets, situé entre l’Occident et l’Orient, entre le centre de l’exploitation financière mondiale et l’arène de l’oppression coloniale, pays dont la seule présence suffit à révolutionner le monde.

Ce sont là des facteurs (et je ne cite que les plus importants), dont il est impossible de ne pas tenir compte dans l’étude des voies de la révolution mondiale.

Auparavant, on croyait d’ordinaire que la révolution se développerait par la « maturation » régulière des éléments du socialisme, tout d’abord dans les pays les plus développés, dans les pays « avancés ». Cette façon de voir doit être maintenant considérablement modifiée :

« Le système des relations internationales, dit Lénine, est devenu tel qu’en Europe un Etat, l’Allemagne, est asservi par d’autres Etats.

D’autre part, plusieurs Etats, précisément les plus anciens Etats d’Occident, se sont trouvés, du fait de leur victoire, dans des conditions qui leur permettent de mettre cette victoire à profit pour faire quelques concessions insignifiantes à leurs classes asservies, concessions qui suffisent cependant à retarder le mouvement révolutionnaire de ces dernières et créent un certain semblant de « paix sociale ».

Cependant, une série de pays : l’Orient, l’Inde, la Chine, etc., Par suite de la guerre impérialiste, sont définitivement sortis de leur voie traditionnelle. Leur développement a définitivement suivi le cours général du capitalisme européen.

L’effervescence qui agite toute l’Europe commence à les travailler. Et il est clair maintenant pour le monde entier qu’ils se sont engagés dans une voie de développement qui ne peut pas ne pas mener à une crise de tout le capitalisme mondial…

Par suite, les pays capitalistes d’Europe occidentale parachèveront leur évolution vers le socialisme… autrement que nous ne le pensions. Ils la parachèveront, non pas par la « maturation » régulière du socialisme dans ces pays, mais au moyen de l’exploitation de certains Etats par d’autres, au moyen de l’exploitation du premier Etat vaincu dans la guerre impérialiste, exploitation jointe à celle de tout l’Orient.

L’Orient, d’autre part, est entré définitivement dans le mouvement révolutionnaire par suite de cette première guerre impérialiste et a été entraîné dans le tourbillon du mouvement révolutionnaire mondial. » (Mieux vaut moins ,mais mieux)

Si l’on ajoute à cela que les pays vaincus et les colonies ne sont pas seuls à être exploités par les pays vainqueurs, mais qu’une partie des pays vainqueurs est exploitée financièrement par les pays victorieux les plus puissants, l’Amérique et l’Angleterre ; que les contradictions entre tous ces pays sont les facteurs les plus importants de la décomposition de l’impérialisme mondial ; qu’en dehors de ces contradictions, il en existe d’autres très profondes qui se développent à l’intérieur de chacun de ces pays ; que toutes ces contradictions sont aggravées du fait de l’existence de là grande République des soviets aux côtés des pays capitalistes, on a un tableau plus ou moins complet de l’originalité de la situation internationale.

Le plus probable, c’est que la révolution mondiale se développera par la séparation révolutionnaire d’un certain nombre de pays qui se détacheront du système des Etats impérialistes avec l’appui du prolétariat de ces Etats. Le premier pays qui s’est détaché, le premier pays victorieux, a déjà l’appui des masses ouvrières et paysannes des autres pays en général. Il n’aurait pu tenir sans cet appui. Il est hors de doute que cet appui ira se renforçant et s’accroissant.

Il est également hors de doute que le développement même de la révolution mondiale, que le processus de la séparation d’une série de nouveaux pays d’avec l’impérialisme sera d’autant plus rapide et profond que le socialisme se sera plus solidement enraciné dans le premier pays victorieux, que ce pays se sera plus rapidement transformé en base de développement de la révolution mondiale, en ferment de la décomposition impérialiste.

S’il est vrai que la victoire définitive du socialisme dans le pays libéré le premier est impossible sans les efforts communs des prolétaires de plusieurs pays, il est également vrai que le développement de la révolution mondiale sera d’autant plus rapide et profond que l’aide apportée par le premier pays socialiste aux masses ouvrières et laborieuses de tous les autres pays sera plus efficace.

En quoi cette aide doit-elle consister ?

Premièrement, le prolétariat du pays victorieux, doit faire chez lui « le maximum de ce qui est possible pour développer, soutenir et éveiller la révolution dans les autres pays » (La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky).

Deuxièmement, le « prolétariat victorieux» d’un pays, « après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se soulève… contre le reste du monde capitaliste, attirant à lui les classes opprimées des autres pays, les incitant à l’insurrection contre les capitalistes, employant même au besoin la force armée contre les classes exploiteuses et leurs Etats ». (Du mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe)

Non seulement cette aide du pays victorieux accélère la victoire des prolétaires des autres pays, mais encore en facilitant cette victoire, elle assure par là même la victoire définitive du socialisme dans le premier pays victorieux.

Il est plus que probable qu’au cours du développement de la révolution mondiale, il se formera, parallèlement aux foyers impérialistes des pays capitalistes et du système de ces foyers dans le monde entier, des foyers de socialisme dans chaque pays soviétiste et un système de ces foyers dans le monde entier et que la lutte entre ces deux systèmes remplira l’histoire du développement de la révolution mondiale.

« Car, dit Lénine, la libre union des nations dans le socialisme est impossible sans une lutte acharnée, plus ou moins longue, des républiques socialistes avec les Etats arriérés. » (Ibidem)

La révolution d’Octobre a une importance mondiale non seulement parce qu’elle représente la première initiative d’un pays pour rompre le système impérialiste et le premier îlot du socialisme dans l’océan des pays impérialistes, mais aussi parce qu’elle est la première étape de la révolution mondiale et la base puissante de son développement futur.

C’est pourquoi ceux qui, oubliant le caractère international de la révolution d’Octobre, proclament que la victoire de la révolution dans un seul pays est un phénomène purement et exclusivement national, commettent une lourde erreur. En outre, ceux qui, se souvenant du caractère international de la révolution d’Octobre, sont enclins à considérer cette révolution comme quelque chose de passif, destiné uniquement à recevoir un appui de l’extérieur, commettent également une erreur.

En réalité, non seulement la révolution d’Octobre a besoin d’être appuyée par la révolution des autres pays, mais la révolution de ces pays a besoin de l’appui de la révolution d’Octobre pour accélérer le renversement de l’impérialisme mondial.


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