Le Bolchevik, n° 7, 1925
Le camarade Sémitch n’a pas très bien compris, me semble-t-il, la façon dont les bolcheviks posent la question nationale. Jamais, ni avant ni après Octobre, ils n’ont détaché cette question de la question générale de la révolution.
Toujours ils l’ont considérée en connexion étroite avec la perspective révolutionnaire. Sémitch a cité Lénine qui, selon lui, était d’avis que la solution de la question nationale devait être consignée dans la constitution.
Par là, il voulait apparemment dire que Lénine considérait la question nationale comme une question constitutionnelle, c’est-à-dire non pas comme une question de révolution, mais comme une question de réforme. C’est là une erreur.
Jamais Lénine n’a eu ni ne pouvait avoir d’illusions constitutionnelles. Il suffit de parcourir ses ouvrages pour s’en convaincre.
Si Lénine parlait de la constitution, il avait en vue, non pas la méthode constitutionnelle de solution de la question nationale, mais la méthode révolutionnaire ; autrement dit, il considérait la constitution comme le résultat de la victoire de la révolution. En U. R. S. S. aussi, il existe une constitution, et cette constitution reflète une certaine solution de la question nationale.
Pourtant elle a vu le jour grâce non pas à une transaction avec la bourgeoisie, mais à la victoire de la révolution. Sémitch s’est référé ensuite à une brochure sur la question nationale écrite par Staline en 1912 et s’est efforcé d’y trouver une confirmation, indirecte tout au moins, de la justesse de son point de vue.
Mais il n’y est pas arrivé; il n’a trouvé et ne pouvait trouver dans cet ouvrage la moindre allusion de nature à justifier sa méthode « constitutionnelle » de solution de la question nationale.
Je pourrais lui rappeler un passage de cette brochure où l’auteur oppose la méthode autrichienne (constitutionnelle) de solution de la question nationale à la méthode (révolutionnaire) des marxistes russes. Voici ce passage :
Les Autrichiens pensent pouvoir réaliser la « liberté des nationalités » progressivement, au moyen de petites réformes.
Proposant l’autonomie nationale en tant que mesure pratique, ils n’espèrent nullement en une modification radicale, en un mouvement démocratique libérateur, qui d’ailleurs ne rentre pas dans leurs perspectives.
Les marxistes russes, au contraire, rattachent la question de la « liberté des nationalités » à un changement radical probable, à un mouvement démocratique libérateur, car lis n’ont pas de raison de compter sur des réformes.
Or cela modifie essentiellement l’affaire au point de vue du sort probable des nations en Russie.
Voilà, me semble-t-il, qui est clair.
Et ce n’est pas là le point de vue personnel de Staline, mais le point de vue général des marxistes russes, qui ont toujours considéré et considèrent encore la question nationale en liaison indissoluble avec la question générale de la révolution.
On distingue, dans la façon dont le marxisme russe a posé la question nationale, deux stades : le stade d’avant-Octobre et le stade d’Octobre.
Dans le premier stade, la question nationale était considérée en tant que partie de la question générale de la révolution démocratique bourgeoise, c’est-à-dire en tant que partie de la question de la dictature du prolétariat et de la paysannerie.
Dans le second stade, quand la question nationale s’est étendue et s’est transformée en questions des colonies, quand, de question intérieure d’un Etat, elle est devenue question mondiale, elle a été considérée en tant que partie de la question générale de la révolution prolétarienne, en tant que partie de la question de la dictature du prolétariat.
Dans les deux cas, on le voit, elle était traitée de façon strictement révolutionnaire. A mon avis, le camarade Sémitch n’a pas encore bien compris tout cela.
De là, sa tentative de ramener la question nationale sur le terrain constitutionnel, c’est-à-dire de la considérer comme une question de réforme. De là une autre erreur: Sémitch ne veut pas considérer la question nationale comme une question essentiellement paysanne.
Je ne dis pas comme une question agraire, mais bien comme une question paysanne, car ce sont là deux choses différentes.
Il est exact que la question nationale ne saurait être identifiée à la question paysanne car, outre les questions touchant à la paysannerie, elle englobe encore celle de la culture nationale, de l’Etat national, etc.
Mais il est indubitable également que la question paysanne constitue la base, l’essence de la question nationale.
C’est ce qui explique que la paysannerie représente l’armée principale du mouvement national, que, sans cette armée, il n’y a et il ne peut y avoir de mouvement national puissant.
C’est ce que l’on a en vue quand on dit que la question nationale est, dans son essence, une question paysanne.
En se refusant à accepter cette formule, Sémitch montre qu’il sous-estime la puissance intérieure du mouvement national et qu’il ne comprend pas le caractère profondément populaire, profondément révolutionnaire de ce mouvement.
Cette incompréhension et cette sous-estimation présentent un grand danger, car elles équivalent à une sous-estimation de la force potentielle qui réside, par exemple, dans le mouvement des Croates pour leur liberté nationale, sous-estimation qui menace de complications sérieuses tout le parti communiste yougoslave.
C’est là que réside la deuxième erreur de Sémitch.
Sémitch commet également une erreur indubitable, lorsqu’il cherche à traiter la question nationale en Yougoslavie indépendamment de la situation internationale et des perspectives probables en Europe.
Partant du fait qu’il n’existe pas en ce moment de mouvement populaire sérieux pour l’indépendance parmi les Croates et les Slovènes, Sémitch en conclut que la question du droit des nations à se constituer en Etats indépendants est une question académique, sans actualité.
C’est là, à coup sûr, une erreur.
En admettant même que cette question ne soit pas d’actualité en ce moment, il est certain qu’elle peut le devenir s’il éclate une guerre ou une révolution en Europe.
Or, la guerre éclatera fatalement, les impérialistes s’entre-déchireront nécessairement; il ne peut y avoir là-dessus aucun doute étant donné la nature et le développement de l’impérialisme.
En 1912, quand nous, marxistes russes, nous ébauchions le premier projet de programme national, nous n’avions encore dans l’empire russe aucun mouvement sérieux pour l’indépendance.
Néanmoins, nous jugeâmes nécessaire d’insérer dans notre programme un point concernant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire le droit pour chaque minorité nationale de se séparer de l’Etat auquel elle est rattachée et de se constituer en Etat indépendant.
Pourquoi?
Parce que nous nous basions non seulement sur ce qui existait alors, mais sur ce qui était en voie de préparation dans le système général des rapports internationaux. Autrement dit, nous faisions état alors non seulement du présent, mais encore de l’avenir.
Et nous savions que si une nationalité quelconque exigeait sa séparation d’avec un Etat, les marxistes russes combattraient pour lui assurer ce droit.
Dans son discours, Sémitch s’est référé à maintes reprises à la brochure de Staline sur la question nationale.
Mais voici ce que dit l’auteur de cette brochure sur le droit et l’indépendance des nations à disposer d’elles-mêmes:
La croissance de l’impérialisme en Europe n’est pas fortuite. Le capital s’y sent de plus en plus à l’étroit, il cherche à s’étendre dans d’autres pays, il cherche de nouveaux débouchés, de la main-d’œuvre à bon marché, de nouvelles sphères d’investissement. Mais cela conduit à des complications extérieures et à la guerre.
Il peut parfaitement se former une combinaison de circonstances intérieures et extérieures qui amène telle ou telle nationalité de Russie à poser et à résoudre la question de son indépendance. Et certes, dans ce cas, ce n’est pas aux marxistes à s’opposer à sa revendication.
Cela a été écrit en 1912.
Cette thèse, on le sait, a été entièrement confirmée par l’avenir, aussi bien pendant qu’après la guerre, particulièrement après le triomphe de la dictature du prolétariat en Russie.
A plus forte raison faut-il tenir compte de telles éventualités en Europe, et particulièrement en Yougoslavie, maintenant que le mouvement national révolutionnaire s’accentue dans les pays opprimés et que la révolution a triomphé en Russie.
Il faut également tenir compte du fait que la Yougoslavie n’est pas un pays tout à fait indépendant, qu’elle est liée à certains groupes impérialistes et que, par suite, elle ne peut échapper complètement à l’influence des forces extérieures.
Et si l’on rédige un programme national pour le parti yougoslave, il faut bien comprendre que ce programme doit partir non pas seulement de ce qui est au moment actuel, mais aussi de ce qui est en voie de préparation et de ce qui se produira inévitablement en raison de l’état actuel des rapports internationaux. Voilà pourquoi j’estime que la question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes doit être considérée comme une question d’actualité.
Passons maintenant au programme national.
Il doit avoir comme point de départ la thèse sur la révolution soviétiste en Yougoslavie, c’est-à-dire la thèse d’après laquelle, sans renversement de la bourgeoisie et victoire de la révolution, la question nationale ne saurait être résolue de façon satisfaisante.
Certes, il peut y avoir des exceptions.
Ainsi, avant la guerre, nous avons vu la Norvège se séparer pacifiquement de la Suède, ce dont a parlé Lénine dans un de ses articles.
Mais cela se passait avant la guerre; en outre, les circonstances étaient exceptionnellement favorables. Après la guerre, et particulièrement après la victoire de la révolution soviétiste en Russie, de tels cas ne sont guère possibles.
Ils sont mêmes si rares que pratiquement on peut ne pas en tenir compte.
Mais s’il en est ainsi, il est clair que nous ne pouvons échafauder un programme sur une probabilité si infime qu’elle équivaut en somme à zéro.
Voilà pourquoi la thèse de la révolution doit être à la base du programme national.
En outre, il faut à tout prix insérer dans le programme national un point spécial sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, jusques et y compris leur constitution en Etats indépendants.
J’ai déjà dit plus haut pourquoi ce point est absolument nécessaire dans la situation intérieure et internationale actuelle.
Enfin, le programme doit renfermer également un point spécial sur l’autonomie territoriale pour les nationalités de Yougoslavie qui ne jugeront pas nécessaire de se séparer de ce pays.
Estimer que cette combinaison doit être exclue, c’est faire erreur. Dans certaines conditions, par exemple après la victoire de la révolution en Yougoslavie, il se peut parfaitement que certaines nationalités, comme ç’a été le cas en Russie, ne veuillent pas se constituer en Etats indépendants. Aussi devons-nous, en prévision de cette éventualité, avoir dans notre programme un point spécial sur l’autonomie, point comportant la transformation de l’Etat yougoslave en fédération d’Etats nationaux autonomes sur la base du régime soviétiste.
Ainsi, droit à la séparation d’avec l’Etat auquel elles sont rattachées pour les nationalités qui le voudront et droit à l’autonomie pour celles qui préféreront rester unies à l’Etat yougoslave.
Pour éviter tout malentendu, j’ajouterai que le droit à la séparation ne saurait être interprété comme l’obligation de se constituer en Etat indépendant.
Toute nationalité peut profiter de ce droit, mais elle peut aussi, si elle le désire, y renoncer; c’est son affaire et il faut en tenir compte. Certains de nos camarades font du droit à la séparation une obligation et exigent, par exemple, que les Croates forment nécessairement un Etat indépendant.
C’est là un point de vue erroné qui doit être rejeté. Droit et obligation ne sauraient être confondus.