Cette brochure a été écrite à la fin d’avril 1905 en réponse aux articles de N. Jordania : « Majorité ou minorité », paru dans le Social-démocrate, « Qu’est-ce qu’un parti ? », publié dans le Mogzaouri, etc. Le Centre bolchévik à l’étranger en apprit bientôt la parution et, le 18 juillet 1905, Nadiejda Kroupskaïa demandait dans une lettre au Comité de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. qu’on en expédiât des exemplaires à l’étranger. Elle fut largement diffusée parmi les organisations bolchéviks de Transcaucasie ; c’est par elle que les ouvriers avancés apprirent à connaître les divergences à l’intérieur du parti et la position prise par Lénine et les bolchéviks. La brochure avait été publiée en mai 1905 par l’imprimerie clandestine d’Avlabar de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R., en géorgien, et au mois d’août en russe et en arménien ; il en fut tiré 1.500 à 2.000 exemplaires dans chaque langue. (N.R.).
« La social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme. » Karl Kautsky.
Ils sont vraiment par trop importuns, nos « menchéviks » ! Je parle des « menchéviks » de Tiflis. Ayant eu vent des divergences dans le parti, les voilà qui vont répétant : qu’on le veuille ou non, partout et toujours nous parlerons de ces divergences ; qu’on le veuille ou non, nous nous en prendrons en toutes circonstances aux « bolchéviks » ! Et ils s’en prennent à nous comme des possédés. A tous les carrefours, entre eux ou devant des étrangers, bref, n’importe où, ils clament la même chose : méfiez-vous de la « majorité », ces gens ne sont pas des nôtres, ils ne sont pas sûrs ! Non contents de leur champ d’action « habituel », ils ont porté « l’affaire » dans les publications légales et par là, ils ont porté « l’affaire » une fois de plus, montré au monde leur… importunité.
De quoi la « majorité » s’est-elle rendue coupable ? Pourquoi notre « minorité » est-elle si « en colère » ?
Interrogeons l’histoire.
La « majorité » et la « minorité » sont apparues pour la première fois au deuxième congrès du parti (en 1903). C’était le congrès où nos forces dispersées devaient s’unir en un parti unique, en un parti puissant. Nous autres, militants du parti, nous fondions de grands espoirs sur ce congrès. Enfin, nous exclamions-nous avec joie, nous allons pouvoir nous grouper au sein d’un parti unique ; nous pourrons agir suivant un plan d’ensemble !… Sans doute notre action s’était-elle déjà exercée, mais elle était dispersée et inorganisée. Sans doute avions- nous déjà tenté de nous unir, et c’est pour cela que nous avions convoqué le premier congrès du parti (en 1898) ; notre « union » s’était même faite apparemment, mais cette unité n’existait qu’en paroles : le parti demeurait fractionné en groupes distincts ; ses forces toujours éparses demandaient à être réunies. Et voici que le deuxième congrès du parti devait rassembler les forces dispersées, les souder. Nous devions créer un parti unique.
Mais il est apparu en fait que nos espoirs étaient jusqu’à un certain point prématurés. le congrès n’a pu nous donner un parti un et indivisible ; il n’a fait qu’en poser les fondements. En revanche, il nous a montré clairement qu’il existait deux tendances dans le parti : celle de l’Iskra (il s’agit ici de l’ancienne Iskra) 1 et celle de ses adversaires. En conséquence, le congrès s’est scindé en deux parties : la « majorité » et la « minorité ». Les premiers se sont ralliés à la tendance de l’Iskra et se sont groupés autour d’elle ; les seconds, en tant qu’adversaires de l’Iskra, ont adopté la position contraire.
De cette façon, l’Iskra est devenue le drapeau de la « majorité » du parti, et sa position celle de la « majorité ».
Quelle voie suivait l’Iskra, que défendait-elle ?
Pour le comprendre, il faut savoir dans quelles conditions elle est apparue dans l’histoire.
L’Iskra a commencé à paraître en décembre 1900. C’était à l’époque où une crise s’était ouverte dans l’industrie russe. peu à peu, la prospérité industrielle, qui s’était accompagnée d’une série de grèves corporatives (1896-1898), faisait place à la crise. Celle-ci, s’aggravant de jour en jour, devenait un obstacle aux grèves corporatives. Néanmoins, le mouvement ouvrier se frayait un chemin et continuait à progresser : les petits ruisseaux se mêlaient pour ne former qu’un même torrent, le mouvement prenait une nuance de classe et s’engageait peu à peu dans la voie de la lutte politique. Le mouvement ouvrier grandissait avec une rapidité surprenante… Seulement on ne voyait pas d’avant-garde, une social-démocratie 2 susceptible d’introduire dans ce mouvement une conscience socialiste, de l’unir au socialisme et de donner ainsi à la lutte du prolétariat un caractère social-démocrate.
Que faisaient donc les « social-démocrates » d’alors (on les appelait les « économistes ») ? Ils encensaient le mouvement spontané et répétaient avec insouciance : une conscience socialiste n’est pas si nécessaire au mouvement ouvrier, il atteindra bien son but sans elle ; l’essentiel, c’est le mouvement lui-même. Le mouvement est tout, la conscience une vétille. Un mouvement sans socialisme, voilà à quoi ils tendaient.
Quel sera, dans ce cas, le rôle de la social-démocratie de Russie ? Celui d’instrument docile du mouvement spontané, affirmaient-ils. Il ne nous appartient pas d’introduire la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier, il ne nous appartient pas de prendre la tête de ce mouvement : simplement de demeurer attentifs au mouvement et de noter avec précision ce qui se passe dans la vie sociale, – nous devons nous mettre à la remorque du mouvement spontané 3. En un mot, on représentait la social-démocratie comme un poids mort dans le mouvement.
Qui ne reconnaît pas la social-démocratie ne doit pas non plus reconnaître le Parti social- démocrate. Voilà pourquoi les « économistes » répétaient si opiniâtrement que l’existence d’un parti politique du prolétariat était impossible en Russie. Que les libéraux s’occupent de la lutte politique : cela leur sied mieux, disaient-ils. Nous devons exister comme par le passé sous forme de cercles distincts et agir isolément, chacun dans son coin.
Pas de parti, mais un cercle ! disaient-ils.
C’est ainsi que, d’une part, le mouvement ouvrier grandissait et avait besoin d’une avant- garde pour le guider ; et que, d’autre part, la « social-démocratie », en la personne des « économistes », au lieu de prendre la tête du mouvement, se récusait et se mettait à sa remorque.
Il fallait proclamer bien haut que le mouvement ouvrier spontané sans le socialisme n’est qu’un tâtonnement dans les ténèbres, qui peut-être aboutira un jour, mais sait-on quand et au prix de quelles souffrances ; que la conscience socialiste a donc une très grande importance pour le mouvement ouvrier.
Il fallait dire de même que la social-démocratie, qui incarne cette conscience, a le devoir d’introduire la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier, d’en prendre toujours la tête au lieu de regarder du dehors le mouvement ouvrier spontané, de se mettre à sa remorque.
Il fallait d’autre part formuler cette idée que la social-démocratie de Russie a expressément le devoir de rassembler les différents détachements d’avant-garde du prolétariat, de les grouper en un parti unique et de mettre fin ainsi, une fois pour toutes, au désarroi du parti.
Et c’est l’élaboration de ces problèmes que l’Iskra avait abordée.
Voici ce qu’elle déclare dans son article-programme (voir l’Iskra n°1) :
« La social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme »[5], c’est-à-dire qu’un mouvement sans socialisme, ou un socialisme qui reste à l’écart du mouvement, sont des phénomènes indésirables, et que la social-démocratie doit les combattre. Et comme les « économistes » et le groupe du Rabotchéié Diélo s’inclinaient devant le mouvement spontané, qu’ils diminuaient l’importance du socialisme, l’Iskra signalait que « détaché de la social- démocratie, le mouvement ouvrier s’amenuise et s’embourgeoise nécessairement ». Dès lors, la social-démocratie a pour devoir d’ « indiquer à ce mouvement son but final, ses tâches politiques, de préserver son indépendance politique et idéologique ».
Quels sont les devoirs qui incombent à la social-démocratie de Russie ?
De là, poursuit l’Iskra, découle naturellement la tâche que la social-démocratie russe est appelée à réaliser : faire pénétrer les idées socialistes et la conscience politique dans la masse du prolétariat et organiser un parti révolutionnaire indissolublement lié au mouvement ouvrier spontané, c’est-à-dire qu’elle doit toujours se trouver à la tête du mouvement et que son premier devoir est de grouper en un parti unique les forces social-démocrates du mouvement ouvrier.
C’est ainsi que la rédaction de l’Iskra 4 motive son programme.
L’Iskra a-t-elle réalisé ce superbe programme ?
Chacun sait avec quelle abnégation elle a appliqué ces idées si importantes. C’est ce qu’a clairement montré le IIe congrès du parti, qui, par une majorité de 35 voix, a reconnu l’Iskra comme organe central du parti.
N’est-il pas ridicule de voir, après cela, certains pseudo-marxistes se mettre à « démolir » la vieille Iskra !
Voici ce qu’écrit au sujet de l’Iskra le Social-démocrate menchévik :
Elle [l’Iskra]aurait dû analyser les idées de « l’économisme », en rejeter les idées fausses, en adopter celles qui étaient justes et lui faire prendre un cours nouveau… Mais il n’en fut point ainsi. La lutte contre « l’économisme » fit tomber dans un autre extrême : on rabaissa la lutte économique, on prit à son égard une attitude de dédain et on accorda la prédominance à la lutte politique. La politique sans l’économie [probablement : « sans l’économique »], telle est la nouvelle tendance. (Voir le Social-démocrate n°1, « Majorité ou minorité ? »).
Mais où, quand, dans quel pays tout cela s’est-il passé, honorable « critique » ? Que faisaient Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, Starover ? Pourquoi n’ont-ils pas engagé l’Iskra dans la voie de la « vérité » ? N’étaient-ils pas la majorité dans la rédaction ? Et vous même, où étiez-vous jusqu’à présent, très honorable ami ? Pourquoi n’avez-vous pas mis en garde le IIe congrès du parti ? Il n’aurait pas alors reconnu l’Iskra comme organe central.
Mais laissons là le « critique ».
La vérité est que l’Iskra a bien noté quelles étaient « les questions d’actualité » ; elle s’est engagée dans la voie dont j’ai parlé plus haut et elle a appliqué son programme avec abnégation.
Lénine, dans son admirable Que faire ? a défini avec encore plus de netteté et de façon plus probante la position de l’Iskra.
Arrêtons-nous sur ce livre.
Les « économistes » se sont inclinés devant le mouvement ouvrier spontané ; mais qui donc ignore que le mouvement spontané est un mouvement sans socialisme, et que « c’est là le trade-unionisme » 5 qui ne veut rien voir au-delà du capitalisme ? Qui donc ignore qu’un mouvement ouvrier sans socialisme ne peut que piétiner sur place, dans le cadre du capitalisme, errer à tâtons autour de la propriété privée ; peut-être aboutira-t-il un jour à la révolution sociale, mais sait-on quand et au prix de quelles souffrances ? Est-il différent pour les ouvriers d’entrer dans la « terre promise » très prochainement ou au bout d’un long intervalle de temps, par un chemin facile ou pénible ? Il est clair que quiconque exalte le mouvement spontané et s’incline devant lui, creuse, qu’il le veuille ou non, un fossé entre le socialisme et le mouvement ouvrier, diminue l’importance de l’idéologie socialiste, la bannit de la vie et assujettit, qu’il le veuille ou non, les ouvriers à l’idéologie bourgeoise, parce qu’il ne comprend pas que la « social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme 6« , que tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie, signifie par là même, qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien, un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers 7.
Précisons. Il ne peut exister de nos jours que deux idéologies : l’idéologie bourgeoise et l’idéologie socialiste. Ce qui les différencie, c’est entre autres, que la première, c’est-à-dire l’idéologie bourgeoise, est beaucoup plus ancienne, plus répandue et plus profondément ancrée dans la vie que la seconde ; que l’on se heurte aux conceptions bourgeoises, partout et toujours, dans un milieu étranger et dans le sien propre, alors que l’idéologie socialiste n’en est qu’à ses premiers pas, ne fait que s’ouvrir un chemin. Inutile de dire que s’il s’agit de la diffusion des idées, l’idéologie bourgeoise, c’est-à-dire la conscience trade-unioniste, se propage bien plus aisément et imprègne bien plus largement le mouvement ouvrier spontané que ne le fait l’idéologie socialiste, encore à ses premiers pas. Cela est d’autant plus vrai que, de lui-même, le mouvement spontané – le mouvement sans socialisme, – « tend précisément à se subordonner à l’idéologie bourgeoise 8« . Or, cette subordination à l’idéologie bourgeoise signifie l’éviction de l’idéologie socialiste, puisqu’elles sont la négation l’une de l’autre.
Comment ! nous demandera-t-on, la classe ouvrière n’est-elle pas attirée vers le socialisme ? Si, elle l’est. Sinon l’action de la social-démocratie resterait vaine. Mais il est vraie qu’à cette attirance s’oppose et fait obstacle une autre attirance : celle de l’idéologie bourgeoise.
Je viens de dire que notre vie sociale est imprégnée d’idées bourgeoises ; aussi est-il beaucoup plus facile de diffuser l’idéologie bourgeoise que l’idéologie socialiste. Il ne faut pas oublier qu’entre temps les idéologues bourgeois ne dorment pas ; qu’à leur manière ils se déguisent en socialistes et s’efforcent inlassablement de soumettre la classe ouvrière à l’idéologie bourgeoise. Si à leur tour les social-démocrates, à l’instar des « économistes », bayent aux corneilles et se mettent à la remorque du mouvement spontané (le mouvement ouvrier est spontané quand la social-démocratie se conduit de la sorte), il va de soi que le mouvement ouvrier spontané suivra ce chemin battu et se soumettra à l’idéologie bourgeoise, bien entendu jusqu’à l’heure où, à force d’errer et de souffrir, il lui faudra bien rompre avec l’idéologie bourgeoise et s’élancer vers la révolution sociale.
Voilà ce qui s’appelle l’attirance de l’idéologie bourgeoise.
Écoutons Lénine :
La classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme, mais l’idéologie bourgeoise la plus répandue (et constamment ressuscité sous les formes les plus variées) n’en est pas moins celle qui, spontanément s’impose surtout à l’ouvrier 9. C’est pourquoi précisément le mouvement ouvrier spontané, tant qu’il est spontané, tant qu’il ne s’est pas uni à la conscience socialiste, demeure soumis à l’idéologie bourgeoise et tend à cette soumission 10. S’il n’en était pas ainsi, la critique social-démocrate, la propagande social-démocrate seraient superflues, et l’ « union du mouvement ouvrier et du socialisme » le serait également.
La social-démocratie a le devoir de lutter contre cette attirance vers l’idéologie bourgeoise et d’en favoriser une autre – vers le socialisme. Certes, un jour, après avoir longtemps erré et souffert, le mouvement spontané, même sans l’aide de la social-démocratie, arrivera à ses fins, se présentera aux portes de la révolution socialiste, car « la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme » 11. Mais comment se comporter d’ici là, que faire en attendant ? Se croiser les bras, à l’exemple des « économistes », et laisser le champ libre aux Strouvé 12 et aux Zoubatov 13 ? Répudier la social-démocratie et favoriser ainsi la domination de l’idéologie bourgeoise, trade-unioniste ? Oublier le marxisme et ne pas « unir le socialisme au mouvement ouvrier » ?
Non ! La social-démocratie est l’avant-garde du prolétariat 14, et elle a pour devoir de marcher toujours à sa tête ; elle a pour devoir de « détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, et de s’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire 15« . Le devoir de la social- démocratie est de faire pénétrer la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier spontané, d’unir le mouvement ouvrier au socialisme, et de donner ainsi à la lutte du prolétariat un caractère social-démocrate.
On dit que, dans certains pays, la classe ouvrière a élaboré elle-même une idéologie socialiste (le socialisme scientifique) et qu’elle en élaborera une elle-même aussi dans les autres pays ; qu’il se(rait donc parfaitement superflu d’introduire du dehors la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier. Mais c’est là une erreur profonde. Pour élaborer le socialisme scientifique, il faut être à la pointe de la science, il faut être armé de connaissances scientifiques et savoir analyser à fond les lois du développement historique. Or la classe ouvrière, tant qu’elle reste classe ouvrière, n’est pas de force à se placer à la pointe de la science, à la faire progresser et à analyser scientifiquement les lois historiques : elle n’en a ni le temps ni les moyens. Le socialisme scientifique « ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique… » dit Kautsky.
…Cependant le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois [souligné par Kautsky]. C’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés 16.
Lénine déclare en conséquence : tous ceux qui s’inclinent devant le mouvement ouvrier spontané et qui, les bras croisés, le regardent de loin ; qui amoindrissent constamment le rôle de la social-démocratie et laissent le champ libre aux Strouvé et aux Zoubatov, se figurent que ce mouvement va, par lui-même, élaborer le socialisme scientifique. « Mais c’est une erreur profonde 17« . Certains pensent que les ouvriers de Pétersbourg qui firent grève de 1890 à 1900 avaient une conscience social-démocrate ; mais c’est encore une erreur ! Cette conscience, ils ne l’avaient pas, et ne pouvaient pas l’avoir. Elle [la conscience social-démocrate] ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques et économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois 18.
Certes, il ne s’ensuit pas, continue Lénine, que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvriers, ils y participent comme théoriciens du socialisme, tels les Proudhon et les Weitling [tous deux étaient des ouvriers] ; en d’autres termes, ils n’y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir la connaissance plus ou moins parfaite de leur époque, et à l’augmenter 19.
Toutes ces choses, on peut se les représenter à peu près ainsi. Il existe un régime capitaliste. Il y a des ouvriers et il y a des patrons. Entre eux, c’est la lutte. On ne voit nulle part encore de socialisme scientifique. Il n’en était pas question alors que les ouvriers luttent. mais ils luttent séparément contre leurs patrons, se heurtent aux autorités locales ; là, ils organisent des grèves, ici, ils vont à des meetings et à des manifestations ; là, ils réclament des droits aux autorités, ici, c’est la boycottage ; les uns parlent de lutte politique, les autres de lutte économique, etc. Néanmoins, cela ne veut pas encore dire que les ouvriers ont une conscience social-démocrate ; cela ne veut pas encore dire que leur mouvement se propose d’abattre le régime capitaliste ; qu’ils sont aussi sûrs du renversement du capitalisme et de l’instauration du régime socialiste qu’ils le sont de l’inévitabilité du lever du soleil ; qu’ils considèrent la conquête de leur domination politique (la dictature du prolétariat) comme un moyen indispensable pour faire triompher le socialisme, etc.
Entre temps, la science fait des progrès. Le mouvement ouvrier attire peu à peu son attention. La plupart des savants en arrivent à voir dans le mouvement ouvrier une révolte d’agités qu’on ferait bien de mettre à la raison à coups de nagaïka. D’autres pensent que le devoir des riches est d’accorder aux pauvres quelques miettes, autrement dit que le mouvement ouvrier est un mouvement de mendiants, dont le but est de recevoir une aumône. Et entre mille de ces savants il ne s’en trouvera peut-être qu’un pour aborder scientifiquement l’étude du mouvement ouvrier, pour analyser scientifiquement toute la vie sociale, suivre de près le conflit des classes, prêter l’oreille au murmure de la classe ouvrière et, enfin, démontrer scientifiquement que le régime capitaliste n’est pas le moins du monde quelque chose d’éternel ; qu’il est aussi passager que le fut le féodalisme ; qu’après lui viendra inévitablement sa négation : le régime socialiste, qui ne peut être instauré que par le prolétariat au moyen de la révolution sociale. Bref c’est le socialisme scientifique qui s’élabore.
Certes, s’il n’y avait ni capitalisme ni lutte des classes, il n’y aurait pas non plus de socialisme scientifique. Mais ce qui est vrai aussi, c’est que ces hommes peu nombreux. Marx et Engels par exemple, n’auraient pas élaboré le socialisme scientifique s’ils n’avaient pas possédé des connaissances scientifiques.
Qu’est-ce que le socialisme scientifique sans le mouvement ouvrier ? Une boussole qui, laissée sans emploi, ne pourrait que se rouiller, et ne serait plus bonne qu’à être jetée par- dessus bord.
Qu’est-ce que le mouvement ouvrier sans le socialisme ? Un navire sans boussole qui finira bien par accoster l’autre rive, mais qui, s’il possédait une boussole, accosterait beaucoup plus vite et s’exposerait à moins de périls.
Unissez-les, et vous aurez un excellent navire qui ira droit à la rive opposée et gagnera le port sans dommage.
Unissez le mouvement ouvrier au socialisme, et vous aurez un mouvement social-démocrate qui s’élancera tout droit vers « la terre promise ».
Dès lors, le devoir de la social-démocratie (et non seulement des intellectuels social- démocrates) est d’unir le socialisme au mouvement ouvrier, d’introduire dans le mouvement la conscience socialiste et de conférer ainsi au mouvement ouvrier spontané un caractère social-démocrate.
Ainsi parle Lénine.
Certains affirment que, selon Lénine et la « majorité », le mouvement ouvrier, s’il n’est pas lié à l’idéologie socialiste, ira à sa perte, n’aboutira pas à la révolution sociale. Mais c’est là une pure invention, une invention d’oisifs, qui ne pouvait venir à l’esprit que de pseudo- marxistes comme Ane. (Voir « Qu’est-ce qu’un parti ? », le Mogzaouri 20, n°6).
Lénine affirme catégoriquement que « la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme » 21 ; et s’il ne s’y attarde pas longuement, c’est qu’il estime superflu de démontrer ce qui l’a déjà été suffisamment. En outre, Lénine ne se proposait point d’étudier le mouvement spontané ; il voulait simplement montrer aux praticiens ce qu’ils avaient à faire de façon consciente.
Voici ce que dit Lénine dans un autre passage où il polémise contre Martov :
« Notre parti est l’interprète d’un processus inconscient ». C’est bien cela. Et c’est pourquoi l’on aurait tort de vouloir que « chaque gréviste » puisse s’intituler membre du parti ; car si « chaque grève » n’était pas simplement l’expression spontané d’un puissant instinct de classe et de la lutte de classe menant inévitablement à la révolution sociale ; si elle était l’expression consciente de ce processus, alors… notre parti… en finirait d’un seul coup avec toute la société bourgeoise 22.
Comme on le voit, selon Lénine, la lutte de classe et les batailles de classe qui ne sauraient être appelées social-démocrates, n’en conduisent pas moins inévitablement la classe ouvrière à la révolution sociale.
Si l’opinion d’autres représentants de la « majorité » vous intéresse, écoutez bien. Voici ce que dit l’un d’eux, le camarade Gorine, au IIe congrès du parti :
Que se passerait-il si le prolétariat était laissé à lui-même ? Quelque chose d’analogue à ce qui a eu lieu à la veille de la révolution bourgeoise. Les révolutionnaires bourgeois ne possédaient aucune idéologie scientifique. Et néanmoins, le régime bourgeois est né. Le prolétariat sans idéologues aurait, bien entendu, travaillé en fin de compte, dans le sens de la révolution sociale, mais instinctivement… D’instinct aussi, le prolétariat aurait pratiqué le socialisme, mais il n’aurait pas eu de théorie socialiste. Le processus n’aurait été que ralenti et plus laborieux 23.
Cela ne nécessite pas d’éclaircissements.
Ainsi, le mouvement ouvrier spontané, le mouvement ouvrier sans socialisme, dégénère inévitablement et revêt un caractère trade-unioniste : il se soumet à l’idéologie bourgeoise. Peut-on en conclure que le socialisme est tout, et que le mouvement ouvrier n’est rien ? Évidemment non ! Seuls des idéalistes parlent ainsi. Un jour, d’ici très longtemps, le développement économique conduira inévitablement la classe ouvrière à la révolution sociale et, par suite, l’obligera à rompre tout lien avec l’idéologie bourgeoise. Seulement cette voie sera très longue et très douloureuse.
D’autre part, le socialisme sans le mouvement ouvrier, si scientifique que soit le terrain sur lequel il est né, restera une phrase creuse et perdra toute portée. Peut-on en conclure que le mouvement est tout, et que le socialisme n’est rien ? Evidemment non ! Seuls raisonnent ainsi de pseudo-marxistes pour qui la conscience n’a aucune valeur du fait qu’elle naît de la vie sociale elle-même. on peut unir le socialisme au mouvement ouvrier et le transformer ainsi, de phrase creuse, en arme acérée.
La conclusion ?
La voici : le mouvement ouvrier doit être uni au socialisme ; l’activité pratique et la pensée théorique doivent fusionner et conférer au mouvement ouvrier spontané un caractère social-démocrate, car « la social-démocratie est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme » 24. Alors le socialisme, uni au mouvement ouvrier, de phrase creuse, deviendra, entre les mains des ouvriers, une force immense. Alors le mouvement spontané, devenu social-démocrate, marchera dans la bonne voie et à grandes enjambées vers le régime socialiste.
Ainsi, quel est le rôle de la social-démocratie de Russie ?
Que devons-nous faire ?
Notre devoir, le devoir de la social-démocratie, est de détourner le mouvement spontané des ouvriers de la voie trade-unioniste et de l’engager dans la voie de la social-démocratie. Notre devoir est d’introduire dans ce mouvement la conscience socialiste 25 et d’unir les forces d’avant-garde de la classe ouvrière en un parti centralisé. Notre tâche est de marcher toujours à la tête du mouvement, de lutter inlassablement contre tous ceux qui, ennemis ou « amis », s’opposeront à l’accomplissement de ces tâches.
Telle est en gros la position de la « majorité ».
La position de la « majorité » ne plaît point à notre « minorité » : elle est, voyez-vous, « non marxiste », elle « contredit foncièrement » le marxisme ! Vraiment, très honorables amis ? Où donc, quand, sur quelle, planète ? Lisez nos articles, disent-ils, et vous verrez que nous avons raison. Soit, lisons-les.
Voici l’article : « Qu’est-ce qu’un parti ? » (Voir le Mogzaouri, n°6). Quelles sont les accusations que le « critique Ane adresse à la « majorité » du parti ?
Elle [la « majorité »]… se proclame la tête du parti… et exige des autres la soumission… et pour justifier sa conduite, elle va jusqu’à inventer de nouvelles théories comme, par exemple : le peuple ouvrier ne peut s’assimiler [souligné par moi] par ses propres moyens les « idéals élevés », etc.
La question se pose maintenant : la « majorité » formule-t-elle, a-t-elle jamais formulé de pareilles « théories » ? Nulle part, jamais ! Au contraire, le représentant des idées de la « majorité », le camarade Lénine, dit tout à fait explicitement que la classe ouvrière s’assimile avec beaucoup d’aisance « les idéals élevés », qu’elle s’assimile avec beaucoup d’aisance le socialisme. Écoutez :
On dit souvent : la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme. Cela est parfaitement juste en ce sens que, plus profondément et plus exactement que toutes les autres, la théorie socialiste détermine les causes des maux de la classe ouvrière : c’est pourquoi les ouvriers se l’assimilent si aisément 26.
On voit que, selon la « majorité », les ouvriers s’assimilent avec aisance les « idéals élevés » que l’on appelle le socialisme.
Mais alors, pourquoi Ane ratiocine-t-il ? Où a-t-il déniché sa singulière « découverte » ? c’est que, lecteur, le « critique » Ane avait en vue tout autre chose. il avait en vue le passage de Que faire ? où Lénine, parlant de l’élaboration du socialisme affirme que la classe ouvrière ne peut élaborer par ses propres moyens le socialisme scientifique 27. Qu’est-ce à dire, demanderez-vous ? L’élaboration du socialisme est une chose, son assimilation en est une autre. Pourquoi Ane a-t-il oublié les passage où Lénine parle si nettement de l’assimilation des « idéals élevés » ? Vous avez raison, lecteur, mais que voulez-vous que fasse Ane s’il a si grande envie de jouer au « critique » ? Pensez donc, quel exploit héroïque : inventer soi-même une « théorie », l’attribuer à l’adversaire pour pouvoir ensuite bombarder le fruit de sa propre fantaisie ! En voilà une critique ! En tout cas, il est certain qu’Ane « n’a pu s’assimiler par ses propres moyens » le Que faire ? de Lénine.
Ouvrons maintenant le journal qui s’intitule le Social-démocrate. Que dit l’auteur de l’article : « Majorité ou minorité ? » (Voir le Social-démocrate, n°1.)
Ayant pris son courage à deux mains, il part bruyamment en guerre contre Lénine, parce que, selon ce dernier le mouvement ouvrier évolue naturellement (il fallait dire : « spontanément ») non vers le socialisme, mais vers l’idéologie bourgeoise 28.
L’auteur, on le voit, ne comprend pas que le mouvement ouvrier spontané, c’est le mouvement sans socialisme (à l’auteur de prouver le contraire) ; or, un mouvement de cette nature se soumet nécessairement à l’idéologie bourgeoise et trade-unioniste, il est attiré vers elle, puisque de nos jours il ne peut exister que deux idéologies – l’idéologie socialiste et l’idéologie bourgeoise ; et là où la première fait défaut, la seconde apparaît forcément et prend sa place (prouvez le contraire !). Oui, c’est ainsi que parle Lénine. Mais il n’oublie cependant pas une autre tendance propre au mouvement ouvrier : celle vers le socialisme, qui n’est éclipsée que pour un certain temps par la tendance vers l’idéologie bourgeoise. Lénine dit explicitement que « la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme »29, et il remarque très justement que le devoir de la social-démocratie est d’accélérer la victoire de cette tendance, entre autres en luttant contre les « économistes ». Mais alors, honorable « critique », pourquoi n’avez-vous pas cité dans votre article ces paroles de Lénine ? Ne sont-elles pas de ce même Lénine ? Cela n’était pas à votre avantage, n’est-il pas vrai ?
Selon Lénine… l’ouvrier, de par sa situation [souligné par moi], est plutôt un bourgeois qu’un socialiste 30… poursuit l’auteur. Voilà une sottise à laquelle je ne m’attendais pas, même chez un tel auteur ! Est-il question chez Lénine de la situation de l’ouvrier ? Affirme-t-il que par sa situation l’ouvrier est un bourgeois ? Quel homme stupide peut dire que, par sa situation, l’ouvrier est un bourgeois, – l’ouvrier privé des instruments de production et ne vivant que de la vente de sa force de travail ? Non ! Lénine dit tout autre chose. La vérité est que je puis être un prolétaire et non un bourgeois par ma situation, sans toutefois prendre conscience de ma situation, et en conséquence me soumettre à l’idéologie bourgeoise. C’est le cas, en l’occurrence, pour la classe ouvrière. Et cela est très différent.
D’une façon générale, l’auteur aime à lancer des paroles en l’air : il explose soudain, sans avoir réfléchi ! Ainsi, il répète obstinément que « le léninisme contredit foncièrement le marxisme 31 » ; il le répète sans comprendre où cette « idée » le conduira. Admettons un instant qu’en effet le léninisme « contredise foncièrement le marxisme ». Et après ? Qu’en résultera-t-il ? Ceci : « Le léninisme a entraîné » l’Iskra (la vieille Iskra), – cela l’auteur ne le nie pas, – par conséquent, l’Iskra, elle aussi, « contredit foncièrement le marxisme ». Le IIe congrès du parti, par une majorité de 35 voix, a reconnu l’Iskra comme organe central du parti et a rendu vivement hommage à ses mérites 32 ; par conséquent, ce congrès, son programme et sa tactique « contredisent foncièrement le marxisme »… Ne trouvez-vous pas cela ridicule, lecteur ?
L’auteur n’en continue pas moins : « Selon Lénine, le mouvement ouvrier spontané tend à l’union avec la bourgeoisie… » Oui, oui, l’auteur tend assurément à l’union avec la sottise, et il serait fort bon qu’il quitte ce chemin.
Mais laissons là le « critique ». Tournons-nous vers le marxisme.
L’honorable « critique » répète obstinément que la position de la « majorité » et de son représentant, Lénine, contredit foncièrement le marxisme, car, à l’en croire, Kautsky, Marx et Engels disent le contraire de ce qu’affirme Lénine ! En est-il bien ainsi ? Examinons cela !
K. Kautsky, nous annonce l’auteur, écrit dans son Programme d’Erfurt :
« Les intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie sont si contraires que les aspirations de ces deux classes ne peuvent être unies pour un temps plus ou moins long. Dans chaque pays capitaliste, la participation de la classe ouvrière à la politique aboutit tôt ou tard à sa séparation d’avec les partis bourgeois et à la formation d’un parti ouvrier indépendant ».
Que s’ensuit-il ? Uniquement ceci, que les intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat se contredisent ; que « tôt au tard » le prolétariat se séparera de la bourgeoisie pour former un parti ouvrier indépendant (retenez bien ceci ; un parti ouvrier, et non un parti ouvrier social- démocrate). L’auteur présume que, sur ce point, Kautsky s’écarte de Lénine ! Or, Lénine dit que tôt ou tard le prolétariat non seulement se séparera de la bourgeoisie, mais accomplira la révolution sociale , c’est à dire renversera la bourgeoisie 33. La tâche de la social- démocratie, ajoute-t-il, est de faire en sorte que cela s’accomplisse le plus tôt possible et s’accomplisse consciemment. Oui, consciemment et non spontanément, car c’est précisément de cette conscience qu’il est question chez Lénine.
…Là où l’on a abouti à la formation d’un parti ouvrier indépendant, poursuit le « critique » en citant le livre de Kautsky, ce parti doit pas une nécessité naturelle s’assimiler tôt ou tard les tendances socialistes, s’il ne s’en est pas pénétré dès le début, et devenir finalement un parti ouvrier socialiste, c’est-à-dire une social-démocratie 34.
Qu’est-ce à dire ? Uniquement ceci, que le parti ouvrier s’assimilera les tendances socialistes. Mais Lénine le nie-t-il ? En aucune manière ! Lénine dit explicitement que non seulement le parti ouvrier, mais toute la classe ouvrière s’assimile le socialisme 35. Qu’est-ce que cette ineptie que nous débitent le Social-démocrate et son héros enfoncé jusqu’au cou dans le mensonge ? Pourquoi toutes ces balivernes ? Autant, comme on dit, entendre un son de cloche sans savoir d’où il vient. C’est ce qui est arrivé à notre auteur qui s’est complètement embrouillé.
On voit qu’en la circonstance il n’y a pas entre Lénine et Kautsky un iota de divergence. En revanche, tout cela témoigne avec une clarté exceptionnelle de l’étourderie de l’auteur.
Kautsky avance-t-il quelque chose en faveur de la position de la « majorité » ? Voici ce qu’il écrit dans un de ses remarquables articles où il analyse le projet de programme de la social- démocratie autrichienne :
Beaucoup de nos critiques révisionnistes [disciples de Bernstein] imputent à Marx cette affirmation que le développement économique et la lutte de classe créent non seulement les conditions de la production socialiste, mais ils engendrent encore directement la conscience [souligné par Kautsky] de sa nécessité. Et voilà que ces critiques objectent que l’Angleterre, pays au développement capitaliste le plus avancé, est la plus étrangère à cette conscience. Le projet [autrichien] donne à croire que la commission qui a élaboré le programme autrichien partage aussi ce point de vue… Le projet porte : « Plus le prolétariat augmente en conséquence du développement capitaliste, plus il est contraint de lutter contre le capitalisme et en a la possibilité. Le prolétariat vient à la conscience » de la possibilité et de la nécessité du socialisme. Par suite, la conscience socialiste serait le résultat nécessaire, direct, de la lutte de classe prolétarienne. Et cela est entièrement faux… La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique… Or, le représentant de la science n’est pas le prolétariat, ce sont les intellectuels bourgeois [souligné par Kautsky]. C’est en effet dans le cerveau de certains membres de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il [le socialisme scientifique] a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat… Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément. Aussi le vieux programme de Hainfeld 36 disait-il très justement que la tâche de la social-démocratie est d’introduire dans le prolétariat la conscience de sa situation et la conscience de sa mission 37…
Ne vous souvenez-vous pas, lecteur, de pensées analogues formulées par Lénine sur cette question, ne vous souvenez-vous pas de la position bien connue de la « majorité » ? Pourquoi le « Comité de Tiflis » et son Social-démocrate ont-ils caché la vérité ? Pourquoi l’honorable « critique », en parlant de Kautsky, n’a-t-il pas cité dans son article ce passage de Kautsky ? Qui trompent-ils, ces très honorables messieurs : pourquoi « traitent-ils avec tant de dédain » le lecteur ? N’est-ce pas… par peur de la vérité qu’ils se cachent de la vérité et pensent que l’on peut aussi cacher la vérité ? Ils sont pareils à cet oiseau qui cache sa tête sous son aile et s’imagine que personne ne le voit ! Mais ils se trompent, tout comme cet oiseau.
Si la conscience socialiste s’est élaborée sur le terrain scientifique, si cette conscience est importée du dehors dans le mouvement ouvrier grâce aux efforts de la social- démocratie 38, il est évident que tout cela se produit parce que la classe ouvrière, aussi longtemps qu’elle reste la classe ouvrière, ne peut se placer à la pointe de la science ni élaborer par ses propres le socialisme scientifique : elle n’en a ni le temps, ni les moyens.
Voici ce que dit Kautsky dans son Programme d’Erfurt :
…Le prolétaire peut, dans le meilleur des cas, s’assimiler une partie des connaissances élaborées par la science bourgeoise et les adapter à ses buts et à ses besoins ; mais tant qu’il reste prolétaire, il n’a ni le loisir, ni les moyens de faire progresser par lui-même la science au delà des limites atteintes par les penseurs bourgeois. Aussi le socialisme ouvrier original devait-il présenter tous les signes essentiels de l’utopisme 39 [utopisme : théorie fausse, non scientifique].
Un socialisme utopique de cette nature prend souvent un caractère anarchiste, continue Kautsky, mais
… On sait que partout où le mouvement anarchiste (nous entendons par là l’utopisme prolétarien. K. Kautsky) a réellement pénétré dans les masses et est devenu un mouvement de classe, il a toujours tôt ou tard, malgré son extrémisme apparent, fini par se transformer en un mouvement purement corporatif des plus étroits 40.
En d’autres termes, si le mouvement ouvrier n’est pas uni au socialisme scientifique, il dégénère inévitablement, prend un caractère « étroitement corporatif » et, par conséquent, se soumet à l’idéologie trade-unioniste.
« C’est rabaisser les ouvriers, c’est glorifier les intellectuels ! » clament notre « critique » et son Social-démocrate ! Pauvre « critique », pitoyable Social-démocrate ! Le prolétariat est à leurs yeux une demoiselle capricieuse, et à qui l’on ne peut dire la vérité, qu’il faut toujours complimenter pour qu’elle ne se sauve pas ! Non, chers messieurs ! Nous croyons que le prolétariat fera preuve de plus de fermeté que vous ne le pensez. Nous croyons que la vérité ne lui fera pas peur ! Tandis que vous… Mais que vous dire ? N’avez-vous pas, ici même, eu peur de la vérité et caché au lecteur, dans votre article, les véritables opinions de Kautsky ?…
Ainsi, le socialisme scientifique sans mouvement ouvrier n’est que paroles creuses qu’il est toujours facile de jeter au vent.
D’autre part, le mouvement ouvrier sans socialisme, c’est un tâtonnement trade-unioniste qui, sans aucun doute, aboutira un jour à la révolution sociale, mais au prix de longues souffrances et de longs tourments.
La conclusion ?
Le mouvement ouvrier doit s’unir au socialisme : la social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme 41.
Ainsi parle Kautsky, théoricien du marxisme.
Nous avons vu que l’Iskra (l’ancienne) et la « majorité » disent la même chose.
Nous avons vu que telle est aussi la position du camarade Lénine.
Donc la « majorité » s’en tient fermement aux positions marxistes.
Il est évident que « l’attitude de dédain envers les ouvriers », « la glorification des intellectuels », « la position non-marxiste de la majorité » et autres perles du même genre que les critiques menchéviks sèment à profusion, ne sont que des mots ronflants, le fruit de la fantaisie des « menchéviks » de Tiflis.
En revanche, nous verrons que c’est la « minorité » de Tiflis, « le Comité de Tiflis » et son Social- démocrate qui, en réalité, « contredisent foncièrement le marxisme ». Mais nous y reviendrons. Pour l’instant, retenons ce qui suit.
Afin de confirmer ses dires, l’auteur de l’article « Majorité ou minorité ? » cite des paroles de Marx (?) :
Le théoricien de telle ou telle classe arrive théoriquement à une conclusion vers laquelle la classe elle-même est déjà pratiquement arrivée 42.
De deux choses l’une. Ou bien l’auteur ne sait pas le géorgien, ou bien il s’agit d’une faute d’impression. Personne, sauf un illettré, ne dira « vers laquelle elle est déjà arrivée ». Il faudrait dire : « à laquelle elle est déjà arrivée » ou bien « vers laquelle elle est déjà en marche ». Si l’auteur a en vue cette dernière formule (vers laquelle elle est déjà en marche), je dois faire remarquer qu’il traduit inexactement les paroles de Marx, car Marx n’a rien dit de semblable. Et si l’auteur a en vue la première formule, la phrase qu’il rapporte se présentera ainsi : « Le théoricien de telle ou telle classe arrive théoriquement à une conclusion à laquelle la classe elle-même est déjà pratiquement arrivée ». Autrement dit, si Marx et Engels sont arrivés théoriquement à la conclusion que la chute du capitalisme et la construction du socialisme sont inévitables, c’est que le prolétariat a déjà répudié pratiquement le capitalisme, qu’il a déjà détruit le capitalisme et édifié à sa place une vie socialiste !
Pauvre Marx ! Qui sait combien d’absurdités lui attribueront encore nos pseudo-marxistes !
Est-ce bien là ce que dit Marx ? Voici ce qu’il dit en réalité : les théoriciens de la petite bourgeoisie sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions auxquels leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent pratiquement les petits bourgeois. Tel est, d’une façon général, le rapport qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe et la classe qu’ils représentent 43.
Comme on le voit, Marx ne dit pas du tout : « est déjà arrivée ». Ces paroles « philosophiques », c’est l’honorable « critique » qui les a inventées.
Ici, les paroles de Marx prennent un tout autre sens.
Quelle est la pensée qu’il développe dans ce passage ? Simplement que le théoricien de telle ou telle classe ne peut créer un idéal dont les éléments n’existent pas dans la vie ; qu’il ne peut qu’entrevoir les éléments de l’avenir et créer théoriquement sur ce terrain l’idéal auquel telle ou telle classe arrive pratiquement. La différence est que le théoricien devance la classe et entrevoit avant elle l’embryon de l’avenir. C’est ce qui s’appelle « arriver à une chose théoriquement ».
Voici ce que disent Marx et Engels dans leur Manifeste :
Pratiquement, les communistes [c’est-à-dire les social-démocrates] sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien 44.
Oui, les idéologues « entraînent les autres », ils voient beaucoup plus loin que « le reste du prolétariat » ; tout est là. Les idéologues entraînent les autres, et c’est pour cela que l’idée, la conscience socialiste, a pour le mouvement la plus grande importance.
Est-ce pour cette raison que vous vous en prenez à la « majorité », honorable « critique » ? Alors, dites adieu au marxisme, mais sachez bien que la « majorité » est fière de sa position marxiste.
Dans le cas présent, la position de la « majorité » rappelle sur bien des points celle d’Engels après 1890.
L’idée est la source de la vie sociale affirmaient les idéalistes. Selon eux, la conscience sociale est la base sur laquelle s’édifie la société. Voilà pourquoi on les a appelés idéalistes.
Il fallait démontrer que les idées ne tombent pas du ciel, qu’elles sont enfantées par la vie elle-même.
Marx et Engels sont apparus dans l’arène de l’histoire et ils se sont parfaitement acquittés de ce rôle. Ils ont démontré que la vie sociale est la source des idées, et que pour cette raison la vie de la société constitue la base sur laquelle s’édifie la conscience sociale. Ils ont ainsi creusé la tombe de l’idéalisme et déblayé la voie du matérialisme.
Certains demi-marxistes ont compris, eux, que la conscience les idées, n’ont qu’une très faible importance dans la vie.
Il fallait démontrer la grande importance des idées.
Et alors Engels entra en lice, et dans ses lettres (1891-1894) il a souligné que les idées, en effet, ne tombent pas du ciel, qu’elles sont enfantées par la vie elle-même, mais qu’une fois nées, elles acquièrent une grande importance, elles unissent les hommes, les organisent et mettent leur empreinte sur la vie sociale qui les a fait naître ; les idées ont une importance considérable dans le mouvement historique.
« Ce n’est pas du marxisme, c’est une trahison du marxisme », se sont alors écriés Bernstein et ses pareils. Les marxistes, eux, se contentaient de sourire…
Il y avait en Russie des demi-marxistes, les « économistes ». Ils affirmaient que puisque les idées étaient enfantées par la vie sociale, la conscience socialiste n’avait qu’une importance minime pour le mouvement ouvrier.
Il fallait démontrer que la conscience socialiste a une grande importance pour le mouvement ouvrier ; que sans elle le mouvement n’est que tâtonnement trade-unioniste, dont on ne sait quand le prolétariat s’affranchira pour arriver à la révolution sociale.
Et voilà que parut l’Iskra, qui remplit parfaitement cette mission. Dans Que faire ? Lénine souligna l’importance considérable de la conscience socialiste. Il se forma dans le parti une « majorité » qui s’engagea résolument dans cette voie.
Alors surgirent de petits Bernstein qui se mirent à clamer : ceci « contredit foncièrement le marxisme ! »
Savez-vous seulement, petits « économistes », ce qu’est le marxisme ?
C’est bien étrange ! dira le lecteur. De quoi s’agit-il donc ? demandera-t-il. Pourquoi Plékhanov a-t-il écrit cet article où il critique Lénine (voir la nouvelle Iskra n°70 et 71) ? De quoi blâme-t-il la « majorité » ? Les pseudo-marxistes de Tiflis et leur Social-démocrate ne répètent-ils pas les idées émises par Plékhanov ? Si, ils les répètent, mais si gauchement que cela en devient écœurant ? Oui, Plékhanov s’est livré à une critique. Mais savez-vous de quoi il s’agit ? Plékhanov ne se sépare pas de la « majorité » et de Lénine. Et cela est vrai non seulement de Plékhanov, mais aussi de Martov, de Zassoulitch, d’Axelrod. En effet, sur la question dont nous avons parlé plus haut, les chefs de la « minorité » ne se séparent pas de l’ancienne Iskra. Or, l’ancienne Iskra est le drapeau de la « majorité ». Ne vous étonnez pas ! Voici les faits.
Nous connaissons l’article-programme de l’ancienne Iskra (voir plus haut). Nous savons qu’il traduit entièrement la position de la « majorité ». De qui est cet article ? De l’ancienne rédaction de l’Iskra. Qui faisait partie de cette rédaction ? Lénine, Plékhanov, Axelrod, Martov, Zassoulitch et Starover. De tous ces hommes, Lénine seul fait aujourd’hui partie de la « majorité » ; mais le fait reste : l’article-programme de l’Iskra a paru sous leur responsabilité ; ils ne devraient donc pas se désavouer, s’ils croyaient à ce qu’ils écrivaient.
Mais si vous le voulez bien, laissons là l’Iskra.
Voici ce qu’écrit Martov :
Ainsi donc, l’idée du socialisme est apparue pour la première fois non parmi les masses ouvrières mais dans le cabinet de travail de savants issus de la bourgeoisie 45.
Et voici ce qu’écrit Véra Zassoulitch :
Même l’idée de la solidarité de classe de tout le prolétariat… n’est pas tellement simple qu’elle puisse germer d’elle-même dans le cerveau de chaque ouvrier… Le socialisme…, à plus forte raison, ne saurait surgir « de lui-même » dans le cerveau des ouvriers… La théorie socialiste a été préparée par tout le développement de la vie, de la science… et créée par un esprit génial armé de cette science. De même, la diffusion des idées du socialisme parmi les ouvriers a été entreprise, sur presque tout le continent européen, par des socialistes qui avaient été instruits dans les établissements réservés aux classes supérieures 46.
Écoutons à présent Plékhanov, qui s’est élevé si gravement et si solennellement contre Lénine dans la nouvelle Iskra (n°70 et 71). Ceci se passe au IIe congrès du parti. Plékhanov polémise contre Martynov et défend Lénine. Il reproche à Martynov de s’être accroché à une phrase de Lénine sans examiner Que faire ? dans son ensemble, et il continue :
Le procédé du camarade Martynov me fait penser à ce censeur qui disait : « Donnez-moi le ’Pater Noster’ et laissez-moi en extraire une phrase : je vous prouverai que l’auteur mérite d’être pendu ». Mais tous les reproches adressés à cette phrase malencontreuse [de Lénine] non seulement par le camarade Martynov, mais aussi par tant et tant d’autres, proviennent d’un malentendu. Le camarade Martynov cite ces paroles d’Engels : « Le socialisme moderne est l’expression théorique du mouvement ouvrier moderne ». Le camarade Lénine est lui aussi d’accord avec Engels… Mais les paroles d’Engels ne sont qu’une thèse générale. Il s’agit de savoir qui formule pour la première fois cette expression théorique. Lénine a écrit non un traité de philosophie de l’histoire, mais un article de polémique contre les « économistes » qui disaient : nous devons attendre pour voir à quoi la classe ouvrière aboutira d’elle-même, sans le secours du « bacille révolutionnaire » [c’est-à-dire sans la social-démocratie]. Cette dernière s’est vu interdire de parler de quoi que ce soit aux ouvriers justement par ce qu’elle est « un bacille révolutionnaire », c’est-à-dire qu’elle possède une conscience théorique. mais si vous aviez voulu être juste à l’égard de Lénine et si vous aviez lu attentivement tout son livre, vous vous seriez rendu compte que c’est précisément ce qu’il dit 47.
Ainsi parlait Plékhanov au IIe congrès du parti.
Et voilà que quelques mois plus tard, ce même Plékhanov, à l’instigation des mêmes Martov, Axelrod, Zassoulitch, Starover et autres, intervient de nouveau et, s’accrochant à la phrase de Lénine qu’il avait défendue au congrès, déclare : Lénine et la « majorité » ne sont pas des marxistes. Il sait pourtant qu’il suffit d’extraire une phrase du « Pater Noster » lui-même et de l’interpréter en la détachant de son contexte pour que son auteur risque d’être pendu comme apostat. Il sait que ce serait injuste, qu’un critique impartial n’agirait pas ainsi, mais il n’en extrait pas moins contre toute justice et se déshonore lui-même publiquement. Tandis que Martov, Zassoulitch, Axelrod et Starover font chorus, publient dans la nouvelle Iskra qu’ils dirigent l’article de Plékhanov (n°70-71) et ainsi, une fois de plus, se couvrent de honte.
Pourquoi ont-ils fait preuve d’un tel manque de caractère ? Pourquoi ces chefs de la « minorité » se déshonorent-ils ainsi ? Pourquoi renient-ils l’article programme de l’Iskra sous lequel ils avaient apposé leur signature ? Pourquoi se rétractent-ils ? A-t-on jamais vu pareille hypocrisie au sein d’un parti social-démocrate ?
Que s’est-il donc passé durant les quelques mois qui séparent le IIe congrès de la publication de l’article de Plékhanov ?
Ceci. Des six rédacteurs de l’Iskra, le IIe congrès n’en a réélu que trois : Plékhanov, Lénine et Martov. Quant à Axelrod, Starover et Zassoulitch, le congrès leur a confié d’autres postes. Le congrès, bien entendu, en avait le droit, et chacun devait se soumettre : le congrès exprime la volonté du parti, il en est l’organe suprême, et quiconque va à l’encontre de ses décisions foule aux pieds la volonté du parti.
Mais ces rédacteurs obstinés ne se sont pas soumis à la volonté du parti, à la discipline du parti (la discipline du parti en est aussi la volonté). Car la discipline du parti, à ce qu’il paraît, n’est faite que pour les simples militants comme nous ! Ils se sont emportés contre le congrès qui ne les avait pas élus rédacteurs, ils se sont retirés à l’écart, ils ont entraîné Martov et formé une opposition. Ils ont boycotté le parti, ont refusé tout travail du parti, ils ont menacé le parti : nommez-nous à la rédaction, au Comité central, au Conseil du parti, sinon nous ferons une scission. Et ce fut le début de la scission. C’est ainsi qu’une fois de plus ils ont foulé aux pieds la volonté du parti.
Voici quelles sont les revendications des rédacteurs en grève :
« La vieille rédaction de l’Iskra sera rétablie [c’est-à-dire : donnez-nous trois sièges à la rédaction].
Feront partie du Comité central un certain nombre de membres de l’opposition [c’est-à-dire de la « minorité »]
Deux sièges, dans le Conseil du parti, seront réservés aux membres de l’opposition, etc.
Nous posons ces conditions comme pouvant seules assurer au parti la possibilité d’éviter un conflit qui menacerait son existence même » [c’est-à-dire : donnez-nous satisfaction sinon nous provoquerons une grave scission dans le parti] 48.
Que leur a répondu le parti ?
Le Comité central, qui représente le parti, et les autres camarades leur ont déclaré : nous ne pouvons aller à l’encontre du congrès du parti, les élections sont l’affaire du congrès ; nous essaierons toutefois de rétablir la paix et la concorde, bien qu’à vrai dire, ce soit une honte de se disputer pour des sièges ; c’est pour une question de sièges que vous voulez diviser le parti, etc.
Les rédacteurs en grève se sont vexés ; ils se sentaient mal à l’aise : ils apparaissait en effet qu’ils avaient engagé la lutte pour une question de sièges ; ils gagnèrent Plékhanov à leur cause 49 et commencèrent leur héroïque entreprise. Il leur fallait découvrir une « divergence » plus « marquée » entre la « majorité » et la « minorité », et prouver par là qu’ils ne se battaient pas pour une question de sièges. Ils ont cherché, cherché, et ils ont fini par découvrir dans le livre de Lénine un passage qui, détaché de son contexte et interprété isolément, peut en effet donner matière à chicane. Heureuse idée, se sont dit les chefs de la « minorité » : Lénine est le dirigeant de la « majorité » ; dénigrons Lénine et nous ferons pencher le parti de notre côté. Et voilà Plékhanov qui se met à discourir pour prouver que « Lénine et ses partisans ne sont pas des marxistes ». Il est vrai qu’hier encore ils défendaient cette même idée, tirée du livre de Lénine, contre laquelle ils se dressent aujourd’hui, mais qu’y faire ? L’opportuniste est appelé opportuniste parce que la fidélité aux principes n’est pas chez lui en honneur.
Voilà pourquoi ils se déshonorent eux-mêmes, voilà la source de leur hypocrisie.
Mais ce n’est pas tout.
Quelque temps passe. Voyant que personne, en dehors de quelques naïfs, ne fait attention à leur propagande contre la « majorité » et contre Lénine, et que leurs « affaires » vont mal, ils décident une fois de plus de changer leurs batteries. Le 10 mars 1905, ce même Plékhanov, ces mêmes Martov et Axelrod adoptent, au nom du Conseil du parti, une résolution où il est dit entre autres :
Camarades ! [ils s’adressent à la « majorité »]… Les deux parties [c’est-à-dire la « majorité » et la « minorité »] ont plus d’une fois exprimé leur conviction que les divergences existant en matière de tactique et d’organisation ne sont pas de nature à rendre impossible tout travail dans le cadre d’une même organisation de parti 50, aussi allons-nous réunir une sorte de jury formé de camarades (où entreraient Bebel et d’autres) pour régler notre petit litige.
Bref, les divergences au sein du parti ne sont qu’une méchante querelle que ce jury aura à vider : nous n’en formons pas moins un tout.
Comment cela ? On nous invite, nous les « non-marxistes », à entrer dans les organisations du parti, nous formons, paraît-il, un tout, etc. Qu’est-ce à dire ? N’est-ce point de votre part, messieurs de la « minorité », une trahison envers le parti ? Peut-on placer des « non-marxistes » à la tête du parti ? Y a-t-il place pour des « non-marxistes » dans un parti social-démocrate ? Ou peut-être avez-vous à votre tour trahi le marxisme et, par suite, changé de front ?
Mais il serait naïf d’attendre une réponse. Le fait est que ces chefs si remarquables ont chacun des « principes » de rechange, qu’ils exhibent selon les besoins de l’heure. Ils changent d’opinion comme de chemise !
Tels sont les chefs de ce qu’on appelle la « minorité ».
Il est facile d’imaginer ce que doivent être les suiveurs de pareils chefs : la « minorité » dite de Tiflis… Le malheur, c’est que, parfois, ceux qui sont à la queue n’écoutent plus ceux qui sont à la tête et cessent de leur obéir. Ainsi, pendant que les chefs de la « minorité » croient une réconciliation possible et invitent les militants du parti à la concorde, la « minorité » de Tiflis et son Social-démocrate continuent à jeter feu et flamme : entre la « majorité » et la « minorité », déclarent-ils, c’est une » lutte à mort » 51, et nous devons nous exterminer les uns les autres ! Les uns tirent à hue et les autres à dia.
La « minorité » se plaint que nous la traitions d’opportuniste (sans principes). Mais n’est-ce pas de l’opportunisme que de se rétracter, de courir de côté et d’autre, de balancer et d’hésiter constamment et d’autre, de balancer et d’hésiter constamment ? Un vrai social- démocrate peut-il à tout moment changer de convictions ? On ne change pas aussi souvent même de mouchoir.
Nos pseudo-marxistes vont répétant toujours que la « minorité » a un caractère véritablement prolétarien. En est-il bien ainsi ? Voyons cela.
Kautsky dit qu’il est facile au prolétaire de se pénétrer des principes du parti, qu’il incline à une politique de principe, indépendante des dispositions d’esprit passagères, des intérêts personnels ou locaux 52.
Et la « minorité » ? Incline-t-elle de même à une politique qui ne dépend pas de dispositions d’esprit passagères, et ainsi de suite ? Au contraire : elle hésite toujours, elle balance constamment, elle déteste toute ferme politique de principes, elle préfère l’absence de principes, elle suit les dispositions d’esprit passagères. Les faits nous sont déjà connus.
Kautsky dit que le prolétaire aime la discipline de parti :
Le prolétaire n’est rien, tant qu’il reste un individu isolé. Toute sa force, toutes ses capacités de progrès, tous ses espoirs et toutes ses aspirations, il les puise dans l’organisation…
C’est pourquoi il ne se laisse entraîner ni par un avantage personnel, ni par la gloire personnelle ; il remplit son devoir à quelque poste qu’il se trouve placé, se soumettant librement à une discipline qui inspire tous ses sentiments, toute sa pensée 53.
Et la « minorité » ? Est-elle tout aussi pénétrée de discipline ? Au contraire, elle méprise la discipline du parti et la raille 54. Ce sont les chefs de la « minorité » qui ont donné le premier exemple de dérogation à la discipline du parti. Rappelez-vous Axelrod, Zassoulitch, Starover, Martov, et les autres, qui ne sont pas soumis à la décision du IIe congrès.
« Il en va tout autrement pour l’intellectuel », continue Kautsky. C’est à grand’peine qu’il se soumet à la discipline du parti ; encore est-ce par contrainte, et non de plein gré :
Il ne reconnaît la nécessité de la discipline que pour la masse, et non pour les âmes d’élite. Il se range, bien entendu, parmi ces dernières… L’exemple idéal de l’intellectuel qui s’est entièrement pénétré de l’esprit prolétarien, qui… a travaillé à tous les postes qu’on lui a confiés, qui s’est soumis entièrement à notre grande cause et a méprisé ces lâches jérémiades… que nous entendons souvent chez les intellectuels… quand il leur arrive de se trouver en minorité, – l’exemple idéal de cet intellectuel-là… a été Liebknecht. On pourrait aussi nommer Marx lui-même, qui ne s’est jamais poussé aux premières places et s’est soumis de façon exemplaire à la discipline du parti au sein de l’Internationale où il a été plus d’une fois mis en minorité 55.
Et la « minorité » ? A-t-elle fait preuve en quoi que ce soit « d’un état d’esprit prolétarien » ? Sa conduite ressemble-t-elle à celle de Liebknecht et de Marx ? Bien au contraire : nous avons vu que les chefs de la « minorité » n’ont pas subordonné leur « moi » à notre cause sacrée ; nous avons vu que c’étaient eux qui s’abandonnaient à de « lâches jérémiades lorsqu’ils se sont trouvés mis en minorité » au IIe congrès ; nous avons vu que c’étaient eux qui ont pleurniché au lendemain du congrès pour se faire attribuer les « premières places », et c’est pour obtenir ces sièges qu’ils ont entrepris de faire la scission au sein du parti.
Est-ce là votre « caractère prolétarien », honorables menchéviks ?
Alors, pourquoi dans certaines villes les ouvriers sont-ils de notre côté ? nous demandent les menchéviks.
En effet, dans certaines villes, les ouvriers sont du côté de la « minorité », mais cela ne prouve rien. Ils suivent de même les révisionnistes (les opportunistes d’Allemagne) dans certaines villes, mais cela ne veut pas encore dire qu’ils ne sont pas opportunistes. Un jour le corbeau trouva une rose ; cela ne signifiait pas encore qu’il était un rossignol. Mais la chanson a bien raison :
Dés qu’il trouve une rose, Le corbeau se croit un rossignol.
On se rend bien compte à présent sur quel terrain ont surgi les divergences dans le parti. Comme on le voit, deux tendances se sont révélées dans notre parti : celle de la fermeté prolétarienne, et celle de l’instabilité propre aux intellectuels. Et l’actuelle « minorité » exprime justement cette instabilité propre aux intellectuels. Le « comité » de Tiflis et son Social-démocrate sont les esclaves dociles de cette « minorité » !
Tout est là.
Il est vrai que nos pseudo-marxistes proclament souvent qu’ils sont contre la « psychologie des intellectuels » et ils accusent la « majorité » de « flottements d’intellectuel » ; mais cela nous rappelle le voleur qui, après avoir fait son mauvais coup, crie : « Au voleur ! ».
On sait, d’autre part, que la langue va là où la dent fait mal.
Publié d’après le texte de la brochure éditée par le Comité de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. en mai 1905. Traduit du géorgien.
« …Quelques jours plus tard, accompagné d’un membre du Conseil, je me rendis en effet chez Plékhanov. Mon entretien avec Plékhanov prit le tour que voici :
– Vous savez, dit Plékhanov, on rencontre parfois de ces épouses portées à faire du scandale (il voulait parler de la ’minorité’), à qui il faut céder pour éviter des crises d’hystérie et un grand scandale public.
– Peut-être, répondis-je, mais il faut céder de façon à rester assez fort pour ne pas permettre un ’scandale’ plus grand encore ». (Voir le Commentaire aux procès-verbaux de la Ligue, p. 37, où est reproduite la lettre de Lénine*).
L’accord ne se fit point entre Lénine et Plékhanov. Alors Plékhanov commença à passer du côté de la « minorité ».
Nous avons appris, de bonne source, que Plékhanov quitte aussi la « minorité », et qu’il a déjà fondé un organe à lui, les Cahiers du Social-démocrate**. (J.S.). *Voir Lénine : Oeuvres, t. VII, p. 177, 4e édition russe. (N.R.). **Les Cahiers du Social-démocrate, revue non périodique éditée à Genève par Plékhanov. Seize numéros parurent de mars 1905 à avril 1912, et il en parut encore un en 1916. (N.R.).