Georges Sorel est un théoricien éclectique ; ses oeuvres partent dans tous les sens, allant de l’antiquité à la période la plus récente, abordant la morale, le droit, l’économie, la politique, etc. sans aucune cohérence, et à cela s’ajoutent des notes longues, allant jusqu’à de véritables petites thèses intellectuelles.

C’est un style, classiquement français, avec l’idée de naviguer entre deux eaux pour assembler des idées ayant l’air différentes, voire opposées. Georges Sorel est un anti-intellectuel, dans le sens non pas où il nie la pensée, mais parce qu’il la considère en évolution perpétuelle, comme un flux. Il rejoint ainsi Bergson.

C’est la raison pour laquelle Georges Sorel a soutenu Eduard Bernstein dans sa polémique contre Karl Kautsky.

Dans Les polémiques pour l’interprétation du marxisme : Berstein et Kautsky, il s’évertue à expliquer que les thèses de Karl Marx sont trop faibles, trop erronées.

Cela servirait au mieux à de la propagande, satisferait seulement des gens peu instruits, et n’aurait rien de scientifique, etc.

Kark Kautsky, en maintenant l’orthodoxie, aurait tort ; en cherchant à dépasser le marxisme, Eduard Bernstein aurait raison. Georges Sorel explique dans La crise du socialisme, en 1898, que :

« M. Bernstein a le grand mérite de mettre en pleine lumière que Marx a fait ses recherches scientifiques en vue de justifier des thèses socialistes préconçues et que ses prénotions l’ont empêché de faire un travail complètement satisfaisant.

« Lorsque Marx approche des points où le but final est sérieusement mis en question, il devient vague et incertain… Alors on voit que ce grand esprit scientifique était le prisonnier d’une doctrine. » Je crois qu’on pourrait aller plus loin et je me demande dans quelle mesure Marx était sérieusement communiste et dans quelle mesure il était d’accord avec Engels : je trouve dans ces deux doutes l’explication de beaucoup des obscurités qui déroutent le lecteur. »

Parvenir à se demander si Karl Marx était vraiment communiste en dit long sur l’approche de Georges Sorel, tellement éclectique qu’elle en arrive à relativiser l’identité politique de Karl Marx lui-même.

Dans ce même ouvrage, il salue, évidemment, les problèmes de la social-démocratie, qui ne peuvent être pour lui explicables que par une nécessaire remise en cause…

« Les programmes socialistes perdent de leur simplicité, de leur logique, de leur cohérence ; M. Merlino insiste beaucoup sur les contradictions et les incertitudes que l’on rencontre aujourd’hui dans les déclarations des Congrès. Il voit là un aveu d’impuissance 3 ; je ne partage pas cet avis ; je vois là une preuve de l’action lente, mais sûre, des conditions sociales actuelles sur l’esprit des théoriciens, qui ne sont pas encore parvenus à mettre leur terminologie et leurs propositions à la hauteur des faits. »

Il faudrait donc tout unifier au-delà des idéologies, refuser le principe d’une ligne, ne pas centraliser la pensée. C’est le sens du soutien de Georges Sorel au syndicalisme révolutionnaire, et il montre ici qu’il est un vrai agent de la bourgeoisie, cherchant à affaiblir culturellement et idéologiquement la classe ouvrière :

« Les anarchistes ont profité de cette situation et se sont lancés, avec l’ardeur qui les caractérise, dans les mouvements syndical et coopératif.

On connaît mal en France les groupes anarchistes ; ils se rattachent d’une manière très intime à la tradition socialiste française, comprenant beaucoup d’excellents ouvriers que les ruses des politiciens dégoûtent les étudiants révolutionnaires de Paris sont, en majorité, anarchistes le très distingué secrétaire de la fédération des Bourses, M. F. Pelloutier, est classé parmi les anarchistes.

À l’heure actuelle, anarchisme est synonyme d’organisation des classes ouvrières en dehors des coteries politiques. Le temps n’est probablement pas éloigné où les ouvriers s’apercevront que la division du socialisme en sectes n’offre qu’un intérêt bien médiocre pour eux ; que le socialisme des choses, comme dit M. Merlino, est bien autrement important que le socialisme des socialistes.

Les travailleurs n’ont pas grand’chose à apprendre des théoriciens ; mais ceux-ci ont beaucoup à apprendre en étudiant le mouvement syndical : c’est à cette conclusion que je suis arrivé dans un travail récent.

Dans la pratique, les dissidences théoriques s’effacent ; quand il s’agit de raisonner sur les réformes actuelles, les dogmes ne comptent guère ; les Bourses du travail renferment des hommes appartenant aux partis les plus opposés et ces hommes s’entendent ; c’est pourquoi les Bourses sont devenues des institutions d’une importance capitale pour l’avenir du socialisme en France.

Tandis que les chefs combinent des formules pour résoudre les contradictions logiques et nous apprendre comment la vraie liberté résulte de la parfaite adaptation au mouvement imprimé à la machine sociale pour l’État ; tandis que des abstractions sont manipulées avec subtilité par les dialecticiens du socialisme, – les ouvriers, en agissant, font la vraie science sociale ; ils suivent les voies qui correspondent aux thèses fondamentales et essentielles de Marx.

Déjà dans les rangs des idéologues a pénétré la notion de l’unité essentielle du socialisme ; tout dernièrement, on a parlé de réunir un grand congrès pour diriger le mouvement et un journal proposait d’y appeler les groupes anarchistes !

La fondation de L’Humanité nouvelle par M. Hamon est un signe remarquable de l’esprit nouveau : la liste des collaborateurs renferme des députés socialistes (comme MM. Vandervelde, Van Kol, E. Ferri), des anarchistes (comme MM. Grave, Kropotkine, Reclus), des marxistes (comme MM. B. Croce, H. Lagardelle et l’ancien directeur de la Revue socialiste, M. G. Renard).

Entre tous ces hommes existe une communauté générale de sentiments, qui les séparent de la société bourgeoise, même des radicaux les plus avancés ; on trouve chez tous ce que j’ai appelé la notion de la catastrophe morale, résultant de la nouvelle évaluation de toutes les valeurs morales par le prolétariat militant : un socialiste et un anarchiste, engagés tous les deux dans le mouvement syndical, ne diffèrent guère ; ils comprennent les rapports sociaux, la conduite privée et le droit à peu près de la même manière ; – on ne saurait en dire autant d’un avocat parisien devenu député socialiste et d’un travailleur d’usine. Il ne faut donc attacher qu’une importance très médiocre aux formules et aux revendications des programmes.

Bien loin de marquer la déchéance du socialisme, la crise actuelle du socialisme scientifique marque un grand progrès : elle facilite le mouvement progressif en affranchissant d’entraves la pensée. Longtemps on a cru que le socialisme pouvait déduire ses conclusions de thèses scientifiques et être une science sociale appliquée ; un interprète fort habile de Marx, M. B. Croce a montré qu’une pareille opération est impossible à réaliser.

La science doit se développer librement sans aucune préoccupation sectaire ; la sociologie et l’histoire existent pour tout le monde de la même manière ; il ne saurait y avoir une science appropriée aux aspirations de la social-démocratie, de même que les catholiques intelligents ne pensent plus qu’il puisse y avoir une science catholique (…).

Le travail fait par Marx ne sera point perdu, tout au contraire ; son œuvre mieux comprise, illuminée par l’expérience acquise, interprétée d’une manière philosophique, fournira des indications singulièrement profondes sur la portée des problèmes sociaux.

Quelques camarades et moi, nous nous efforçons d’utiliser les trésors de réflexions et d’hypothèses que Marx a groupés dans ses livres : c’est la vraie manière de tirer parti d’une œuvre géniale et inachevée. Au lieu de répéter des formules abstraites, nous nous instruisons librement.

Mais ce travail, pour important qu’il soit, est tout à fait accessoire dans le mouvement socialiste, comme tout travail idéologique d’ailleurs.

Le socialisme n’est pas une doctrine, une secte, un système politique ; c’est l’émancipation des classes ouvrières qui s’organisent, s’instruisent et créent des institutions nouvelles. C’est pourquoi je terminais par ces mots un article sur l’avenir socialiste des syndicats : « Pour condenser ma pensée en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers. » [publié dans l’Humanité nouvelle, mai 1898] »

Georges Sorel veut renforcer le syndicalisme révolutionnaire, car ce dernier est anti-politique. Cela nuit à la conscientisation social-démocrate, et cela permet inversement l’éclectisme, où justement des intellectuels comme Georges Sorel (ou Benito Mussolini) peuvent tirer leur épingle du jeu.


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