CHAPITRE II
LA MÉTAPHYSIQUE DE BERGSON
I
Toutes les démarches classiques que nous avons vues à l’œuvre dans la psychologie de Bergson, nous allons les retrouver, amplifiées dans sa métaphysique, avec l’abstraction qu’elles engendrent, en même temps que l’illusion que Bergson se fait sur la marche suivie par sa pensée. Les démarches de la psychologie classique ne sont, en effet, que les projections sur le plan de la psychologie d’une philosophie en général, et son abstraction n’est qu’une forme particulière de l’abstraction de cette philosophie. C’est parce que Bergson a accepté au fond l’abstraction générale qu’il n’a pas pu dépasser les démarches de la psychologie classique, et voilà pourquoi la métaphysique bergsonienne, loin d’être une doctrine tirée de la psychologie, ne peut être qu’un retour à cette abstraction générale qui a engendré sa psychologie.
La nécessité de modifier les idées sur la marche suivie par la pensée bergsonienne se fait donc de nouveau sentir. Il ne faut pas dire que Bergson est allé de la psychologie à la métaphysique ; car en réalité il est allé de la métaphysique à la métaphysique en passant par la psychologie ; en cela encore, il se comporte comme tous les psychologues classiques.
Soyons plus précis. Etant réaliste, Bergson ne peut employer que des schémas qui conviennent à des réalités. Or, la structure logique de l’acte qui fabrique les réalités psychologiques étant exactement la même que celle de l’acte qui pose les réalités physiques, une opération effectuée sur la première pourra toujours être effectuée sur la seconde. Là est la source de l’évidence dont se nourrit la psychologie objective au sens vulgaire du mot, et voilà pourquoi Hume veut appliquer aux « idées » les lois de l’attraction newtonienne, et voilà pourquoi aussi tous les psychologues objectivistes ont voulu assimiler la psychologie aux sciences de la nature, en cherchant à appliquer à la réalité psychologique les opérations effectuées sur la réalité physique.
Bergson pourra donc, lui aussi, appliquer le schéma de la durée à d’autres réalités que les réalités psychologiques. Mais on ne peut pas dire alors qu’il a réformé la métaphysique par la psychologie. Tout ce que l’on peut dire, c’est que Bergson a appliqué à la réalité psychologique et à la réalité physique le même schéma.
En d’autres termes, le schéma de la durée est, considéré en lui-même, un schéma indifférent : il n’est pas psychologique plutôt que biologique ou physique, mais il pourra recevoir successivement chacune de ces applications. La durée deviendra une expérience psychologique dans la mesure où l’on transposera conformément à ce schéma les données de la psychologie classique, et il en sera de même pour la biologie et pour la physique. Surtout que l’on ne dise pas que la durée est une donnée immédiate. Car qu’est-ce que cette donnée immédiate qui suppose les démarches séculaires de la psychologie classique ?
Bref, au lieu de dire qu’on a réformé la métaphysique par la psychologie, il faut avouer qu’en se servant du schéma de la durée on a commencé par la psychologie. Mais il n’y a là qu’un pur accident, déterminé et par les origines doctrinales de Bergson et par la nature de l’illusion qu’il veut produire. Car en vérité, l’Evolution créatrice, avec l’analyse de la durée qui vient en tête, se suffit à elle-même. Je conçois même très bien Bergson débutant par l’Evolution créatrice pour finir par l’Essai sur les données immédiates de la conscience.
On pourrait mettre en évidence ce qui précède en montrant que l’idée de la durée est obtenue dans le chapitre II de l’Essai par une analyse purement notionnelle qui ne demande l’intervention d’aucune expérience sui generis. En effet, le grand problème posé par Bergson concerne la manière dont il faut penser la multiplicité de nos états de conscience et leur succession dans le temps. Il a devant lui la théorie kantienne d’après laquelle le temps est la forme de notre expérience interne, ou plutôt une combinaison de la thèse kantienne avec la conception de Newton d’après laquelle le temps coule uniformément et indéfiniment, conception qui s’inspire, comme Bergson aime à le répéter, de l’image du sablier.
Quoi qu’il en soit, une certaine interprétation donne « la succession de nos états de conscience dans le temps ». Voilà le point de départ des analyses bergsoniennes : un certain nombre d’analyses notionnelles vont intervenir ensuite pour transformer « la succession de nos états de conscience » dans la « durée concrète du moi ».
On retrouve alors, dès le premier pas, le réalisme bergsonien. Car l’esprit qui anime toute la déduction est un esprit réaliste. Il ne s’agit pas, en effet, de parler des relations temporelles en elles-mêmes, mais de savoir comment il faut exprimer, à l’aide des réalités qui sont dans le temps, le fait que ces réalités sont dans le temps. Et cela fait saisir en même temps le caractère symbolique du réalisme de Bergson ; il s’agit de savoir à l’aide de quelle figuration le caractère temporel d’une série peut devenir sensible dans la série même; en d’autres termes, s’il fallait réaliser le temps, quel est le meilleur symbole qu’il faudrait employer.
Et, finalement, toute la déduction bergsonienne revient à dire que s’il fallait symboliser le temps, le meilleur symbole serait, non pas le sablier, mais la durée. Mais la question de savoir s’il faut réaliser le temps reste en suspens, car la nécessité de cette réalisation n’est évidente que pour celui qui accepte la démarche réaliste. Or, M. Bergson n’a pas poussé l’analyse jusque-là.
Quoi qu’il en soit, une fois qu’il est entendu qu’on ne raisonne pas sur le temps « vide », mais sur le temps « rempli », et qu’on cherche précisément comment « le temps mord sur les choses », l’analyse notionnelle va nous montrer comment il faut concevoir le temps « plein » auquel Bergson réserve le mot « durée ».
Il démontre alors que toute homogénéité implique l’espace, qu’homogénéité et espace sont solidaires. Il s’ensuit immédiatement le corollaire : le temps ne saurait être homogène ; il est hétérogénéité pure.
Or, l’hétérogénéité pure du temps ne saurait être que continue. La position successive de termes qui ne seraient pas solidaires, ne constituerait pas une vraie succession, mais un semblant de succession qui ne serait en réalité qu’une présence 1. La durée sera donc absolument continue.
D’une part, la solidarité entre les moments de la succession ne saurait venir du fait que les termes se touchent par leurs extrémités. Les termes seraient alors extérieurs, et c’est là une relation spatiale.
D’autre part, la série elle-même serait ordre, et ordre implique espace 2, et nous avons éliminé la succession 3. La durée sera donc progrès, impliquant interpénétration réciproque.
Je ne discute pas la déduction en elle-même, en tant que déduction, car il suffit de dire qu’il y a là une déduction : on verra bien alors si elle est vraie ou seulement intéressante. On aura beau dire que cette déduction ne donne que le squelette mort de l’intuition vivante, et que j’aurais pu, de la même manière, traduire en syllogismes les analyses bergsoniennes, et qu’en fait ces analyses se nourrissent d’une intuition et lui sont postérieures.
On oublie alors qu’on ne pose là qu’un problème historique : qu’est-ce que M. Bergson a trouvé d’abord : l’intuition ou la déduction. Mais cette question-là ne m’intéresse pas. Ce que je sais, c’est que l’introspection est incapable d’engendrer quoi que ce soit, car elle est une opération purement formelle et purement mythologique, et que, quelle que soit la nature de l’introspection, le fond de la déduction n’a rien, mais absolument rien à faire avec la psychologie.
Car en fait pour démontrer que l’homogénéité implique l’espace, je ne raisonne pas sur les faits. Je raisonne sur des idées, sur leurs implications, sur la structure logique de l’acte qui les pose, mais non pas sur des faits psychologiques 4. Il en est de même quand je montre que l’hétérogénéité pure du temps ne saurait être que continue, et que cette continuité doit être un progrès impliquant interpénétration réciproque.
Et alors même que j’aurais raisonné effectivement sur des faits psychologiques, mon raisonnement n’a pas fait intervenir ce qu’il y a de proprement psychologique dans ces faits : l’analyse ne concerne que la manière dont ces faits doivent être posés dans le temps, donc la structure logique de la position et non pas la nature de ce qui est posé.
Il est même possible que l’analyse bergsonienne a été constamment soutenue par les coups d’une horloge lointaine qui s’organisent spontanément en une mélodie, ou les pas qui résonnent dans la rue, et par d’autres des images préférées de M. Bergson. Mais ce sont là alors précisément les premières images de sa théorie, et dire que la théorie est, à cause de cela, psychologique, c’est comme si l’on disait que la théorie newtonienne de la gravitation est une application de l’horticulture, parce que Newton l’a trouvée, paraît-il, en voyant tomber une pomme.
II
Ce qui est donc vrai, c’est que Bergson a raisonné sur une série temporelle en général : voilà pourquoi il pourra appliquer le schéma de la durée chaque fois qu’il sera question d’une série temporelle.
S’il en est ainsi, il ne faut pas dire qu’appliquer le schéma de la durée au mouvement ou à la biologie par exemple est une connaissance « du dedans » du mouvement ou de la vie. Ce qu’il faut dire c’est qu’il y a là l’application d’un schéma à un ensemble de faits, et rien d’autre.
L’impression qu’on a de connaître alors du dedans s’explique de la manière suivante. Chaque fois qu’on applique un certain schéma, on forme un ensemble suivant une certaine loi, on a alors l’impression d’avoir engendré cet ensemble, ce qui est parfaitement vrai. On peut dire que la connaissance que j’ai de la loi suivant laquelle j’ai engendré l’ensemble est absolue ; et il est vrai que toute analyse partielle, faite à un point de vue qui ne coïnciderait pas avec la loi même suivant laquelle l’ensemble fut engendré, ne donne qu’une connaissance relative de cet ensemble.
Mais il est clair que la loi n’est une connaissance absolue que de l’ensemble dont elle est la loi, et que les analyses ne sont relatives que précisément à cette loi. Me voici en présence de la doctrine de Platon. Je peux, conformément à une interprétation superficielle, dire que cette doctrine s’explique par la conception réaliste du « meaning » qui caractérise les Grecs.
J’essaierai alors d’engendrer le platonisme suivant cette « loi ». Mais qu’est-ce que je connaîtrai du dedans, et de quoi ma « loi » sera-t-elle la connaissance absolue ? Du platonisme ? Non. Mais du platonisme tel que je l’ai engendré conformément à l’idée que je m’en suis faite. En ce sens donc l’impression de connaître du dedans n’est pas particulière à la connaissance dans la durée.
Placez-vous dans l’hypothèse mécaniste et engendrez l’Univers conformément à cette hypothèse. Vous aurez l’impression d’être dans les secrets des choses et d’avoir créé le monde. Vous avez créé, certes, mais l’Univers mécaniste justement : c’est cet univers que vous connaissez du dedans et c’est de cet univers que votre connaissance est absolue. Mais la question est précisément de savoir si l’Univers est mécaniste. Ce qui a fait dire à Kant que nous n’aurions l’intuition intellectuelle que si nous avions créé les choses.
Comme toute loi, la durée donnera, elle aussi, l’impression d’une connaissance du dedans, précisément de ce qui aura été déroulé dans la durée. Si l’on pense dans la durée le moi, la durée sera une connaissance du dedans du, moi ; si c’est le mouvement ou la vie qu’on pense dans la durée, celle-ci sera une connaissance absolue du mouvement ou de la vie.
Mais il est évident que la durée ne sera une connaissance absolue que du moi et de vie pensée dans la durée. Pour dire que la durée est une connaissance absolue du moi et de la vie dans leur réalité métaphysique, il faudrait montrer précisément que le schéma de la durée est absolu en lui-même. Mais ce n’est pas cela que Bergson nous montre.
Sa critique consiste à montrer que l’hypothèse mécaniste ne s’applique pas, par exemple, à la vie pensée dans la durée, ou qu’il est préférable de penser la vie dans la durée, mais alors, en vérité, nous sommes loin de l’absolu.
Mais si l’engendrement suivant la durée donne, plus que toute autre loi, le sentiment de connaître du dedans, et cette fois au sens propre du mot, ce n’est là qu’une illusion. La théorie bergsonienne de la durée ne fait, en effet, qu’animer les abstractions de la psychologie classique, et on croit que cette correction suffit pour reconstituer l’individu vivant.
Ayant donc conservé l’abstraction fondamentale, on aura, en déroulant dans la durée les états de la psychologie classique, l’impression de connaître le moi absolument, en oubliant toutefois que pour pouvoir aboutir à cette conclusion, on a dû commencer par affirmer que le moi vivant n’était rien d’autre que précisément les « états » de la psychologie classique animés dans la durée.
Quoi qu’il en soit, ces « états » sont, pour la psychologie classique, des réalités internes : et une fois qu’il est entendu qu’on va les dérouler dans la durée, ce déroulement lui-même apparaîtra, non pas comme une opération faite sur une série conformément à une loi, mais comme une expérience interne, et comme on a posé, d’autre part, la connaissance du moi dans la durée comme une connaissance absolue, voilà que l’expérience interne apparaît comme le cas privilégié où la connaissance absolue nous est immédiatement donnée.
S’étant imaginé qu’on a tiré la durée de l’expérience interne, on dira que connaître dans la durée c’est connaître comme nous nous connaissons nous-mêmes, c’est-à-dire du dedans. Mais il est évident alors que cela ne peut être dit que grâce à l’affirmation que, d’une part, la durée résulte de l’expérience interne, et que, d’autre part, la connaissance par la durée est une connaissance absolue.
Or, ces deux affirmations sont fausses, parce que la durée, telle que Bergson la conçoit, ne peut être conçue comme une expérience interne que grâce à tous les artifices mythologiques qui sont à la base de la psychologie classique, et elle ne peut être conçue comme une connaissance absolue que dans la mesure où il suffit d’animer les données de la psychologie pour obtenir l’individu vivant, ce qui implique de nouveau toute la mise en scène de l’abstraction.
Que l’on ne dise donc pas que M. Bergson a renouvelé la « métaphysique » à l’aide de la psychologie. Si l’on veut parler absolument de rénovation, il faudra dire que M. Bergson a renouvelé la psychologie et la métaphysique en leur appliquant le même schéma. Mais il ne faut pas soutenir la métaphysique et la psychologie de Bergson l’une par l’autre : la psychologie bergsonienne n’est pas rendue plus intéressante par ses applications métaphysiques, de même que la métaphysique bergsonienne n’est pas démontrée par sa psychologie.
La vraie liaison qui existe entre les deux est donnée par le fait qu’elles dérivent toutes les deux de la même philosophie abstraite, de celle qui a engendré la psychologie abstraite et, en général, toutes les abstractions, et à l’intérieur de laquelle M. Bergson veut introduire le concret par l’intermédiaire de son symbolisme réaliste. Bref, ce qu’il faut montrer, en étudiant la métaphysique bergsonienne, ce n’est pas comment elle dérive de la psychologie, mais comment on y retrouve la même abstraction que dans cette dernière.
III
Dans une aimable conférence qu’il fit à Birmingham 5, M. Bergson a dit : « Ce qui est troublant, angoissant, passionnant pour la plupart des hommes n’est pas toujours ce qui tient la première place dans les spéculations des métaphysiciens 6. »
On croirait alors que Bergson va vraiment poser les problèmes essentiels, les problèmes concrets. Non. La phrase est destinée simplement à introduire les formules à l’aide desquelles Bergson essaie de chasser le haïssable spectre du philosophe de Königsberg. Nous voyons, en effet, apparaître immédiatement l’angoisse métaphysique. « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Voilà les questions vitales, devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systèmes ».
En fait, ce n’est pas passer par les systèmes qui ennuient M. Bergson, mais passer par un système qui est celui de Kant. C’est Kant qui ne laisse pas libre cours à l’angoisse métaphysique, c’est Kant qui empêche la pensée de se dilater comme une éponge. Pour le reste, M. Bergson pose les problèmes comme les métaphysiciens ont l’habitude de les poser : il va spéculer sur « le problème de la nature, de l’origine et de la destinée de l’homme [[Op. cit., p. 2.]] ». Il ne voit pas qu’il s’agit là de l’homme en général et que le problème est, par conséquent, abstrait. Ce n’est d’ailleurs pas là qu’il place l’abstraction, mais dans ces déductions systématiques qui vont de haut en bas.
« Mais supposons même 7, dit-il, que le métaphysicien ne lâche pas ainsi la philosophie pour la critique, la fin pour les moyens, la proie pour l’ombre, trop souvent quand il arrive devant le problème de l’origine, de la nature et de la destinée de l’homme, il passe outre pour se transporter à des questions qu’il juge plus hautes et d’où la solution de celle-là dépendrait : il spécule sur l’existence en général, sur le possible et sur le réel, sur le temps et sur l’espace, sur la spiritualité et sur la matérialité; puis il descend de degré en degré, à la conscience et à la vie dont il voudrait pénétrer l’essence. Mais qui ne voit que ses spéculations sont purement abstraites et qu’elles portent, non pas sur les choses mêmes, mais sur l’idée trop simple qu’il se fait d’elles avant de les avoir étudiées empiriquement. »
Alors, pour être concret, il ne faudra pas réformer les problèmes eux-mêmes, mais se mettre naïvement en face d’eux en tenant cependant compte des données de la physiologie cérébrale et de la biologie. Et on aura alors l’impression d’être concret parce qu’on aura suivi des « lignes de faits », comme si le fait de construire ou de ne pas construire un système changeait le moins du monde les idées qu’on a effectivement.
Je vois très bien le bergsonisme élaboré en système, lege artis. Il n’aurait pas été plus faux pour cela. En ce qui concerne la « connaissance empirique » tel que Bergson l’entend, c’est-à-dire cette manière qui consiste à paraphraser les données scientifiques, elle est bien classique chez les philosophes de la deuxième moitié du XIXe siècle. N’osant plus contredire la science, ils veulent se mettre d’accord avec elle ; ils « vérifient » sur les résultats scientifiques leurs vastes « intuitions », ils se démontrent par la science.
C’est ainsi que lorsque Nietzsche adopta le « retour éternel », sa première idée fut de démontrer cette thèse par la science. On n’a qu’à regarder les ouvrages de Schopenhauer, de Hartmann et de tant d’autres : les vastes revues comme on en trouve dans Matière et Mémoire et surtout dans l’Evolution créatrice y abondent. Mais cela ne change absolument rien aux idées mêmes qui sont soutenues : puisque ce sont elles qui commandent les paraphrases.
En un mot, l’essentiel en « métaphysique » comme en psychologie, aurait dû consister, non pas dans une mise en scène purement formelle qui laisse intacte l’abstraction fondamentale de la métaphysique classique ; non pas dans la condamnation d’une certaine forme de cette attitude, mais de cette attitude même et dans une orientation vraiment nouvelle. Bergson n’a rien fait de tout cela. S’il n’a pas fait une grande déduction systématique, il a cependant spéculé lui aussi « sur le réel, sur le temps et sur l’espace, sur la spiritualité et sur la matérialité » et il a étudié lui aussi l’homme en général et la vie en général.
IV
Et c’est ce que nous pouvons vérifier maintenant sur la théorie bergsonienne de la liberté. L’abstraction du problème traditionnel consiste à concevoir la liberté sur le plan cosmologique. La liberté devient alors une affaire à débattre entre l’homme et la nature, et c’est au déterminisme des lois de la nature que s’oppose la liberté humaine.
L’homme reçoit du mouvement de la matière et il lui restitue du mouvement. C’est sur le passage du mouvement au mouvement que se pose le problème de la liberté : on doit expliquer comment des mouvements libres peuvent s’insérer dans la détermination rigoureuse des mouvements de la matière.
Mais l’abstraction est évidente. Pour que l’action humaine puisse apparaître comme du mouvement qu’on restitue à la matière, il faut se placer au point de vue le plus formel qui soit, faire abstraction de la vie humaine concrète et du fait que l’action n’est qu’un segment de cette vie. Et, au fond, ce n’est pas la liberté de l’homme qu’on veut établir, mais la liberté d’une chose, c’est-à-dire du mouvement.
Et il en est de même lorsqu’on pose le problème sur le plan de la « psychologie ». Car la liberté devient, alors un problème purement interne ; une affaire du moi avec lui-même. Et de nouveau on fait abstraction de la vie concrète de l’homme. Le problème concerne de nouveau un monde, mais cette fois-ci ce monde sui generis qu’a fabriqué la psychologie classique.
Et voilà pourquoi l’antinomie de la liberté et du déterminisme réapparaît de nouveau. Car le problème concerne maintenant la décision qui est une réalité psychologique, donc une réalité, et posée, par conséquent, en dépit de toutes les précautions oratoires qu’on puisse prendre, par le même acte que la réalité physique. Alors, de nouveau ce n’est pas sur l’homme, tel qu’il est et tel qu’il vit, qu’on a raisonné, mais sur une chose. Et il s’agit de savoir comment on peut concevoir la liberté d’une chose.
Le problème devient alors, très évidemment, insurmontable. Car cherchant la liberté d’une chose, on veut établir la liberté sur le plan de la réalité ; or, la position d’une réalité implique toujours le passage de la chose à la chose, donc le déterminisme. Et ce que les philosophes abstraits voudraient au fond c’est que le même procédé de fabrication donne deux produits radicalement différents.
Quoi qu’il en soit, qu’on considère le problème de la liberté sous son aspect physique, ou qu’on le pose en termes de psychologie, on le pose soit au-delà, soit en deçà de la vie concrète de l’homme. En en faisant un problème de physique, on n’est pas encore sur le plan humain, en le posant en termes de psychologie, on n’y est plus : on l’a éliminé dans les deux cas.
Cette opération comporte un gros avantage : la liberté devient un problème purement théorique et on pourra raisonner sur elle comme on raisonne sur une propriété de l’espace, ou de la lumière. On veut alors savoir si l’homme est libre, comme on veut savoir si l’espace a une courbure ou si la lumière est de nature électromagnétique. Et de même que, la physique démontrant sa nature électromagnétique, la lumière est dorénavant électromagnétique, et l’était par conséquent depuis l’origine des temps, de même une habile tactique permettant de concilier, d’une manière ou d’une autre, liberté et déterminisme, l’homme est libre dorénavant et l’était, en fait, depuis la création. Et comme l’affirmation de la liberté dépendra de ce qu’on aura affirmé de la matière et de l’esprit, c’est en raisonnant sur la matière et sur l’esprit qu’on voudra établir la liberté.
Et c’est ce que fait M. Bergson, comme l’ont fait avant lui tous les philosophes. Sa théorie renferme l’abstraction traditionnelle des théories de la liberté. Il pose le problème sous ses deux formes : en termes de psychologie d’abord dans l’Essai, en termes de physique dans Matière et Mémoire. Il explique, dans Matière et Mémoire, comment l’action libre « s’insère dans les mailles de la nécessité » et dans l’Essai, comment l’action libre « se détache du moi, à la manière d’un fruit mûr ».
Et s’il critique dans l’Essai et ceux qui affirment la liberté et ceux qui la nient, la critique porte de nouveau, non pas sur le fond, mais sur la forme. Il ne s’agit pas de dire que le déterminisme psychologique est faux, parce que les faits psychologiques ne sont pas des « phénomènes », parce que le « psychisme » n’est pas un monde, et, enfin, parce qu’il faut commencer par l’homme concret. Il s’agit de dire au contraire que le psychique est un monde, mais seulement mal compris ou plutôt mal exprimé, et M. Bergson explique alors l’illusion par la confusion entre la durée et le temps homogène, en ayant l’impression de remonter aux données immédiates.
Mais que fait-il de nouveau ? Il montre que la doctrine déterministe perd toute signification si l’on conçoit la série de nos états psychologiques d’une certaine manière ; il montre qu’en animant dans la durée les abstractions de la psychologie classique, le problème de l’âne de Buridan perd toute signification pour l’homme. Ce que Bergson cherche de nouveau c’est le symbole réaliste de la liberté. On dirait alors que le problème de la liberté ne se pose même pas entre l’homme et la nature, que ce n’est pas de l’esclavage, mais du déterminisme qu’il s’agit de libérer l’homme.
Car, les faits psychologiques une fois posés dans la durée
« …il n’y a pas deux tendances, ni même deux directions, mais bien un moi qui vit et qui se développe par l’effet de ses hésitations mêmes, jusqu’à ce que l’action s’en détache à la manière d’un fruit mûr 8. »
Le déterminisme est vaincu et l’homme est libre.
Mais Bergson ne voit pas qu’il est, non pas servi, mais trahi par sa métaphore. La métaphore du fruit révèle précisément que Bergson a démontré, non pas la liberté de l’homme, mais la liberté d’une pomme par rapport aux événements qui sont ses antécédents. En d’autres termes, Bergson a de nouveau raisonné sur une succession en général : il a montré que si l’on applique à cette succession le schéma de la durée, les termes de cette succession seront « libres ».
La liberté apparaîtra alors chaque fois qu’on appliquera le schéma de la durée. Et voilà pourquoi la théorie de la liberté dépasse l’homme : celui-ci sera dit libre dans le même sens que la vie, puisque la théorie de la liberté exposée dans l’Essai contient en germe l’Evolution créatrice. Que l’homme soit assimilé non pas à une chose qui est, mais à une chose qui dure, cela ne change rien au fait qu’il est assimilé à une chose. Car ce n’est pas le fait que vous pouvez vous laisser écouler dans la durée qui fera de la durée un schéma humain. La meilleure preuve, c’est qu’il s’applique indifféremment à l’homme et au mouvement, et que la liberté qui vient à l’homme de la durée met l’homme et la vie en général sur le même plan. Or, en vérité, qu’importé à un coolie chinois d’être libre dans le même sens que la vie en général ?
Mais, dira-t-on, vous oubliez le sens « profondément humain » de la théorie bergsonienne de la liberté. Car Bergson fait précisément dépendre de nous-mêmes la liberté. Il dit, en effet, « si nous sommes libres toutes les fois que nous rentrons en nous-mêmes, il nous arrive rarement de le vouloir ».
Or, rentrer en nous-mêmes, cela consiste précisément à être dans la durée. Bergson essaie de montrer que cela a une signification effective.
« Le moi en tant qu’il perçoit un espace homogène, présente une certaine surface, et sur cette surface pourront se former et flotter des végétations indépendantes. Ainsi, une suggestion reçue dans l’état d’hypnotisme ne s’incorpore pas à la masse des faits de conscience ; mais douée d’une vitalité propre, elle se substituera à la personne même quand son heure aura sonné. Une colère violente soulevée par quelque circonstance accidentelle, un vice héréditaire émergeant tout à coup des profondeurs obscures de l’organisme à la surface de la conscience, agiront à peu près comme une suggestion hypnotique. A côté de ces termes indépendants, on trouverait des séries plus complexes dont les éléments se pénètrent bien les uns les autres, mais qui n’arrivent jamais à se fondre parfaitement elles-mêmes dans la masse compacte du moi. Tel est cet ensemble de sentiments et d’idées qui nous viennent d’une éducation mal comprise, celle qui s’adresse à la mémoire plutôt qu’au jugement. Il se forme ici au sein même du moi fondamental, un moi parasite qui empiétera continuellement sur l’autre. Beaucoup vivent ainsi et meurent sans avoir connu la vraie liberté 9… »
Cette « vraie liberté » se produit lorsque « c’est le moi d’en-bas qui remonte à la surface 7 » et « la croûte extérieure éclate, cédant à une irrésistible poussée 10 », bref, « l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental 11 ». En d’autres termes, on est libre quand l’action reflète « toute l’histoire de la personne 7 ». C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane 7 ». En un mot, je suis libre quand l’action m’appartient vraiment, quand je fais ce que je veux vraiment.
On voit bien, si l’on fait abstraction de la mise en scène dynamique, que Bergson a accepté, au sujet de la liberté, l’idée fort en honneur depuis les postkantiens et d’après laquelle l’acte libre est celui qui exprime le sujet ; qu’on l’appelle « caractère », « individu », « personne », ou « moi concret ». Car le dynamisme n’est là de nouveau qu’un symbole réaliste, la traduction en termes de psychologie réaliste de l’idée en question, et de nouveau ce n’est pas de la psychologie que Bergson est allé à la liberté, mais il a élaboré un symbole psychologique pour l’idée qu’il s’en est faite.
Ce n’est d’ailleurs pas pour cette raison que la théorie est abstraite, car elle l’est dans son idée même. Et cette idée est abstraite car elle ne fonde, elle aussi, qu’une liberté d’indifférence : c’est même la liberté qu’elle fonde qui doit être appelée par excellence liberté d’indifférence. Cette liberté est indifférente à ce qui est fait, au contenu de l’acte, et ne s’intéresse qu’à sa forme. D’après cette théorie. « on appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit ». Et bien que Bergson déclare ce rapport indéfinissable 11, il reste vrai que n’importe quel acte peut être un acte libre ; il suffira de poser un « caractère » dont il sera l’expression. La théorie de Bergson permet de faire un acte de liberté de n’importe quel acte, puisqu’il suffira de se l’assimiler pour qu’il devienne libre.
« Mais la suggestion, dit M. Bergson, deviendrait persuasion si le moi tout entier se l’assimilait ; la passion même soudaine ne représenterait plus le même caractère fatal s’il s’y reflétait, ainsi que dans l’indignation d’Alceste, toute l’histoire de la personne ; et l’éducation la plus autoritaire ne retrancherait rien de notre liberté si elle nous communiquait seulement des idées et des sentiments capables d’imprégner l’âme entière » 7.
Bref, l’esclave est d’autant plus libre qu’il est plus esclave, c’est-à-dire plus la soumission est intérieure et profonde. Ce n’est pas en s’évadant que le prisonnier se libère, mais en se transformant en prisonnier volontaire. Et ce n’est pas en prêchant la révolte qu’on fait de la propagande pour la liberté, mais en prêchant la soumission intégrale. La liberté régnera quand les esclaves n’auront plus que des âmes d’esclaves.
Comprenez donc bien : il ne s’agit pas de dire que tel acte est nécessairement un acte d’esclave, car le fait qu’il jaillit de l’intérieur ne sauve pas l’acte, mais condamne l’acteur. Il ne s’agit donc pas d’apprendre à l’homme de ne pas commettre certains actes, mais à ne pas agir d’une certaine manière. Il ne s’agit pas de dire aux hommes : pour devenir libres, changez. Mais non, la meilleure recommandation qu’on puisse leur faire, c’est de s’enfoncer de plus en plus dans le bourbier. Car ils seront vraiment libres quand le bourbier sera devenu leur chair. En un mot, la liberté ne se définit pas par un contenu, mais par une forme.
Oui, je vois le sens profond de la théorie bergsonienne de la liberté. Mais ce sens n’est pas humain, il est inhumain. Car faire de la liberté une affaire purement intérieure, une affaire du moi avec lui-même, est aussi abstrait que d’en faire une affaire entre l’homme et la nature : on a escamoté dans les deux cas la vie concrète de l’homme. On a accompli dans les deux cas la même abstraction, on a fait de l’homme une chose. On en a fait une chose qui se meut dans le premier cas, on a fait une chose « mouvante » dans le second, on a posé le problème de la liberté d’une part sur le plan de la nature réelle, mais inhumaine, et, d’autre part, sur le plan de la vie intérieure qui est inhumaine et irréelle à la fois ; on l’a posé sur tous les plans, sauf sur le plan de la vie humaine telle qu’elle est concrètement. Ce n’est pas à l’intérieur de l’homme qu’on s’installe, mais à l’intérieur du sujet psychologique, ce n’est pas la vie humaine, telle qu’elle est qu’on revit, mais les mythes dont la psychologie abstraite la recouvre.
Car si réellement on avait l’intention de s’identifier avec l’homme, on se placerait sur le plan de la vie humaine qui n’est pas plus « intérieure » qu’une naissance ou un mariage. On verrait alors si l’homme qui se pose le problème de la liberté se décompose lui-même en mouvements d’une part en faits psychologiques d’autre part. On verrait alors si c’est vraiment vis-à-vis de la nature qu’il se sent limité ou s’il est esclave parce qu’il ne veut pas s’approfondir.
On verrait alors si, pour libérer l’homme, il s’agit de lui dire comment il doit accomplir les actions quelles qu’elles soient plutôt que de lui désigner une action déterminée à faire et qui le libérera tout de suite. On comprendrait tout d’un coup l’ignoble abstraction qui consiste à distinguer liberté politique et liberté métaphysique, c’est-à-dire liberté de fait et liberté de droit.
Bref, en consentant à se placer sur ce terrain, on se serait souvenu de l’impératif kantien : « Il faut que tu traites la personne humaine comme une fin et jamais comme un moyen » c’est-à-dire : il faut traiter l’homme comme une personne et jamais comme une chose. Mais on aurait compris en même temps l’illusion de cette maxime. Car vous aurez beau traiter, vous personnellement, l’homme comme une personne et non pas comme une chose : vous vivez dans une société où vous êtes, vous, homme vertueux, avec votre vertu et avec le bénéficiaire de votre vertu, traités comme une chose ; dans une société dont les institutions n’ont, directement ou indirectement, que ce but.
Mais ce n’est pas ainsi que M. Bergson a compris le problème de la liberté. Bien qu’il méprise ceux qui, au lieu de raisonner sur l’homme, raisonnent sur l’idée qu’ils s’en font, il n’a pas fait autre chose lui non plus. Il n’a même pas raisonné sur l’idée qu’il s’est faite lui-même de l’homme, mais sur l’idée qui a été faite pour lui par des siècles d’abstraction. Car il s’est placé, lui aussi, à tous les points de vue : au point de vue de la métaphysique, au point de vue de la psychologie, sauf au point de vue de l’homme. Et ce n’est pas pour l’homme qu’il veut établir la liberté, mais au sujet de l’homme, et il ne s’est pas refusé à apporter une solution de principe de plus. Il n’a pas compris que c’était là traiter l’homme en chose et prendre le principe de gouvernement pour une évidence philosophique.
Si au moins M. Bergson avait dit que le problème de la liberté tel que les « métaphysiciens » le posent et tel qu’il le pose lui-même, est un problème infiniment lointain et qui aura un intérêt vraiment actuel − si toutefois on ne l’a pas oublié, ce qui est bien probable − quand tout le reste sera fait pour la libération de l’homme, mais que pour le moment c’est ce reste qui est l’essentiel.
Car, en vérité, on conçoit fort bien que M. Rockfeller ou M. Paul-Boncour ou le cardinal Dubois, satisfaits du monde et de la Société, de la fortune et des hommes, libérés des « nécessités de l’action » et pouvant s’épanouir librement dans la mesure où leur foie ou leur vessie les laissent tranquilles, ne s’intéressent plus qu’aux relations de leurs terminaisons nerveuses avec la matière et réfléchissent aux rapports de leurs actions avec leur moi… concret. M. Bergson aurait dû se demander si la philosophie « morale » devait continuer à amuser précisément ces gens. Mais non. M. Bergson n’a rien dit de tout cela, et il ne s’est rien demandé de ce genre. Il n’a pas vu quel était le point de vue que reflète le problème traditionnel de la liberté : il n’a pas compris que cette manière de traiter l’homme systématiquement comme une chose devait avoir des raisons qui ne sont pas philosophiques et que, dès lors, le devoir élémentaire du philosophe consiste aujourd’hui à ne pas se prêter à ce jeu.
Mais, dira-t-on, vous reprochez à M. Bergson une erreur commune à tous les grands philosophes. Seulement, si Bergson était un grand philosophe, il n’aurait pas partagé cette erreur. L’Essai sur les données immédiates de la conscience paraît, en effet, vingt-deux ans après le Capital de Marx. Bergson ne s’occupe pas d’économie politique, dites-vous ? Mais voilà justement son malheur. Car un grand philosophe ne croit pas que le problème de la sagesse restera posé éternellement sur le plan de la « critique des sciences », et il sait s’occuper quand il le faut, d’économie politique. Exemple : Marx précisément.
Mais de plus et surtout, M. Bergson ne s’est-il pas moqué de ces philosophes qui raisonnent, non pas sur l’homme, mais sur l’idée qu’ils s’en font et ne nous a-t-il pas promis de partir de connaissances empiriques ? Oui, mais comme il raisonne sur l’homme en général, il entend par « connaissances empiriques » celles qui concernent chacun des fragments dans lequel l’abstraction décompose l’homme. Et voilà pourquoi M. Bergson s’occupe de psychologie et de biologie, mais non pas d’« Economie politique ». Marx aurait pu le mettre en garde contre le ridicule des théories de la liberté, en lui apprenant ce que les hommes sont effectivement. Mais M. Bergson est porté par l’autre courant : voilà pourquoi il a instinctivement préféré Stuart Mill et Spencer à Marx.
Cela ne veut pas dire non plus qu’en s’adressant à la psychologie, Bergson devait nécessairement tomber dans l’abstraction. Seulement, il aurait fallu dire l’essentiel au moins en psychologie, attaquer, non pas la forme, mais le mythe fondamental ; arrêter et détruire le courant qui le portait, au lieu de s’en détacher « à la manière d’un fruit mûr », en en condensant toute l’abstraction.
V
Nous pouvons nous attendre maintenant à retrouver dans la théorie bergsonienne de la vie la même abstraction. Ce qui intéresse Bergson, c’est la vie en général. Qu’est-ce que la vie ? Voilà le problème qu’il se pose. Et s’il pose même le problème de la vie humaine, ce n’est que pour répondre aux deux questions de l’origine et de la destinée. Il croit qu’ayant appliqué à la vie le schéma de la durée et nous ayant montré que l’homme pouvait bien survivre, il a fait tout ce qui était à faire. Il n’a pas vu qu’au point de vue des sciences sa tentative était inutile, et qu’au point de vue humain elle était abstraite.
Car quel intérêt les paraphrases bergsoniennes peuvent-elles présenter pour la biologie ? Comme Bergson n’est pas biologiste, comme il vient à la biologie du dehors, quelle que puisse être la précision de sa documentation aujourd’hui 12, il ne peut rien savoir de ce que la biologie fera ou ne fera pas demain.
Les idées de Bergson sur la vie ne peuvent être vraies que si la biologie les adopte, mais cela ne regarde pas la philosophie, car la philosophie n’est pas la discipline qui lutte pour l’idée de forme et de fin. Et si ces idées n’intéressent pas la biologie, que l’on ne dise pas qu’il y a là des vues philosophiques, mais des « vues » simplement, car vraies ou fausses, elles n’intéressent pas la philosophie.
Si la vie, au sens biologique du mot, peut présenter un intérêt non seulement pour le philosophe « spécialiste des généralités », mais au point de vue purement humain, ce n’est que grâce à l’abstraction. Car, conformément à elle, la vie unique de l’homme est en fait deux vies : vie intérieure et vie biologique et la vie-concrète de l’homme, sa vie simple et unique, disparaît de nouveau dans ces cérémonieux tours de passe-passe. Tout au plus parlera-t-on de la « vie sociale », mais de la vie sociale en général, pour appliquer à la société des schémas empruntés à l’une ou à l’autre de ces deux « vies », − et pour en dire des généralités abstraites.
Car, en vérité, quand je dis que la vie est dure aux uns et facile aux autres, est-ce que je veux dire surtout que les uns digèrent bien et que les autres digèrent mal ? Je veux parler des obstacles que rencontre la vie proprement humaine des uns et que ne rencontre pas celle des autres. Si je fais même allusion à des maladies organiques, je me place au point de vue de leur signification proprement humaine.
Mais lier le problème biologique de la vie à la philosophie n’est possible qu’en faisant précisément abstraction du point de vue proprement humain et qu’en oubliant que ce point de vue est irréductible à celui de la psychologie abstraite ou de la biologie.
Certes, cette vie « proprement humaine » s’insère entre deux faits biologiques : la naissance et la mort. Seulement ces deux problèmes ne peuvent apparaître comme intéressants que si l’on décompose la vie concrète de l’homme dans ses deux fragments abstraits ; l’âme d’une part et le corps d’autre part, mais on a quitté alors le point de vue humain.
Car à ce point de vue il n’y a pas moi d’une part et mon corps d’autre part. Il y a moi tout court. Et vous avez beau faire miroiter devant mes yeux une origine lointaine ou les perspectives d’une survivance possible : ce n’est pas moi tel que je suis ici concrètement, que ces avatars et cette survivance concernent, c’est quelque chose que vous appelez âme et esprit et que je sais être un extrait seulement de l’homme concret. Et la survivance que vous pouvez démontrer ne m’intéresse absolument pas, alors même que ce serait celle de ma personne, car si je veux survivre, c’est dans mon corps que je le voudrais, et dans mon corps jeune. Les esprits vivent-ils ? Mais c’est mon enfant qu’il me faut tel qu’il est devant moi, que voulez-vous que je fasse de son âme ou de son fantôme ?
Alors même que l’âme de mon enfant survivrait, alors même qu’elle serait individuelle, elle ne m’intéresserait plus, ce ne serait plus mon fils. Et qu’une embolie vienne me terrasser ici, à mon bureau, avant d’avoir achevé cette étude, que m’importe alors la survivance de ma « personne », puisque cette étude restera à jamais inachevée ?
L’homme n’est pas une ombre, mais il est précisément homme, c’est la vie actuelle qui est sa vie et celle-ci est une, de même qu’elle est unique. C’est au point de vue de cette vie que la mort est à jamais irréparable. Réfléchir sur les origines et la destinée de l’homme est une occupation abstraite, puisqu’elle implique l’élimination du point de vue proprement humain ; on continue dans l’en deçà et dans l’au-delà ce qui n’a de sens qu’ici et maintenant.
Mais justement ce point de vue proprement humain n’intéresse pas M. Bergson : c’est la vie en général qui l’intéresse. Certes, comme toujours, il va parer sa doctrine d’une apparence concrète. Après avoir dit que
« le langage du transformisme s’impose maintenant à toute philosophie, comme son affirmation dogmatique s’impose à la science 13. »
Il ajoute :
« Mais alors il ne faudra plus parler de la vie en général comme d’une abstraction ou comme d’une simple rubrique sous laquelle on inscrit tous les êtres vivants. »
Mais on voit bien tout de suite que cela signifie seulement, conformément à l’attitude constante de Bergson, qu’il ne faut pas parler de la vie en général en langage statique, mais en langage dynamique.
A un certain moment, un certain point de l’espace, un courant bien visible a pris naissance : ce courant de vie, traversant les corps qu’il a organisés tour à tour, passant de génération en génération, s’est dirigé entre les espèces et éparpillé entre les individus, sans rien perdre de sa force, s’intensifiant plutôt à mesure qu’il avançait 7.
Et Bergson dit lui-même :
« L’essentiel est la continuité de progrès qui se poursuit indéfiniment, progrès invisible sur lequel chaque organisme chevauche pendant le court intervalle de temps qu’il lui est donné de vivre 14. »
Alors, si c’est là l’essentiel, c’est sur la vie en général qu’on réfléchira, puisque ce n’est pas sur la vie proprement humaine. Et qu’importé ensuite qu’on n’en fasse pas, une fois en face de la vie en général, un concept, interprété en extension, niais qu’on la pose dans la durée ; qu’on ne dise pas que la vie est une « simple rubrique sous laquelle on inscrit les êtres vivants » mais un progrès « sur lequel chaque organisme chevauche ». Car il ne s’agit dorénavant que de la vie en général.
En se transportant sur le plan de la vie en général, on dérobe à l’homme l’émotion que seul il a le droit de susciter : c’est même en cela que consiste ici l’abstraction. Et plus on insistera sur le dynamisme de la vie pour montrer combien il est émouvant, plus on sera dans l’abstraction, car plus on fera participer les choses d’une émotion qui n’est due qu’à l’homme.
Que l’on ne dise pas : le fait d’être ému devant le dynamisme de la vie n’empêche pas de l’être devant l’homme. L’argument est abstrait. Car, en fait, on considérera la vie en général et on oublie de considérer la vie humaine concrète. Car c’est précisément l’émotion que l’on devrait avoir pour l’homme qu’on a projeté sur les choses. Et si l’on revient ensuite à l’homme, l’homme ne sera émouvant que dans la mesure où l’on y retrouvera le dynamisme de la vie. Alors au milieu de l’hypocrisie la plus manifeste en face de l’homme, on pourra toujours faire figure de saint en frémissant devant le dynamisme.
Il est donc clair que sur la vie non plus, Bergson n’a pas dit l’essentiel. Comme les philosophes abstraits, il ne s’est occupé que de la vie en général, il a montré que « partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s’inscrit » 15 ; il a pensé la vie dans la durée. Mais c’est là une tentative comme il y en a eu beaucoup d’autres, et comme il y en aura encore. Bergson a préféré le schéma de la durée, Keyserling emploie le schéma de la spirale. Or, de deux choses l’une : ou bien on veut être concret, mais qu’on parle alors de la vie humaine telle qu’elle est, ou bien il faut renoncer à la parade avec le concret et avouer qu’on veut servir les biologistes.
En un mot, il faut dire de l’attitude de Bergson en face de la vie, ce que nous avons déjà dit de son attitude en face de la psychologie : nous ne sommes pas en présence d’une attitude vraiment concrète, mais de l’attitude concrète telle qu’on peut se l’imaginer quand on est dans l’abstraction ; l’émotion bergsonienne devant la vie n’est pas l’émotion vraie, mais l’émotion telle qu’un philosophe abstrait peut l’éprouver. Et tout ce que nous pouvons dire devant la théorie bergsonienne de la vie se résume en ceci : venez voir, c’est ainsi qu’un philosophe abstrait s’émeut de la vie.
Et, cependant, là encore l’essentiel était à dire, et au moment où Bergson s’est mis à philosopher, tout était déjà prêt pour qu’il fût dit.
Seulement, cet essentiel n’est ni dans les nuances ni dans la finesse, ni même dans le « vécu » bergsonien : il est dans une vérité simple où il n’y a nulle trace de ces sinuosités qui ravissent M. Bergson : la philosophie sera humaine ou elle devra disparaître. La disparition elle-même de la philosophie inhumaine n’est pas un « souhait » ; c’est un fait. Les philosophies inhumaines renferment toutes un vice radical, elles ne peuvent vivre que grâce à des artifices, et soutenues uniquement par ceux qui sont inséparables de l’abstraction. Elles corrompent tout ce à quoi elles touchent, même sur le plan simplement technique et d’autant plus qu’elles jouent davantage avec le concret et la vie. Car, en vérité, il n’est pas difficile de jouer avec le concret. Le rêve du concret est déjà ancien. Il n’est pas difficile non plus de dire que la philosophie s’occupera de l’homme. Mais ce qui est difficile et ce qu’on ne sait pas faire, c’est de s’en occuper réellement.
Les métaphysiciens croient s’inspirer de l’exemple des grands philosophes. Ils oublient cependant que leur cas n’est pas le même. Les grands philosophes, dans l’abstraction au sujet de l’homme, ont réalisé concrètement la seule entreprise qui leur restait alors : ils ont constitué la science de la chose, c’est-à-dire la science tout court. Mais lorsque le métaphysicien pose la métaphysique pour elle-même, comme une doctrine de l’absolu, quand il ne réforme plus la science, mais quand il veut la compléter, l’achever en la paraphrasant, bref, quand il ne cherche plus que le « réel », quand par-dessus le marché il ne cherche dans l’homme aussi que ce réel abstrait, alors le rôle qu’il joue en fait est déjà tout autre que philosophique.
Mais les philosophes abstraits ne veulent pas et ne peuvent pas comprendre cela. Ils chercheront toujours à revenir à la chose, parce que l’abstraction les rend impuissants en face de l’homme. Et l’illusion transcendantale n’est, en fait, rien d’autre que l’instinct vital de l’abstraction. Voilà pourquoi elle n’a aucune prise sur ceux qui ont compris le concret, voilà pourquoi elle entraînera toujours ceux qui sont restés dans l’abstraction. Le fait que Bergson a voulu et a pu tirer de sa psychologie une doctrine du « réel » est plus significatif qu’on croit. Loin d’en être fiers, Bergson et les bergsoniens devraient s’en affliger : c’est là l’aveu irrécusable de l’abstraction.
Quant à la « métaphysique de l’esprit », elle ne peut être qu’une imitation de la métaphysique de la chose. Elle n’est possible que parce qu’on pose l’esprit par la même démarche que la chose. Sinon, on fait œuvre positive : logique ou psychologie concrète, niais pas de métaphysique. Et dans le meilleur cas la métaphysique de l’esprit ne sera qu’une traduction dans le langage du formalisme de ce qu’on pense de l’homme. Mais alors pourquoi ce déguisement ? Si l’on a saisi le concret, qu’on ne le déforme pas. Et si l’on est abstrait, on n’arrivera plus jamais, dût-on employer tous les artifices du monde, à produire l’illusion du concret.
C’est dire aussi qu’on n’aura jamais cette morale bergsonienne qu’on attend depuis si longtemps ! Car si la métaphysique n’est plus déjà qu’un aveu de l’abstraction, ce caractère pourra passer inaperçu pour son auteur. Mais l’abstraction remontera nécessairement à la surface dans le cas de la morale, au point qu’elle deviendra manifeste pour l’auteur lui-même.
Et si Bergson n’a pas encore donné sa morale, ce n’est pas pour éviter d’achever le « système », mais parce qu’il a dû sentir qu’il ne pourrait que paraphraser la morale la plus traditionnelle : occupation qui a dû le décevoir lui-même. Il s’est refusé alors à laisser finir sur un accord aussi banal son mélodrame du concret. Ce n’est pas que cette morale soit impossible.
Car de même que Bergson s’est demandé comment il fallait déguiser la psychologie abstraite pour qu’elle parût concrète, de même faire une morale ne signifie pour lui que trouver une illumination « concrète » pour la morale traditionnelle. C’est difficile, mais c’est faisable, surtout quand on possède, comme M. Bergson, l’art de l’arabesque. Mais on verra alors combien il sera facile de montrer l’abstraction.
Quand on n’est pas abstrait, quand on consent à se placer en face du problème de la vie humaine, la vie en général, dût-elle être une merveille de dynamisme, cesse d’être émouvante. On est alors sur le plan de la vie concrète de l’homme, et « vie » ne signifie plus que vie humaine et vie humaine ne signifie plus que la vie concrète de l’homme.
La durée elle-même est indifférente à son contenu réel. On a beau proclamer que chacun des moments de la vie est unique parce que la vie dure, mais comme la théorie de la durée est formelle, on ne pourra que recommander l’approfondissement en général, et comme dans la théorie de la liberté, cet approfondissement pourra être l’approfondissement de n’importe quoi. Autrement dit, en déduisant de la durée l’unicité de la vie, vous donnerez à la vie humaine l’unicité d’une chose qui dure, une unicité qui ne lui vient pas d’elle-même, mais de la durée, une unicité qu’elle partage avec tout ce qui dure, donc une unicité en général. Le point de vue proprement humain disparaîtra de nouveau.
Voilà pourquoi parler de la durée, montrer la manière dont la vie de l’homme « dure » − dire en somme ce que la durée permet d’en dire, est une chose infiniment lointaine qui ne pourra être prise en considération qu’une fois l’essentiel épuisé − mais à ce moment-là, on l’aura déjà oublié. Tel est, en effet, le paradoxe continuel de l’abstraction. Elle fait fond, comme en psychologie ou dans la théorie de la liberté, sur la question la moins urgente, sur celle qui ne pourra être considérée que lorsqu’on aura répondu à la question essentielle. Mais l’attitude qui est requise pour répondre à cette dernière nous entraîne loin, elle nous transforme et, au moment où on pourra reprendre la première, elle sera déjà oubliée.
Voilà pourquoi dire par exemple que la vie est unique à cause de la durée ou dire que la vie est unique à cause de la mort n’impliquent pas le même programme. Dans le premier cas, on respectera tout indifféremment à cause de la durée et l’émotion devant l’unique s’éparpillera sur l’unicité des moments, quels qu’ils soient, de la durée.
Plus on s’enfoncera dans la durée plus on s’éloignera de l’homme. Mais quand il s’agit de l’unicité de la vie elle-même, quand il ne s’agit plus de la doser délicatement et de la laisser couler dans la durée comme une liqueur épaisse, une seule chose frappe alors et ne laisse plus nulle place à d’autres constatations : rien dans l’ordre où vit actuellement l’homme n’est adapté à l’unicité de sa vie. Il est plongé dans un ordre social dont l’existence est liée au fait que la majeure partie de l’humanité est traitée abstraction faite de la vie unique de chacun de ses membres, ces derniers sont ainsi confondus tous ensemble en une masse qui n’est plus humaine et qu’on manœuvre comme la matière; un ordre qui implique à chaque instant le bouleversement irréparable et la destruction des vies uniques, et cela n’émeut pas plus que la fonte de la neige ; un ordre social où un homme se défend de la responsabilité de la mort de centaines de milliers d’hommes comme on se défend d’avoir brisé un carreau. Et à côté de cet ordre, et le reflétant fidèlement, une pensée qui ignore ou qui soutient l’abstraction.
Mais ce qui importe surtout ce ne sont même pas ces constatations, c’est le fait qu’elles sont inséparables de l’action. Car une fois qu’on épouse vraiment le point de vue humain, ce ne sont pas les choses à dire qui frappent, mais les choses à faire. On sort précisément de la magie de l’abstraction qui croit qu’il suffit de dire. On aperçoit alors que les problèmes qui concernent l’homme ne sont pas posés en termes d’idées mais en termes d’institutions ; que la solution n’est pas sur le plan des idées, mais sur le plan des événements.
Et voici alors l’âme même de l’abstraction : faire des questions de fait, des questions de principe, résoudre par des idées ce qui doit être résolu par des actes, et poser dès le début l’équivalence entre l’idée et l’acte : donner la solution de principe pour une solution de fait. Ce qui aboutit alors à la conservation de l’état présent ; et les problèmes humains contournant la vie concrète de l’homme dont les cadres actuels sont posés comme inviolables, sont absorbés par la vie intérieure ou confondus avec les problèmes que pose la nature.
C’est parce qu’il confond lui-même les solutions de principe avec les solutions de faits, sans jamais adopter le simple point de vue humain, que Bergson est dans l’abstraction. Et il y est parce qu’il pose en fait, lui aussi, l’éternité de l’actuel cadre social, comme il pose l’éternité de la psychologie abstraite et de la métaphysique traditionnelle, parce qu’il pense comme si la révolution n’existait pas et comme si elle ne devait jamais exister. Voilà pourquoi il distribue les problèmes qui concernent l’homme entre la psychologie et la biologie, sans jamais s’arrêter à l’homme lui-même.