[Article publié pour la première fois dans la revue Crise n°28]
Les Français – et, dans une moindre mesure, les Belges − sont profondément marqués par la culture catholique, même s’ils n’ont aucun rapport avec la religion. Pour cette raison, ils adorent s’intéresser au Moyen-Orient, ou bien au contraire considèrent que c’est un monde de fou. Dans ce dernier cas, on trouve une phrase emblématique de Charles de Gaulle : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». C’est un regard a posteriori, raconté dans le premier tome de ses Mémoires de guerre. Et il y a l’idée que là-bas, il n’y a rien à faire, c’est ingérable.
Ceux qui par contre sont fascinés par cette partie du monde s’imaginent la comprendre avec subtilité. C’est en réalité de la stupidité. Lors du début de la « révolution syrienne », par exemple, certains se sont précipités à son soutien, depuis la mouvance post-trotskiste post-anarchiste (Nouveau Parti Anticapitaliste, Lundi matin, Gauche anticapitaliste en Belgique…). Pas de chance, il s’agissait de forces islamistes sponsorisés par la superpuissance impérialiste américaine et des pays musulmans sunnites de la région.
Il y a au même moment la grande révolte kurde, avec l’instauration d’une zone autonome, le Rojava. C’est devenu un objet de culte dans la mouvance anarchiste. Certains sont même partis rejoindre les rangs de l’armée kurde là-bas. Ils passent sous silence par contre qu’il y a eu un appui américain alors et ce jusqu’à aujourd’hui.
Leurs équivalents mais inversés se retrouvent également, avec les « marxistes-léninistes », la gauche du PCF, les « anti-impérialistes », le PTB, etc. Ces gens sont fascinés par le nationalisme arabe, surtout lorsque celui-ci se dit « républicain », « anti-impérialiste », « populaire ». La Syrie jouerait un rôle progressiste, le Front Populaire de Libération de la Palestine serait très bien, le Djihad Islamique aurait une dimension social-révolutionnaire, le Hezbollah serait sincèrement anti-impérialiste, le Hamas serait le représentant de la bourgeoisie palestinienne, etc.
On parle en réalité de forces féodales alignées sur l’Iran, la Russie, la Chine. Et le pire, c’est qu’elles ne s’en cachent pas du tout. Mais tout cela est « oublié ».
Car l’Orient qui rend fou amène Français et Belges, quand ils cèdent à la tentation, à se précipiter dans un aveuglement forcené. Les raisons sont nombreuses : chauvinisme occidental par rapport à la terre du Christ, antisémitisme larvé, imaginaire « révolutionnaire » fantasmant sur les révoltes, etc.
Il ne s’agit pas ici de perdre son temps là-dessus, car ce n’est pas le sujet, et de toutes façons ces gens sont incorrigibles, d’un irrationnel digne des « gilets jaunes ». Mais l’avertissement est nécessaire. Cet article est publié dans un cadre sérieux et il faut bien se séparer de ces gens prétentieux, irréfléchis et déconnectés de la réalité.
Abordons maintenant chronologiquement les événements, avec le Hamas à Gaza tout d’abord, le Hezbollah au Liban ensuite, puis finalement l’effondrement de l’État syrien.
Criminel et suicidaire, difficile de qualifier autrement le choix du Hamas de mener le 7 octobre 2023 l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » (Al-Aqsa désignant une partie de l’esplanade des Mosquées à Jérusalem).
Criminel, car l’action menée par 3 000 assaillants a sciemment visé des civils, dans des villes ou des kibboutz, ou encore au festival de musique techno Nova. Un véritable massacre a causé la mort de 800 civils, 360 policiers et soldats, et la prise en otage de 252 personnes.
Suicidaire, car c’était du pain béni pour un Etat israélien voyant une occasion de détruire Gaza. Démantelant en pratique les structures du Hamas, notamment ses tunnels, l’armée israélienne a rivalisé en brutalité envers les personnes arrêtées, avec notamment la torture et les viols, et en opérations de bombardements.
Il y a à Gaza au minimum, une année après le 7 octobre 2023, 42 000 personnes (civiles ou combattantes) tuées, dont une large majorité de femmes et d’enfants. Il faut considérer que le chiffre réel est bien plus important.
Plus de 165 000 bâtiments ont été détruits ou endommagés de manière marquante, soit les deux-tiers.
On est dans un contexte d’affrontement ouvert. Le mouvement de population est d’ailleurs énorme : le 1,9 million de Palestiniens à Gaza a dû fuir, tout comme des centaines de milliers d’Israéliens.
C’est un désastre total. Mais le fanatisme des islamistes est tel que c’est présenté comme une grande victoire. Et comme il a été déjà mentionné dans le précédent numéro de Crise, cette orientation a été assumée non seulement par les autres factions islamistes de Gaza, mais également les composantes de l’OLP relevant du « front du refus », tels le Front démocratique pour la libération de la Palestine et le Front populaire de libération de la Palestine.
Voici justement le communiqué de cette dernière organisation, souvent présentée comme « de gauche » en France et en Belgique. On a un exemple de triomphalisme totalement délirant, incompréhensible. Mais on a aussi, et c’est très important, l’éloge de « l’Axe de la résistance ». Cet axe comprend justement notamment le Hezbollah libanais et la Syrie.
« La bataille du Déluge d’Al-Aqsa marque un tournant stratégique dans notre lutte, et la résistance ne sera pas brisée.
À l’occasion du premier anniversaire de la traversée épique du 7 octobre (la bataille du Déluge d’Al-Aqsa), nous rappelons avec fierté et respect cet événement exceptionnel dans l’histoire de la lutte du peuple palestinien.
Ce moment a incarné la volonté inébranlable de la résistance face à l’occupation brutale. Cette bataille a représenté un changement stratégique dans le conflit, révélant la faiblesse de l’ennemi, sa fragilité et les fissures dans son système de sécurité militaire, aggravant encore ses crises internes.
En ce jour glorieux de l’année dernière, des centaines de combattants de la résistance ont infligé une défaite cuisante à la division [israélienne] de Gaza, parvenant à contrôler en quelques heures de vastes parties de nos terres occupées et revenant avec des centaines de soldats et d’officiers capturés.
Au cours de l’année écoulée d’agression sioniste systématique, la résistance a exécuté des opérations de haut niveau qui ont paralysé les capacités militaires de l’ennemi et désorienté ses dirigeants, qui pensaient à tort qu’ils pourraient éradiquer la résistance en l’espace de quelques semaines.
Au cours des manœuvres terrestres, l’occupation a subi de lourdes pertes en vies humaines et en matériel, malgré qu’elle ait utilisé la tactique de la terre brûlée. La résistance a continué à bombarder les villes et les colonies « israéliennes » avec des roquettes, frappant profondément le territoire sioniste.
L’unité de terrain entre les factions de l’Axe de la Résistance, de Palestine, du Liban, du Yémen et d’Irak, est devenue évidente, avec la participation active de la République islamique d’Iran, ce qui a contribué à épuiser l’ennemi et à développer l’équation de la dissuasion en utilisant des missiles et des drones pour frapper au plus profond du territoire sioniste. Cela a renforcé la présence de la résistance sur la scène régionale.
Sur le plan politique et international, l’entité sioniste s’est retrouvée dans un isolement sans précédent, les protestations mondiales contre ses crimes brutaux s’intensifiant. La Cour internationale de justice a rendu des arrêts condamnant les crimes de l’occupation, malgré les contraintes imposées par les pressions américaines.
La pression internationale sur l’entité s’est accrue dans les forums mondiaux, et la voix palestinienne s’est élevée contre les mensonges sionistes, entraînant des protestations mondiales sans précédent, notamment dans les universités du monde entier.
Notre peuple et notre résistance ont consenti d’énormes sacrifices au cours de l’année écoulée, avec des centaines de milliers de martyrs, de blessés, de disparus et de prisonniers. Le conflit s’est étendu de la bande de Gaza à la Cisjordanie, puis au Liban.
Dans cette bataille, de grands dirigeants sont montés en martyrs, au premier rang desquels le chef des martyrs, le Sayyed des martyrs, Hassan Nasrallah ; le chef symbolique, Ismail Haniyeh ; le chef Saleh Al-Arouri ; et une longue liste de dirigeants et de cadres du FPLP, avec à leur tête le camarade Nidal Abdul Aal, membre du bureau politique et chef du département de la sécurité et de l’armée.
Gaza et la Cisjordanie ont été le théâtre de destructions massives d’infrastructures dues à des bombardements sionistes barbares et sans précédent, plus graves que lors de n’importe quel conflit ou guerre antérieur. L’occupation a commis des crimes sans précédent contre les civils, en bombardant des hôpitaux, des écoles et des installations vitales, en empêchant l’aide humanitaire et en ciblant des journalistes dans sa poursuite du génocide et du déplacement.
Malgré les tentatives de l’ennemi de déplacer notre peuple à Gaza et en Cisjordanie, la fermeté du peuple et de la résistance a fait échouer ces plans, et l’ennemi n’a pas réussi à atteindre ses objectifs d’écraser la résistance ou de récupérer les otages.
La résistance a réussi à compenser ses pertes de leadership, à reprendre le contrôle de la bataille et à prouver que la Cisjordanie est un acteur clé dans la lutte contre la résistance armée montante.
À cette occasion, le Bureau politique du Front populaire de libération de la Palestine réaffirme ce qui suit :
1. La bataille du Déluge d’Al-Aqsa a marqué un tournant stratégique dans l’histoire de la résistance palestinienne, et ses enseignements continueront d’être étudiés dans les académies militaires, tant au niveau de la planification que de l’exécution.
2. L’ennemi n’a pas atteint les objectifs qu’il s’était fixés, notamment l’éradication de la résistance et la récupération des otages, et continue d’essuyer des défaites à Gaza, en Cisjordanie et au Liban.
3. La résistance a démontré sa capacité à durer, à compenser les pertes de leadership et à renforcer ses capacités défensives et offensives.
4. La résistance reste attachée à ses exigences fondamentales : le retrait total de Gaza, la fin de l’agression, le retour des personnes déplacées, la reconstruction et la levée complète du siège.
5. Il est urgent de restaurer l’unité nationale palestinienne et d’élaborer une stratégie de résistance globale pour faire face aux défis considérables posés par l’occupation.
6. La montée de la résistance armée en Cisjordanie est un choix stratégique pour les factions de la résistance et un élément crucial du conflit.
7. Les masses arabes sont appelées à prendre l’initiative de s’opposer aux politiques des régimes réactionnaires, d’arrêter la normalisation et de descendre dans la rue pour soutenir la Palestine et la résistance.
8. L’escalade des mouvements de masse mondiaux doit se poursuivre avec plus de force pour dénoncer les crimes de l’occupation et condamner le soutien occidental et américain à l’agression « israélienne ».
En conclusion, au nom des factions et de l’Axe de la Résistance, nous réaffirmons notre engagement envers notre peuple, notre nation et les peuples libres du monde que la flamme de la résistance restera allumée et ne s’éteindra pas jusqu’à ce que l’agression soit vaincue et la Palestine libérée, la victoire étant inévitable tant que la volonté de notre peuple restera inébranlable et sa détermination inflexible.
Gloire aux martyrs, liberté pour les prisonniers, et avec certitude la victoire arrive.
Front populaire de libération de la Palestine, Bureau politique, 7 octobre 2024 »
La coupure entre Gaza et la Cisjordanie a provoqué une grande inquiétude dans le camp palestinien, qui voyait bien que la séparation entre le Hamas d’un côté, l’OLP de l’autre ne pouvait rien amener de bon. Les deux camps paraissaient inconciliables : l’OLP consistait désormais, avec le mouvement Fatah à sa tête en son sein, en une structure bureaucratique clairement vendue aux pays occidentaux. Quant au Hamas, il reposait sur des féodaux alimentés par le Qatar et la Turquie.
C’est l’arrière-plan d’un double appel de plusieurs prisonniers dès mai et juin 2006, demandant à une unité générale de toutes les organisations palestiniennes, avec la reconnaissance de l’Autorité palestinienne comme base de l’État palestinien à instaurer (ce qui satisfait l’OLP), mais également l’acceptation de la résistance armée (ce qui satisfait le Hamas).
Les signataires provenaient eux-même des principales organisations palestiniennes : Marwan Barghouti pour le Fatah, Abdel Khaleq al-Natsh pour le Hamas, Bassam al-Saadi pour le Jihad islamique, Abdel Raheem Malluh pour le Front populaire de libération de la Palestine, Mustafa Badarneh pour le Front démocratique de libération de la Palestine.
Plusieurs tentatives suivirent pour ouvrir un dialogue entre l’OLP et le Hamas, notamment au Caire (mai 2011 et octobre 2017) et à Alger (octobre 2022), qui aboutirent à des accords purement techniques, sans rien de politique. C’est alors la Chine qui est intervenue et qui amène à une déclaration commune en juillet 2024.
Cet épisode a été passé totalement inaperçu, il est pourtant on s’en doute absolument essentiel pour comprendre la suite.
La déclaration commune a été signée à Pékin, en présence des représentants de l’Égypte, de l’Algérie, de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Jordanie, de la Syrie, du Liban, de la Russie et de la Turquie.
Les signataires sont :
– les membres de l’OLP tant pour ceux en faveur d’un « accord de paix » que ceux membres du « front du refus » : Fatah, As-Saiqa, Parti du peuple palestinien, Union démocratique palestinienne, Front arabe palestinien, Front de libération de la Palestine, Front de lutte populaire palestinien, Front démocratique pour la libération de la Palestine, Front populaire de libération de la Palestine ;
– l’Initiative nationale palestinienne (liée à l’Internationale socialiste), le Front populaire de libération de la Palestine – commandement général (lié à la Syrie) ;
– les islamistes : Hamas, Mouvement du Jihad islamique.
La Chine résume de la manière suivante le contenu de la déclaration :
« La première étape consiste à promouvoir un cessez-le-feu global, durable et viable dans la bande de Gaza dès que possible, et à garantir l’accès de l’aide humanitaire et des secours. La communauté internationale devrait s’unir davantage sur la question du cessez-le-feu.
La deuxième étape consiste à défendre le principe selon lequel « les Palestiniens gouvernent la Palestine » et à travailler ensemble pour promouvoir la gouvernance d’après-guerre à Gaza. Gaza est une partie inséparable et importante de la Palestine, et la reconstruction d’après-guerre dès que possible est devenue une question urgente pour la prochaine étape. La communauté internationale devrait aider les factions palestiniennes à former un gouvernement intérimaire avec un consensus national pour gérer efficacement Gaza et la Cisjordanie.
La troisième étape consiste à encourager la Palestine à devenir un membre à part entière des Nations Unies et à commencer à mettre en œuvre la « solution à deux États ». Il faut soutenir la tenue d’une conférence de paix internationale plus large, faisant davantage autorité et plus efficace, ainsi qu’établir un calendrier et une feuille de route à cet effet.
Le cessez-le-feu et l’aide humanitaire sont des priorités absolues, « les Palestiniens gouvernent la Palestine » est le principe de base de la reconstruction d’après-guerre à Gaza, et « la solution à deux États » est la voie fondamentale à suivre pour l’avenir.
La communauté internationale devrait soutenir les parties concernées dans la mise en œuvre de l’approche en trois étapes avec une attitude sérieuse. »
Ce qu’on appelle l’axe de la résistance est le prolongement du « front du refus ». Ce dernier est composé des pays et factions refusant de s’aligner sur la superpuissance impérialiste américaine lorsque celle-ci a obtenu le statut de superpuissance unique après 1989.
« Axe de la résistance » est une réponse à l’expression « axe du mal » employée par le président américain George W. Bush pour parler de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord. Plus concrètement, il s’agit dans les faits d’une alliance entre l’Iran islamiste (sur une base chiite) et la Syrie laïque-nationaliste (dominée par une minorité musulmane chiite).
Cette dernière décennie, une force a particulièrement profité de cette alliance : le Hezbollah (ḥizbu-llāh, « Parti d’Allah »), un mouvement musulman chiite puissamment armé. Formé au début des années 1980, le Hezbollah est à la fois un parti politique très influent au Liban et une faction militaire d’une grande envergure.
C’est néanmoins vrai avant que l’État israélien ne l’anéantisse. Le Hezbollah disposait de 20 000 soldats, et de 30 000 réservistes, et était très structurée. Il a néanmoins envoyé 5 000 hommes en permanence en Syrie, pour soutenir le régime dans le cadre de la guerre civile. Ce faisant, il est devenu très poreux aux infiltrations.
S’il possédait ainsi de nombreux tunnels, 40 000 roquettes, il s’est fait briser de manière ciblée. Les bipeurs de milliers de responsables ont ainsi explosé le 16 septembre 2024, provoquant de nombreux morts et un nombre très considérable de gravement blessés, de mutilés. Le lendemain, ce sont les talkies-walkies des responsables qui explosent, provoquant la mort de plus de 25 personnes et encore des centaines de blessés.
Une série de bombardements israéliens s’ensuit, sur 1300 cibles provoquant la mort de 2500 personnes, en blessant plus de 7500, amenant 1,4 million de personnes à s’enfuir. Le dirigeant du Hezbollah depuis 1982, Hassan Nasrallah, est lui-même tué dans la destruction du siège du mouvement à Beyrouth le 27 septembre 2024.
Le prestige du Hezbollah était immense, notamment depuis l’été 2006 où il avait relativement tenu face à l’armée israélienne dans un affrontement de 33 jours. Tout cela s’est effondré comme un château de cartes, tout comme l’État syrien.
Le régime syrien, dirigé par Bachar el-Assad, s’est effondré comme un château de cartes, en douze jours. La raison de cela est la suivante.
Les forces occidentales ont soutenu l’opposition au régime, qui a réussi à mener un soulèvement en 2011. Cette opposition mêlait différents courants, allant de mouvements patriotiques aux islamistes, en passant par des Kurdes indépendantistes.
Il y avait une dimension indéniablement populaire, le régime « ba’thiste » étant insupportable, néanmoins l’hégémonie idéologique était clairement à la fois islamiste et lié aux pays occidentaux.
Le régime a tenu bon pour deux raisons : les islamistes ont fait peur à une partie du pays, les Kurdes ont été prêts à négocier avec le régime, l’Iran a apporté son aide militaire sur le terrain, la Russie a agi de manière décisive à coups de bombardements meurtriers.
Un autre aspect, fondamental, a été l’extrême brutalité de la répression orchestrée par le régime. Le terrible symbole de cela est la prison de Saidnaya, un véritable centre de torture et de meurtre, à une trentaine de kilomètres de la capitale Damas. Des dizaines de milliers de gens y ont été victimes des pires cruautés et de mises à mort barbare.
La guerre civile syrienne a ainsi été terrible, avec 600 000 morts, et également 5 millions de personnes fuyant littéralement les deux camps, pour une population d’autour de 19 millions de personnes initialement.
Le régime, pour tenir, à encore plus serrer la vis, et est même passé à la production massive d’un amphétamine puissant, le Captagon, revendu ensuite aux mafias qui le distribuaient dans toute cette partie du monde.
Voyant la faillite venir, Bachar el-Assad, a tenté le tout pour le tout, en 2023. Il a littéralement proposé une ouverture à l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, et des négociations ont commencé.
Les avancées ont été rapides, puisque la même année la Syrie reprend sa place perdue en 2011 dans les rangs de la Ligue Arabe. Et des négociations ont commencé indirectement avec la superpuissance impérialiste américaine pour qu’elle cesse son embargo prononcé en 2011 et depuis toujours renouvelé, notamment avec le Caesar Act de 2019.
Donnons deux exemples parlants. D’abord, quand Hassan Nasrallah a été tué au Liban fin septembre 2024 par les frappes israéliennes, la Syrie n’a rien dit.
Quand Bachar el-Assad prend ensuite la parole le 11 novembre 2024 en Arabie Saoudite à un sommet arabo-islamique, il condamne les actions d’Israël à Gaza et au Liban, mais ne dit strictement rien sur les nombreux bombardements israéliens en Syrie, qui visent principalement des forces du Hezbollah et de l’Iran.
Pareillement, quand l’opération des rebelles syriens basés au Nord a commencé, l’Iran les a simplement qualifié de groupes armés, et non plus de takfiris (c’est-à-dire de musulmans sectaires visant par la violence les musulmans d’autres tendances religieuses).
Autrement dit, la rupture était déjà consommée. La Syrie était travaillée au corps par un dilemme qui a torpillé le régime de l’intérieur : se tourner vers l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, ou bien rester lié à l’Iran et au Hezbollah. Dans une situation de crise, cela a totalement paralysé les différents niveaux institutionnels, et l’armée s’est évaporé devant l’offensive « rebelle ».
Lorsque la révolte de 2011 a échoué, que le régime syrien a réussi à tenir le choc, la fiction d’une « Armée syrienne libre » censée porter la rébellion a rapidement volé en éclats. Le masque est tombé : il ne s’agit que de factions armées, islamistes pour la plupart, nationalistes plus rarement.
Elles ont été structurées de manière artificielle par différentes grandes puissances. Le moment-clef fut la réunion en Turquie à Antalya, où 260 chefs de groupes rebelles syriens mirent en place un « Conseil militaire suprême ».
Les forces parties prenantes du projet furent la superpuissance impérialiste américaine, ses alliés occidentaux notamment français, la Turquie et le Qatar, l’Arabie Saoudite.
C’est dans ce cadre que naît Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant) en 2017. À ce moment-là, la rébellion est réduite à son enclave du Nord, le régime a repris la main, surtout après l’effondrement de l’État islamique qui avait profité de la situation pour s’installer quelques années.
Hayat Tahrir al-Cham est le fruit d’une réorganisation et réorientation, conséquence d’affrontements entre factions islamistes dans le gouvernorat d’Idleb. Très rapidement, Hayat Tahrir al-Cham devient un pôle majeur, avec plusieurs structures la rejoignant.
Cependant, l’initiative de tout cela, c’est Jabhat al-Nosra (Jabhat an-nuṣrah li-ʾahl aš-šām, Front pour la victoire du Peuple du Cham), le front d’Al-Qaïda dans la région. Et ce front est lui-même issu de cadres de l’État islamique en Syrie, qui ne suivent pas leurs équivalents en Irak.
Hayat Tahrir al-Cham a toutefois toujours eu l’assentiment des forces occidentales, car son djihadisme se veut pragmatique. Comprenant que l’État islamique ne parviendrait pas à la victoire tout seul contre tout le monde, et ne désirant pas rester isolé comme Al-Qaïda, Hayat Tahrir al-Cham suit une ligne d’adaptation.
Il ne condamne pas les drapeaux nationaux, il ne vise pas les minorités, il cherche à éviter le factionnalisme, il évite de promouvoir une seule jurisprudence islamique, il ne vise pas les minorités communautaires.
L’artisan de cette approche, c’est Abou Mohammed al-Joulani, haut cadre d’Al-Qaïda et de l’État islamique. Il est véritablement le grand représentant des djihadistes qui ne sont plus dans une optique transnationale de terrorisme, mais bien dans l’ancrage local et l’hybridisation à marche forcée pour s’implanter.
Naturellement, ce processus n’est pas exempt de coups de main, de coups de force, d’intégration forcée, d’interdictions, d’emprisonnements de concurrents, des enlèvements, des meurtres, d’une approche criminelle en général.
Abou Mohammed al-Joulani fit également passer le message aux Etats-Unis comme quoi jamais son organisation n’interviendrait comme interface terroriste en occident. Néanmoins, le dernier contact qu’a eu Abdoullakh Anzorov, le jeune assassin de l’enseignant Samuel Paty, fut avec un cadre tadjik de Hayat Tahrir al-Cham.
Enfin, un dernier aspect très important est que l’organisation vise à établir Bilad al-Sham, soit la « grande Syrie », comprenant le Liban et la Palestine historique. Cela a son importance, car on parle ici de la formation d’une grande entité, avec une certaine logique tribale-fédérale.
Or, la Turquie préférerait une Syrie passant dans son orbite seulement. C’est pourquoi elle soutient une « Armée nationale syrienne », qu’elle a mis en place par l’intermédiaire d’autres factions islamistes, principalement ʾAhrār ash-Shām (Mouvement islamique des hommes libres du Cham).
Ces factions islamistes ont accepté de se placer dans la perspective de la Turquie, ainsi que du Qatar, c’est-à-dire des Frères musulmans. Il y a ici la même approche, tout à fait pragmatique, mais sans l’ambition de Hayat Tahrir al-Cham.
Fin novembre 2024, cette armée nationale syrienne organisée par la Turquie et Hayat Tahrir al-Cham commencèrent leur offensive. Très rapidement est pris le contrôle de 13 villages et de la principale base militaire de la région.
Deux jours après, cette alliance rentre dans la ville d’Alep, peuplée de deux millions d’habitants. Il n’y eut que quelques accrochages : l’armée s’est littéralement évaporée. Quelques jours plus tard, c’est la ville de Hama, un million d’habitants, à 125 kilomètres, qui tombe de la même manière.
Le lendemain, la rébellion est aux portes de Homs, ville de 600 000 habitants. Le surlendemain, elle est aux portes de la capitale Damas, où une vive agitation se produit.
Parallèlement commence un soulèvement dans le sud du pays, et des accrochages entre l’armée nationale syrienne et les Forces démocratiques syriennes formées par les Kurdes. Ceux-ci perdent l’appui des tribus arabes qui s’étaient alliés à eux.
Hayat Tahrir al-Cham reste soigneusement à l’écart de cela, alors que la superpuissance impérialiste américaine finit par avertir qu’il faut laisser tranquille les forces kurdes. Elle profite également de la situation pour bombarder plus de 70 positions de l’État islamique encore actif dans le pays.
Israël occupe en même temps une petite bande à ses frontières avec la Syrie et procède à toute une série de bombardements contre des dépôts d’armes et des manufactures d’armement. Puis le schéma s’amplifie : Israël annexe le Mont Hermon voisin, plus haut point géographique syrien.
Cela place la capitale Damas, distante d’une quarantaine de kilomètres, à portée de tir de son artillerie. Les sorties aériennes continuent alors, au nombre de plus de 300, pour détruire absolument tout ce qui relève de l’armée syrienne qui s’est décomposée : bâtiments, centres militaires, tanks, camions, etc. Sur le plan militaire, la Syrie en est réduite au niveau du fusil d’assaut ; elle ne représente plus rien.
Parallèlement, la capitale Damas tombe le 8 décembre, alors que Bachar al-Assad s’est enfui à Moscou, alors que cela était le sauve-qui-peut chez les hauts responsables.
Le régime syrien était le dernier à se revendiquer du panarabisme. C’est la fin de toute une époque, et la mort de cette idéologie qui n’a servi que de paravent à des intérêts de type capitaliste bureaucratique pour justifier des régimes tournés vers l’URSS social-impérialiste et non pas la superpuissance impérialiste américaine.
Surtout, cet effondrement montre à quel point les pays du tiers-monde sont empêtrés dans la féodalité, même s’ils ont réussi parfois à se développer de manière « moderne ». Plus que des vestiges, il s’agit de structures sociales qui accompagnent le capitalisme installé par les puissances occidentales, qui s’y installent, qui le déforment.
Lorsqu’on regarde une organisation politique arabe, même de gauche ou à prétention révolutionnaire, on reconnaît invariablement des tribus et des clans, des communautés organisées sur des bases religieuses ou mystiques. Il en va de même en Turquie, à de rares exceptions.
Si on prend le régime syrien de la famille el-Assad, on peut voir que son ossature, c’était la communauté chiite alaouite. Et si on regarde les rebelles, on peut voir que leur ossature, c’est le nord du pays, là où les clans et les tribus continuaient de jouer un rôle hégémonique dans la vie quotidienne.
La Syrie panarabe n’a jamais cherché à supprimer les clans et les tribus, pas plus que l’Irak ou la Libye n’ont tenté de le faire. Le panarabisme a simplement contribué à établir un État central, dirigé par des capitalistes bureaucratiques, en alliance avec la féodalité dans les campagnes.
Sans révolution agraire, les pays du tiers-monde restent prisonniers de ce double étau, et les masses tombent dans le piège de mettre en avant une nouvelle force qui, en réalité, ne fera que prendre la place de l’ancienne bourgeoisie bureaucratique.
Il ne faut pas penser ici que la soumission aux pays impérialistes est l’aspect principal : c’est parce qu’il existe le verrou féodal que cette soumission est possible. C’est la révolution agraire qui porte l’anti-impérialisme, pas l’anti-impérialisme qui porte la révolution agraire.
On l’a vu à Cuba, notamment, mais même en prenant les dirigeants panarabes les plus sincères (pour ce qu’ils ont pu l’être), on a le même cas de figure. Les jeunes officiers chassent l’impérialisme, mais ne touchent pas à la féodalité, et le pays redevient capitaliste bureaucratique.
Si on prend la question palestinienne, on peut pareillement voir que c’est essentiel.
Prenons Gaza : on y trouve six confédérations tribales, avec chacune environ unissant une douzaine de tribus. Ces tribus sont autonomes : elles forment un réseau de pouvoir armé strictement parallèle même au Hamas.
Mais on parle là uniquement de la population bédouine, qui compose à peu près 25 % de la population de Gaza. Pour les autres, il y a les clans, chaque clan consistant en plusieurs familles au sens très large (soit entre 40 et 1000 personnes).
Si on sait que la quasi totalité des entreprises à Gaza sont familiales, on comprend à quel point cela joue un rôle central. Surtout si on ajoute que le tiers des mariages à Gaza se font entre cousin-cousine, et un peu plus de la moitié des mariages ont lieu au sein d’un clan de toutes façons !
On est ici dans la logique des mariages arrangés, des calculs pour renforcer le clan, conserver les biens au sein du clan, renforcer l’unité clanique, organiser éventuellement des alliances, etc.
C’est un cadre patriarcal-féodal, et dans ce contexte, les grandes familles jouent alors un rôle central ; ce sont les Jaraf, les Madhun, les Buhaisi, les Shawwa, les Reyyes…
Ces deux dernières familles fournissaient dans les années 1950-1960 à Gaza la quasi-totalité des maires, des conseillers municipaux, des fonctionnaires locaux, en étroite liaison avec l’Égypte.
Avant le conflit de 2023-2024 anéantissant Gaza, la famille bédouine Masri, qui compte 6 000 personnes, avait le monopole de la culture des fraises au Nord de Gaza ; la famille d’origine anatolienne Dughmush avait le monopole de la vente de pneus, la famille Abu Naja contrôlait le port de Gaza et les pépinières dans le Sud, la famille Bakr tenait dans ses mains la flotte de pêche, etc.
On est là dans une continuité féodale. Avant 1948, 250 grands propriétaires terriens dominaient totalement la Palestine, avec 30 % des familles arabes palestiniennes sans terre, 50 % avec des terres trop misérables pour les nourrir.
Et l’Autorité palestinienne, lorsqu’elle s’est mise en place dans les années 1990, s’est totalement soumise à cette logique : pour le découpage des circonscriptions, pour le recrutement, pour les questions juridiques (avec une reconnaissance des traditions tribales et des accords passés dans ce cadre).
Le Hamas, lorsqu’il a pris le contrôle de Gaza de 2006, a obtenu une bonne image justement pour son action par rapport aux clans et tribus. Il a interdit le port d’armes au mariage, il a fait s’arrêter les « droits de passage », il a frappé plusieurs clans pour limiter leurs opérations.
Mais il n’a évidemment pas touché aux structures claniques en tant que tel. Il a simplement remis à sa place les féodaux, en prenant la place du Fatah comme force capitaliste bureaucratique au pouvoir.
Il va de soi que face à Israël les possibilités de lutte sont immensément affaiblies avec une telle dimension patriarcale-féodale. Et cela même si Israël est également semi-féodal semi-colonial, mais dans une forme par contre bien plus modernisée.
Mais surtout, cela bloque toute perspective démocratique. Et même un clan s’alignant sur une idéologie « progressiste » ne change rien à la donne. Un clan reste par définition patriarcal-hiérarchique, pragmatique-stratégique, prompt à la vendetta et répondant de toutes façons à sa propre logique.
Et cette logique clanique, ni le panarabisme ni l’Islam ne la remettent en cause. Seul le matérialisme dialectique peut le faire, et seule la révolution démocratique peut la briser.