La brochure qu’on va lire a pour origine trois chapitres de mon travail : M. E. Dühring bouleverse la science, Leipzig 1878. Je l’ai composée pour mon ami Paul Lafargue aux fins de traduction en français et j’ai ajouté quelques développements nouveaux. La traduction française, que j’avais revue, parut d’abord dans la Revue socialiste, puis en brochure sous le titre Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris 1880. Une transposition en polonais, d’après la traduction française, vient de paraître à Genève sous le titre : Socyjalism utopijny a naukowy, Imprimerie de l’Aurore, Genève 1882.
Le succès surprenant de la traduction de Lafargue dans les pays de langue française et particulièrement en France même allait nécessairement m’imposer la question : est-ce qu’une édition allemande séparée de ces trois chapitres ne serait pas également utile ? C’est alors que la rédaction du Sozialdemokrat de Zurich me fit savoir que dans le parti social-démocrate allemand on réclamait d’une manière générale l’édition de nouvelles brochures de propagande et on me demanda si je ne voulais pas y destiner ces trois chapitres. J’en fus naturellement d’accord et mis mon travail à disposition.
Mais à l’origine il n’était pas du tout rédigé en vue de la propagande populaire directe. Comment un travail du premier chef purement scientifique allait-il s’y prêter ? Quelles modifications étaient nécessaires, dans la forme et dans le contenu ?
Pour la forme, seuls les nombreux mots étrangers pouvaient faire scrupule. Mais Lassalle lui-même n’avait absolument pas épargné les mots étrangers dans ses discours et ses écrits de propagande, et, à ma connaissance, on ne s’en est pas plaint. Depuis cette époque nos ouvriers ont lu beaucoup plus de journaux et beaucoup plus régulièrement et se sont ainsi d’autant plus familiarisés avec les mots étrangers. Je me suis borné à écarter les mots étrangers inutiles. Pour ceux qui sont inévitables, j’ai renoncé à y adjoindre des traductions dites explicatives. Les mots étrangers inévitables, pour la plupart des expressions scientifiques et techniques généralement reçues, ne seraient précisément pas inévitables si on pouvait les traduire. La traduction fausse donc le sens ; au lieu d’expliquer, elle embrouille. L’information orale est dans ce cas bien plus utile.
Par contre le contenu — je crois pouvoir l’affirmer — offrira peu de difficultés aux ouvriers allemands. Après tout, seul est difficile le troisième chapitre, mais il l’est beaucoup moins pour les ouvriers dont il résume les conditions générales d’existence que pour les bourgeois « cultivés ». Dans les nombreux commentaires additifs que j’ai donnés ici, j’ai effectivement moins pensé aux ouvriers qu’à des lecteurs « cultivés » ; à des gens, disons, comme Monsieur le Député von Eynern, Monsieur le Conseiller secret Heinrich von Sybel et autres Treitschke, en proie à la soif irrésistible de nous régaler sans cesse par écrit de leur atroce ignorance et de leur colossale incompréhension du socialisme — l’une explique l’autre. Si Don Quichotte rompt des lances contre des moulins à vent, c’est de sa fonction et dans son rôle ; mais nous ne pouvons permettre chose semblable à Sancho Pança.
Ce genre de lecteurs s’étonnera aussi de rencontrer dans une esquisse de l’histoire du développement du socialisme la cosmogonie de Kant et Laplace, les sciences modernes de la nature et Darwin, la philosophie classique allemande et Hegel. Or il se trouve que le socialisme scientifique est un produit essentiellement allemand, et il ne pouvait naître que dans la nation dont la philosophie classique avait maintenu vivante la tradition de la dialectique consciente : en Allemagne. La conception matérialiste de l’histoire et son application particulière à la lutte de classes moderne entre prolétariat et bourgeoisie n’était possible qu’au moyen de la dialectique. Mais si les maîtres d’école de la bourgeoisie allemande ont noyé les grands philosophes allemands et la dialectique dont ils étaient les représentants dans le bourbier d’un sinistre éclectisme, au point que nous sommes contraints de faire appel aux sciences modernes de la nature pour témoigner de la confirmation de la dialectique dans la réalité – nous, les socialistes allemands sommes fiers de ne pas descendre seulement de Saint-Simon, de Fourier et d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte et de Hegel.
Londres, le 21 septembre 1882. Friedrich ENGELS.
Ce que je supposais — le contenu de cet ouvrage devait offrir peu de difficultés pour nos ouvriers allemands — s’est vérifié. Tout au moins, depuis mars 1883, date de parution de la première édition, trois tirages d’en tout 10 000 exemplaires ont été écoulés, et cela sous le règne de la défunte loi antisocialiste – ce qui constitue en même temps un nouvel exemple de l’impuissance des interdictions policières face à un mouvement comme celui du prolétariat moderne.
Depuis la première édition, diverses traductions en langues étrangères ont encore paru : une édition italienne de Pasquale Martignetti Il Socialismo utopico e il Socialismo scientifico, Bénévent 1883 ; une édition russe : Razvitie naucznago Socializma, Genève 1884 ; une édition danoise : Socialismens Udvikling fra Utopi til Videnskab, dans la « Socialistik Bibliothek », I. Bind, Copenhague 1885 ; une édition espagnole : Socialismo utopico y Socialismo cientifico, Madrid 1886 ; et une édition hollandaise : De Ontwikkeling van het Socialisme van Utopie tot Wetenschap, La Haye 1886.
La présente édition a subi diverses petites modifications : des additions de quelque importance n’ont été faites qu’en deux endroits : dans le premier chapitre à propos de Saint-Simon qui était tout de même un peu désavantagé par rapport à Fourier et Owen, et vers la fin du troisième chapitre à propos de la forme de production des « trusts » qui avait pris entre temps de l’importance.
Londres, le 12 mai 1891. Friedrich ENGELS.
La présente brochure est, à l’origine, une partie d’un ensemble plus vaste. Vers 1875, le Dr E. Dühring, privat dozent à l’université de Berlin, annonça soudain et avec quelque bruit sa conversion au socialisme et offrit au public allemand non seulement une théorie socialiste minutieusement élaborée, mais aussi un projet complet de réorganisation pratique de la société ; comme de juste, il tomba à bras raccourcis sur ses prédécesseurs ; il fit surtout à Marx l’honneur de déverser sur lui les flots de sa colère.
Cela se passait à peu près au temps où les deux fractions du Parti socialiste allemand — le groupe d’Eisenach et les lassalliens — venaient d’opérer leur fusion et d’acquérir ainsi, non seulement un immense accroissement de forces mais ce qui était plus encore, la possibilité de mettre en jeu toute cette force contre l’ennemi commun. Le Parti socialiste était en train de devenir rapidement en Allemagne une puissance. Mais pour en faire une puissance la première condition était que l’unité nouvellement conquise ne fut pas menacée. Or le Dr Dühring se mit ouvertement à grouper autour de sa personne une secte, noyau d’un futur parti. Il devenait donc nécessaire de relever le gant qui nous était jeté et, bon gré mal gré, de mener le combat à son terme.
Or, bien qu’elle ne présentât pas trop de difficultés, c’était là une affaire de longue haleine. Nous autres Allemands, c’est bien connu, avons la manie terriblement pesante d’aller au fond des choses ; nous sommes d’une profondeur radicale ou d’un radicalisme profond, comme il vous plaira de l’appeler. Chaque fois que l’un de nous expose ce qu’il considère comme une théorie nouvelle, il faut d’abord qu’il l’élabore pour en faire un système universel. Il lui faut prouver qu’à la fois les premiers principes de la logique et les lois fondamentales de l’univers n’ont existé de toute éternité à une fin autre que de conduire en dernière analyse à la doctrine qu’il vient de découvrir et qui en est le couronnement. Sous ce rapport le Dr Dühring ne déparait pas le niveau national. Rien de moins qu’un Système de philosophie complet, avec philosophie de l’esprit, de la morale, de la nature et de l’histoire ; qu’un Système d’économie politique et du socialisme complet ; et enfin qu’une Histoire critique de l’économie politique trois gros in-octavo, extrinsèquement et intrinsèquement pesants, trois corps d’armée d’arguments mobilisés contre tous les philosophes et économistes antérieurs en général, et contre Marx en particulier, en fait une tentative de complet « bouleversement de la science » voilà ce à quoi il me fallait me mesurer. J’ai eu à traiter de tous les sujets possibles et imaginables ; depuis les concepts de temps et d’espace jusqu’au bimétallisme, depuis l’éternité de la matière et du mouvement jusqu’à la périssable nature de nos idées morales, depuis la sélection naturelle de Darwin jusqu’à l’éducation de la jeunesse dans une société future. Néanmoins, l’universalité systématique de mon adversaire m’a donné l’occasion de développer en opposition à lui, et pour la première fois dans leur enchaînement, les opinions que nous avions, Marx et moi, sur cette grande variété de sujets. Telle fut la principale raison qui me fit entreprendre cette tâche, par ailleurs ingrate.
Ma réponse, d’abord publiée en une série d’articles dans le Vorwärts de Leipzig, organe principal du Parti socialiste, fut ensuite imprimée en un volume sous le titre : M. Eugène Dühring bouleverse la science. Une deuxième édition parut à Zurich en 1886.
A la demande de mon ami Paul Lafargue, actuellement député de Lille à la Chambre des Députés, je transformai trois chapitres de ce volume et en fis une brochure qu’il traduisit et publia en 1880 sous le titre de Socialisme utopique et socialisme scientifique. Une édition polonaise et une édition espagnole furent préparées d’après le texte français. En 1883 nos amis d’Allemagne firent paraître la brochure dans sa langue originale. Depuis, des traductions faites sur le texte allemand ont été publiées en italien, en russe, en danois, en hollandais et en roumain, de telle sorte qu’avec la présente édition anglaise, ce petit volume circule en dix langues. Je ne connais aucun autre ouvrage socialiste, pas même notre Manifeste communiste de 1848 et Le Capital de Marx, qui ait été si souvent traduit. En Allemagne il a eu quatre éditions formant un total de 20 000 exemplaires.
L’appendice, « La Marche », a été écrit dans l’intention de répandre dans le Parti socialiste allemand quelque connaissance élémentaire de l’histoire et du développement de la propriété terrienne en Allemagne. Cela paraissait d’autant plus nécessaire à une époque où ce parti était en passe d’étendre son influence à l’ensemble des travailleurs des villes et où il fallait gagner les travailleurs agricoles et les paysans Cet appendice a été englobé dans la traduction, car les formes originelles de possession de la terre, communes à toutes les tribus germaniques et l histoire de leur déclin sont encore moins connues en Angleterre qu’en Allemagne. J’ai laissé le texte tel qu’il était dans l’original. sans me référer à l’hypothèse récemment émise par Maxime Kovalevsky selon laquelle le partage des terres arables et des pâtures entre les membres de la Marche n été précédé par leur culture à compte commun par une grande famille patriarcale englobant plusieurs générations (la Zadruga qui existe encore chez les Slaves du Sud en est un exemple) et le partage se fit plus tard, lorsque la communauté eut grandi au point de devenir trop lourde pour une gestion à compte commun. Kovalevsky a probablement raison mais l’affaire est encore en suspens.
Les termes économiques employés dans ce livre correspondent, dans la mesure où ils sont nouveaux, à ceux de l’édition anglaise du Capital de Marx. Nous désignons par « production marchande » cette phase de l’économie dans laquelle les denrées ne sont pas produites seulement pour l’usage du producteur, mais en vue de l’échange, c’est-à-dire comme marchandises, et non comme valeurs d’usage. Cette phase s’étend depuis les premiers débuts de la production pour l’échange jusqu’à nos jours ; elle n’atteint son plein développement qu’avec la production capitaliste, c’est-à-dire avec les conditions dans lesquelles le capitaliste, propriétaire des moyens de production, occupe en échange d’un salaire des ouvriers, gens privés de tout moyen de production à l’exception de leur propre force de travail, et empoche l’excédent du prix de vente des produits sur ses dépenses. Nous divisons l’histoire de la production industrielle, depuis le moyen âge, en trois périodes : (1) L’artisanat, petits maîtres-artisans assistés de quelques compagnons et apprentis, où chaque ouvrier fabrique l’article entier ; (2) La manufacture, où un assez grand nombre d’ouvriers, rassemblés dans un grand atelier, fabrique l’article entier selon le principe de la division du travail, c’est-à-dire que chaque ouvrier n’exécute qu’une opération partielle, de sorte que le produit n’est terminé qu’après avoir passé successivement entre les mains de tous ; (3) L’industrie moderne, où le produit est fabriqué à l’aide de machines actionnées par une source d’énergie, et où le travail de l’ouvrier se borne à surveiller et à corriger les opérations accomplies par la mécanique.
Je sais parfaitement que le contenu de ce livre va soulever les objections d’une partie considérable du public anglais. Mais si nous, continentaux, nous avions fait le moindre cas de la « respectabilité » britannique et de tout ce qu’elle recouvre de préjugés, nous serions encore plus mal lotis que nous ne le sommes. Cette brochure défend ce que nous appelons « matérialisme historique » et le mot matérialisme écorche les oreilles de l’immense majorité des lecteurs anglais. Passe encore pour « agnosticisme » mais le matérialisme leur est totalement inacceptable.
Et pourtant le berceau du matérialisme moderne n’est, depuis le XVIIe siècle, nulle part ailleurs… qu’en Angleterre.
« Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot s’était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».
« Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu ; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste. Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d’une façon générale la première expression du matérialisme.
« Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c’est Bacon. La science basée sur l’expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble. Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu’à Démocrite et ses atomes. D’après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances. La science est la science de l’expérience et consiste dans l’application d’une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, telles sont les conditions principales d’une méthode rationnelle. Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière – pour employer l’expression de Jacob Boehme. Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.
« Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d’un développement multiple. La matière sourit à l’homme total dans l’éclat de sa poétique sensualité ; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d’inconséquences théologiques.
« Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C’est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique ; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l’esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l’entendement.
« Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l’intuition, l’idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du monde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c’est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d’affirmer d’une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d’autre part qu’un mot est plus qu’un mot et qu’en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu’un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n’a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d’additionner sans fin. C’est parce que la matérialité seule peut faire l’objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l’existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L’homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.
« Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible. C’est Locke qui, dans son Essai sur l’entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.
« De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley, etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le déisme n’est qu’un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion »
Voilà ce qu’écrivait Marx à propos de l’origine britannique du matérialisme moderne. Si les Anglais d’aujourd’hui n’apprécient pas particulièrement l’hommage ainsi rendu à leurs ancêtres, ce n’en est que plus triste ! Il n’en reste pas moins indéniable que Bacon, Hobbes et Locke sont les pères de cette brillante pléiade de matérialistes français qui, en dépit des victoires sur terre et sur mer remportées sur la France par les Anglais et les Allemands, firent du XVIIle siècle le siècle français par excellence, même avant son couronnement par la Révolution française, dont nous essayons encore, tant en Angleterre qu’en Allemagne, d’acclimater les résultats
Il n’y a pas à le nier : l’étranger cultivé qui, vers le milieu du siècle, élisait domicile en Angleterre, était frappé d’une chose, et c’était ce qu’il ne pouvait s’empêcher de tenir alors pour la stupidité et la bigoterie religieuse de la respectable classe moyenne anglaise. Quant à nous, nous étions à cette époque tous matérialistes ou tout au moins des libres penseurs très avancés ; il nous paraissait inconcevable que presque tous les gens cultivés pussent ajouter foi à toutes sortes d’impossibles miracles et que même des géologues, comme Buckland et Mantell, fassent violence aux objets de leur science pour qu’ils ne soient pas trop en contradiction avec les mythes de la Genèse : tandis que pour rencontrer des hommes osant se servir de leurs facultés intellectuelles en matière religieuse, il fallait aller parmi les gens incultes, le peuple des « crasseux », comme on les dénommait, parmi les travailleurs spécialement parmi les socialistes oweniens.
Mais, depuis, l’Angleterre s’est « civilisée ». L’exposition de 1851 sonna le glas de son exclusivisme insulaire : elle s’est graduellement internationalisée pour la nourriture, les mœurs et les idées ; à tel point que je me prends à souhaiter que certaines coutumes et habitudes anglaises fassent autant de chemin sur le continent, que d’autres coutumes continentales en ont fait ici. N’importe, l’introduction et les progrès de l’huile à salade, (que seule l’aristocratie connaissait avant 1851, se sont accompagnés d’une fâcheuse propagation du scepticisme continental en matière religieuse et le résultat en est que l’agnosticisme, sans être encore tenu pour aussi « comme il faut » que l’Église d’Angleterre, est placé, en ce qui regarde la respectabilité, presque sur le même plan que le baptisme, mais incontestablement au-dessus de l’Armée du salut. Je ne puis m’empêcher de songer que, dans ces circonstances, ce sera une consolation pour beaucoup qui déplorent et maudissent sincèrement les progrès de l’incroyance d’apprendre que ces « lubies de fraîche date » ne sont pas d’origine étrangère et « fabriquées en Allemagne », ainsi que beaucoup d’autres objets d’usage courant, mais qu’elles sont incontestablement tout ce qu’il y a de plus Vieille Angleterre et que les Anglais d’il y a deux cents ans qui les mirent au monde allaient bien plus loin que n’osent le faire leurs descendants d’aujourd’hui.
En fait, qu’est-ce que l’agnosticisme, sinon un matérialisme « qui n’ose pas dire son nom » ? La conception de la nature qu’a l’agnostique est de part en part matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et exclut absolument l’intervention d’une action extérieure. Mais, ajoute-t-il, nous n’avons aucun moyen d’affirmer ou de nier l’existence de quelque Être suprême au-delà de l’univers connu. Cette attitude pouvait encore se justifier à l’époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, qui lui demandait pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n’avait pas même mentionné le créateur : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd’hui, dans la conception que nous avons d’un univers en évolution, il n’y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d’un Être suprême exclu de tout l’univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure gratuite aux sentiments des croyants.
Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les informations fournies par les sens. Mais il s’empresse d’ajouter : « Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire ? » Et il se met en devoir de nous indiquer que, quand il parle d’objets ou de leurs qualités, il n’entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu’ils ont produites sur ses sens. Voilà certes une façon de voir sur laquelle il semble incontestablement difficile d’avoir prise par la simple argumentation. Mais avant l’argumentation était l’action. Im Anfang war die Tat. Et l’action humaine avait résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l’eût inventée. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange. Dès l’instant où nous employons ces objets à notre propre usage d’après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l’exactitude ou l’inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions étaient fausses, notre appréciation de l’usage qu’on peut faire de l’objet doit aussi être fausse et notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l’objet correspond à la représentation que nous en avons, qu’il donne ce que nous attendions de son usage, c’est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l’objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous nous apercevons que la perception sur laquelle se fondait notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète et superficielle, ou bien avait été rattachée aux résultats d’autres perceptions d’une façon qu’elles ne justifiaient pas, — ce que nous appelons une erreur de raisonnement. Tant que nous prenons soin d’éduquer et d’utiliser correctement nos sens et de contenir notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, nous nous apercevrons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu’ici il n’y a pas un seul exemple qui nous ait amenés à conclure que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu’il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons.
Mais voici que paraît l’agnostique néo-kantien qui déclare : Il se peut certes que nous percevions correctement les qualités d’une chose, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose en soi. La « chose en soi » est au-delà de notre connaissance. Hegel, il y a longtemps, a déjà répondu : « Si vous connaissez toutes les qualités d’une chose, vous connaissez la chose elle-même ; il ne reste que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, la célèbre chose en soi inconnaissable de Kant. A quoi on peut ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu’il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d’eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, qui plus est, reproduites par les progrès gigantesques de la science ; or ce que nous pouvons produire, il nous est à coup sûr interdit de le considérer comme inconnaissable. Pour la chimie de la première moitié du siècle, les substances organiques étaient des objets mystérieux de ce genre ; aujourd’hui, nous apprenons à les reconstituer les unes après les autres à partir de leurs éléments chimiques et sans l’aide d’aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n’importe quel corps est connue, il peut être reconstitué à partir de ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître exactement la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps abluminoïdes ; mais il n’y a pas de raison que nous ne parvenions à cette connaissance, après des siècles s’il le faut, et qu’ainsi armés, nous ne puissions produire de l’albumine artificielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons du même coup produit de la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n’est que le mode d’existence normal des corps abluminoïdes.
Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le fieffé matérialiste qu’il est au fond. Il dira bien : « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement — l’énergie, comme on dit à présent — ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n’avons aucune preuve qu’ils n’aient pas été créés à m moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s’empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S’il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concreto. Il vous dira : « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n’existe pas de créateur et d’ordonnateur de l’univers ; en ce qui nous concerne, la matière et l’énergie ne peuvent être ni créées ni détruites ; pour nous, la pensée est une forme de l’énergie, une fonction du cerveau ; tout ce que nous savons, c’est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste ; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l’appelle agnosticisme.
En tout cas, une chose paraît claire : même si j’étais un agnostique, il est évident que je ne pourrais qualifier la conception de l’histoire esquissée dans ce petit livre d’« agnosticisme historique ». Les gens pieux se moqueraient de moi, et les agnostiques s’indigneraient et me demanderaient si je veux les tourner en ridicule. J’espère donc que même la respectabilité britannique ne sera pas trop scandalisée si je me sers en anglais, ainsi que je le fais en plusieurs autres langues du mot « matérialisme historique » pour désigner une conception du cours de l’histoire qui recherche la cause première et la force motrice décisive de tous les événements historiques importants dans le développement économique de la société, dans la transformation des modes de production et d’échange, dans la division de la société en classes distinctes qui en résulte et dans les luttes de ces classes entre elles.
On m’accordera d’autant plus rapidement cette permission si je montre que le matérialisme historique peut être de quelque avantage même pour la respectabilité britannique. J’ai déjà remarqué qu’il y a quelque quarante ou cinquante ans de cela, l’étranger cultivé qui s’établissait en Angleterre était frappé par ce qu’il était contraint de considérer comme la bigoterie religieuse et la stupidité de la respectable classe moyenne anglaise. Je vais démontrer maintenant que la respectable classe moyenne de l’Angleterre de cette époque n’était pas aussi stupide qu’elle paraissait l’être à l’intelligent étranger. On peut expliquer ses penchants religieux.
Quand l’Europe émergea du moyen âge, la bourgeoisie montante des villes constituait chez elle l’élément révolutionnaire. Cette classe avait conquis dans l’organisation féodale une position reconnue, mais qui, elle-même, était devenue trop étroite pour sa force d’expansion. Le développement de la classe moyenne, de la bourgeoisie, devenait incompatible avec le maintien du système féodal : le système féodal devait donc être détruit.
Or le grand centre international du féodalisme était l’Église catholique romaine. Elle rassemblait toute l’Europe féodale de l’Occident, malgré ses guerres intestines nombreuses, en un grand système politique, opposé aux Grecs schismatiques aussi bien qu’aux pays musulmans. Elle couronnait les institutions féodales de l’auréole d’une consécration divine. Elle avait organisé sa propre hiérarchie sur le modèle féodal et elle avait fini par devenir le seigneur féodal de loin le plus puissant, propriétaire d’un bon tiers au moins des terres du monde catholique. Avant que le féodalisme profane pût être attaqué dans chaque pays avec succès et par le menu, il fallait que son organisation centrale sacrée fût détruite.
De plus, parallèlement à la montée de la bourgeoisie, se produisit le grand essor de la science ; de nouveau on cultivait l’astronomie, la mécanique, la physique, l’anatomie et la physiologie. Et la bourgeoisie avait besoin, pour le développement de sa production industrielle, d’une science qui établît les propriétés physiques des objets naturels et les modes d’action des forces de la nature. Or jusque-là, la science n’avait été que l’humble servante de l’Église, qui ne lui avait jamais permis de franchir les limites posées par la foi ; c’est la raison pour laquelle elle était tout, sauf une science. Elle s’insurgea contre l’Église ; la bourgeoisie, ne pouvant se passer de la science, fut donc contrainte de se joindre au mouvement de révolte.
Ces remarques, bien qu’intéressant seulement deux des points où la bourgeoisie montante devait fatalement entrer en collision avec la religion établie, suffisent pour démontrer, d’abord que la classe la plus directement intéressée dans la lutte contre les prétentions de l’Église catholique était la bourgeoisie, et ensuite que toute lutte contre le féodalisme devait à l’époque revêtir un déguisement religieux et être dirigée en premier lieu contre l’Église. Mais si les Universités et les marchands des villes lancèrent le cri de guerre, il était certain qu’il trouverait — et il trouva en effet — un puissant écho dans les masses populaires des campagnes, chez les paysans, qui partout devaient durement lutter pour leur existence même contre leurs seigneurs féodaux, tant spirituels que temporels.
La longue lutte de la bourgeoisie contre le féodalisme atteignit son point culminant dans trois grandes batailles décisives.
La première fut ce qu’on appelle la Réforme protestante en Allemagne. Au cri de guerre de Luther contre l’Église, deux insurrections politiques répondirent : d’abord l’insurrection de la petite noblesse dirigée par Franz de Sickingen (1523) puis la grande guerre des Paysans (1525). Toutes les deux furent vaincues, surtout à cause de l’indécision des bourgeois des villes, qui y étaient cependant les plus intéressés ; nous ne pouvons examiner ici les causes de cette indécision. Dès ce moment, la lutte dégénéra en une querelle entre les princes locaux et le pouvoir central, et elle eut pour conséquence de rayer pour deux siècles l’Allemagne du nombre des nations européennes jouant un rôle politique. La réforme luthérienne enfanta certes un nouveau credo, mais une religion adaptée aux besoins de la monarchie absolue. Les paysans allemands du Nord-Est ne s’étaient pas plutôt convertis au luthéranisme, que d’hommes libres ils furent ramenés au rang de serfs.
Mais là où Luther échoua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste convenait particulièrement bien aux éléments les plus hardis de la bourgeoisie de l’époque. Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habileté de l’homme, mais de circonstances échappant à son contrôle. Succès ou insuccès ne sont pas ceux de qui veut ou de qui dirige : ils tiennent à la grâce de puissances économiques supérieures à l’individu et inconnues de lui. Cela était particulièrement vrai à une époque de révolution économique, alors que de nouveaux centres commerciaux et de nouvelles routes de commerce remplaçaient tous les anciens, que les Indes et l’Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économiques les plus respectables — la valeur de l’or et de l’argent — commençaient à chanceler et à s’écrouler. De plus, la constitution de l’Église de Calvin était absolument démocratique et républicaine, et là où le royaume de Dieu était républicain, les royaumes de ce monde pouvaient-ils rester sous la domination de monarques, d’évêques et de seigneurs féodaux ? Tandis que le luthéranisme allemand devenait un instrument docile entre les mains des princes, le calvinisme fonda une République en Hollande et d’actifs partis républicains en Angleterre et, surtout, en Écosse.
Le deuxième grand soulèvement de la bourgeoisie trouva dans le calvinisme une doctrine toute prête. Ce soulèvement eut lieu en Angleterre. La bourgeoisie des villes mit le mouvement en train, et la yeomanry des campagnes le fit triompher. Il est assez curieux que, dans les trois grandes révolutions de la bourgeoisie, la paysannerie fournisse les armées pour soutenir le combat et qu’elle soit précisément la classe qui, la victoire acquise, doive être le plus sûrement ruinée par ses conséquences économiques. Un siècle après Cromwell, la yeomanry avait pratiquement disparu. Cependant sans cette yeomanry et sans l’élément plébéien des villes, jamais la bourgeoisie livrée à ses propres forces n’aurait pu continuer la lutte jusqu’au bout et n’aurait pu faire monter Charles Ire sur l’échafaud. Pour que la bourgeoisie pût consolider jusqu’à ces conquêtes qui étaient alors à portée de sa main, il fallut que la révolution dépassât de beaucoup le but qui lui était assigné exactement comme en France en 1793 et en Allemagne en 1848. Il semble que ce soit là une des lois de l’évolution de la société bourgeoise.
Quoi qu’il en soit, cet excès d’activité révolutionnaire fut nécessairement suivi en Angleterre par l’inévitable réaction, qui, à son tour, dépassa le point où elle aurait pu s’arrêter. Après une série d’oscillations, le nouveau centre de gravité finit par être atteint et il devint un nouveau point de départ. La grande période de l’histoire anglaise, que la « respectabilité » nomme la grande rébellion », et les luttes qui suivirent parvinrent à leur achèvement avec cet événement relativement insignifiant de 1689 que les historiens libéraux appellent « la glorieuse révolution ».
Le nouveau point de départ fut un compromis entre la bourgeoisie montante et les ci-devant propriétaires féodaux. Ces derniers, bien que nommés alors comme aujourd’hui l’aristocratie, étaient depuis longtemps en train de devenir ce que Louis-Philippe ne devint que beaucoup plus tard : « le premier bourgeois du royaume ». Heureusement pour l’Angleterre, les vieux barons féodaux s’étaient entre-tués durant la guerre des Deux-Roses. Leurs successeurs, quoique issus pour la plupart des mêmes vieilles familles, provenaient cependant de branches collatérales si éloignées qu’ils constituèrent un corps tout à fait nouveau ; leurs habitudes et leurs goûts étaient plus bourgeois que féodaux ; ils connaissaient parfaitement la valeur de l’argent et ils se mirent immédiatement à augmenter leurs rentes foncières, en expulsant des centaines de petits fermiers qu’ils remplaçaient par des moutons. Henry VIII, en dissipant en donations et prodigalités les terres de l’Église créa une légion de nouveaux propriétaires fonciers bourgeois : les innombrables confiscations de grands domaines puis leur octroi à des demi ou à de parfaits parvenus par le biais de concessions, qui furent renouvelées pendant tout le XVIIe siècle, aboutirent au même résultat. C’est pourquoi à partir de Henry VII, l’ « aristocratie » anglaise, loin de contrecarrer le développement de la production industrielle, avait au contraire cherché à en bénéficier indirectement ; et de même il s’était toujours trouvé une fraction de grands propriétaires fonciers disposés, pour des raisons économiques et politiques, à coopérer avec les dirigeants de la bourgeoisie industrielle et financière. Le compromis de 1689 se réalisa donc aisément. Les dépouilles politiques — postes, sinécures, gros traitements, furent abandonnées aux grandes familles de la noblesse terrienne, sans que, pour autant, on négligeât le moins du monde les intérêts économiques de la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière. Et ces intérêts économiques étaient déjà à l’époque suffisamment puissants pour déterminer la politique générale de la nation. Il pouvait bien y avoir des querelles sur les questions de détail, mais, dans l ensemble, l’oligarchie aristocratique ne savait que trop bien que sa prospérité économique était irrévocablement liée ù celle de la bourgeoisie industrielle et commerçante.
Dès lors la bourgeoisie fut une partie intégrante, modeste certes, mais reconnue comme telle, des classes dirigeantes de l’Angleterre. Avec toutes les autres, elle avait un intérêt commun au maintien de la sujétion de la grande masse ouvrière de la nation. Le marchand ou le manufacturier lui-même occupait la position de maître ou, comme on disait jusqu’à ces derniers temps, de « supérieur naturel » envers ses ouvriers, commis et domestiques. Son intérêt lui commandait de leur soutirer autant de bon travail que possible ; pour cela il devait les former à la soumission convenable. Il était lui-même religieux, la religion lui avait fourni le drapeau sous lequel il avait combattu le roi et les seigneurs ; il ne fut pas long à découvrir les avantages que l’on pouvait tirer de cette même religion pour agir sur l’esprit de ses inférieurs naturels et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres qu’il avait plu à Dieu de placer au-dessus d’eux. Bref, la bourgeoisie anglaise avait désormais à prendre sa part dans l’oppression des « classes inférieures », de la grande masse productrice de la nation, et un de ses instruments d’oppression fut l’influence de la religion.
Un autre fait contribua à renforcer les penchants religieux de la bourgeoisie : la montée du matérialisme en Angleterre. Cette nouvelle doctrine non seulement scandalisait les dévots de la bourgeoisie, mais elle s’annonçait comme une philosophie qui ne convenait qu’aux lettrés et aux gens du monde cultivés, par opposition à la religion qui était tout juste bonne pour la grande masse inculte, y compris la bourgeoisie. Avec Hobbes, le matérialisme apparut sur la scène, comme défenseur de l’omnipotence et des prérogatives royales ; il faisait appel à la monarchie absolue pour maintenir sous le joug ce puer robustus sed malitiosus qu’était le peuple. Il en fut de même avec les successeurs de Hobbes, avec Bolingbroke, Shaftesbury, etc. ; la nouvelle forme déiste du matérialisme demeura une doctrine aristocratique, ésotérique et par conséquent odieuse à la bourgeoisie et par son hérésie religieuse, et par ses associations politiques anti-bourgeoises. Par conséquent, en opposition à ce matérialisme et à ce déisme aristocratiques, les sectes protestantes qui avaient fourni son drapeau et ses combattants à la guerre contre les Stuarts, continuèrent à constituer la force principale dé la classe moyenne progressive et forment aujourd’hui encore l’épine dorsale du « grand Parti libéral ».
Cependant, le matérialisme passait d’Angleterre en France où il rencontra une autre école philosophique matérialiste, issue du cartésianisme, avec laquelle il se fondit. Tout d’abord, il demeura en France aussi une doctrine exclusivement aristocratique ; mais son caractère révolutionnaire ne tarda pas à s’affirmer. Les matérialistes français ne limitèrent pas leurs critiques aux seules questions religieuses, ils s’attaquèrent à toutes les traditions scientifiques ou institutions politiques qu’ils rencontraient ; et afin de prouver que leur doctrine pouvait avoir une application universelle, ils prirent au plus court et l’appliquèrent hardiment à tous les objets du savoir dans l’œuvre gigantesque qui leur valut leur nom l’Encyclopédie. Ainsi sous l’une ou l’autre de ses deux formes matérialisme déclaré ou déisme ce matérialisme devint la profession de foi de toute la jeunesse cultivée de France, à tel point que lorsque la Révolution éclata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par les royalistes, donna leur étendard théorique aux républicains et aux terroristes français, et fournit le texte de la Déclaration des droits de l’homme.
La Révolution française fut le troisième soulèvement de la bourgeoisie ; mais elle fut le premier qui rejeta totalement l’accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique ; elle fut aussi le premier qui poussa la lutte jusqu’à l’anéantissement de l’un des combattants, l’aristocratie, et jusqu’au complet triomphe de l’autre, la bourgeoisie. En Angleterre, la continuité des institutions pré révolutionnaires et post révolutionnaires et le compromis entre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes trouvèrent leur expression dans la continuité des précédents juridiques et dans le maintien religieux des formes féodales de la loi. La Révolution française opéra une rupture complète avec les traditions du passé, elle balaya les derniers vestiges du féodalisme et créa, avec le Code civil, une magistrale adaptation de l’ancien droit romain aux conditions du capitalisme moderne ; il est l’expression presque parfaite des relations juridiques correspondant au stade de développement économique que Marx appelle la production marchande ; si magistrale, que ce code de la France révolutionnaire sert aujourd’hui encore de modèle pour la réforme du droit de propriété dans tous les pays, sans en excepter l’Angleterre. N’oublions pas cependant que si la loi anglaise continue à exprimer les relations économiques de la société capitaliste dans cette langue barbare de la féodalité, qui correspond à la chose à exprimer exactement comme l’orthographe anglaise correspond à la prononciation anglaise, — Vous écrivez Londres et vous prononcez Constantinople, disait un Français — cette même loi anglaise est aussi la seule qui ait conservé intacte et transmis à l’Amérique et aux colonies la meilleure part de cette liberté personnelle, de cette autonomie locale et de cette indépendance à l’égard de toute intervention, celle des cours de justice exceptée, bref de ces vieilles libertés germaniques qui sur le continent ont été perdues pendant l’époque de la monarchie absolue et n’ont encore été pleinement reconquises nulle part.
Mais revenons à notre bourgeois anglais. La Révolution française lui procura une splendide occasion de détruire, avec le concours des monarchies continentales, le commerce maritime français, d’annexer des colonies françaises et d’écraser les dernières prétentions de la France à la rivalité sur mer. C’est une des raisons pour lesquelles il combattit la Révolution. L’autre était que les méthodes de cette Révolution lui étaient profondément déplaisantes. Non seulement son « exécrable » terrorisme, mais même sa tentative de pousser jusqu’au bout la domination bourgeoise. Que deviendrait le bourgeois sans son aristocratie, qui lui enseignait les belles manières (pour vilaines qu’elles fussent), qui inventait pour lui ses modes, qui fournissait des officiers à l’armée, pour le maintien de l’ordre à l’intérieur, et à la flotte, pour la conquête de nouvelles colonies et de nouveaux marchés ? Il est vrai qu’il y avait une minorité progressive de la bourgeoisie, dont les intérêts n’étaient pas tellement bien servis avec ce compromis ; cette fraction, recrutée principalement dans la classe moyenne la moins riche, sympathisa avec la Révolution, mais elle était impuissante au Parlement.
Ainsi, tandis que le matérialisme devenait le credo de la Révolution française, le bourgeois anglais, vivant dans la crainte du Seigneur, resta d’autant plus fermement attaché à sa religion. Le règne de la Terreur à Paris n’avait-il pas montré à quoi on en arriverait si les instincts religieux des masses se perdaient ? Plus le matérialisme se propageait de la France aux pays voisins, renforcé par des courants théoriques similaires, en particulier par la philosophie allemande, plus le matérialisme et la libre-pensée en général devenaient, sur le continent, les qualités requises de tout homme cultivé, et plus opiniâtrement la classe moyenne d’Angleterre se cramponnait à ses multiples confessions religieuses. Ces confessions pouvaient différer les unes des autres, mais toutes étaient résolument religieuses et chrétiennes.
Tandis que la Révolution assurait en France le triomphe politique de la bourgeoisie, en Angleterre Watt, Arkwright, Cartwright et d’autres amorçaient une révolution industrielle qui déplaça totalement le centre de gravité de la puissance économique. La richesse de la bourgeoisie grandit à une vitesse considérablement plus rapide que celle de l’aristocratie foncière. Au sein de la bourgeoisie elle-même, l’aristocratie financière, les banquiers, etc., furent relégués au second plan par les manufacturiers. Le compromis de 1689, même après les changements graduels qu’il avait subis à l’avantage de la bourgeoisie, ne correspondait plus aux positions relatives des parties contractantes. Le caractère de ces parties s’était également modifié ; la bourgeoisie de 1830 différait grandement de celle du siècle précédent. Le pouvoir politique, demeuré entre les mains de l’aristocratie, qui l’employait pour résister aux prétentions de la nouvelle bourgeoisie industrielle, devint incompatible avec les nouveaux intérêts économiques. Une lutte nouvelle contre l’aristocratie s’imposait, qui ne pouvait se terminer que par la victoire de la nouvelle puissance économique. D’abord, sous l’impulsion imprimée par la révolution française de 1830, le _Reform act_ passa en dépit de toutes les oppositions. Il donna à la bourgeoisie un position puissante et reconnue dans le Parlement. Puis l’abrogation des lois sur les céréales assura à jamais la suprématie de la bourgeoisie sur l’aristocratie foncière, principalement de sa fraction la plus active, les manufacturiers. C’était la plus grande victoire de la bourgeoisie ; mais ce fut aussi la dernière qu’elle remporta pour son profit exclusif. Tous ses autres triomphes, par la suite, elle dut en partager les bénéfices avec une nouvelle puissance sociale, d’abord son alliée, mais bientôt sa rivale.
La révolution industrielle avait donné naissance a une classe de grands capitalistes industriels mais aussi à une classe d’ouvriers d’industrie — bien plus nombreuse encore. Cette classe grandit en nombre au fur et à mesure que la révolution industrielle mettait la main sur de nouvelles tranches d’industries, et sa puissance grandit en proportion. Cette puissance, elle la fit sentir, dès 1824, en obligeant un Parlement récalcitrant à abroger les lois interdisant les coalitions ouvrières. Pendant l’agitation pour le Reform Act, les ouvriers constituèrent l’aile radicale du parti de la réforme : la loi de 1832 les ayant exclus du droit de vote, ils formulèrent leurs revendications dans la Charte du peuple et s’organisèrent, en opposition au grand parti bourgeois réclamant l’abrogation des lois sur les céréales, en un parti indépendant, le Parti chartiste, le premier parti ouvrier des temps modernes.
Alors éclatèrent les révolutions continentales de février mars 1848, dans lesquelles le peuple ouvrier joua un rôle si prépondérant et formula, du moins à Paris, des revendications qui, à coup sûr, étaient inadmissibles du point de vue de la société capitaliste. Et ce fut ensuite la réaction générale. D’abord la défaite des chartistes, le 10 avril 1848 ; puis l’écrasement de l’insurrection des ouvriers parisiens, en juin ; puis les défaites de 1849 en Italie, en Hongrie, dans l’Allemagne du Sud, et finalement la victoire de Louis Bonaparte sur Paris, le 2 décembre 1851. Pour un temps au moins, l’épouvantail des revendications ouvrières était chassé, mais à quel prix ! Si le bourgeois anglais était déjà convaincu de la nécessité de maintenir les gens du peuple dans une humeur religieuse, combien plus impérieusement cette nécessité doit s’imposer à lui après toutes ces expériences ! Sans se soucier des sarcasmes de ses compères continentaux, il continua à dépenser bon an mal an des milliers et des dizaines de milliers de livres pour l’évangélisation des classes inférieures ; comme si sa propre machine religieuse n’y suffisait, il fit appel à Frère Jonathan, le plus grand organisateur à l’époque de l’entreprise religieuse, importa d’Amérique le revivalisme, Moody et Sankey et consorts, et finalement il accepta l’aide dangereuse de l’Armée du Salut, qui fait revivre la propagande du christianisme primitif, s’adresse aux pauvres comme à des élus, combat le capitalisme d’une manière religieuse et entretient ainsi un élément d’antagonisme de classe propre au christianisme primitif, susceptible de devenir un jour gênant pour les gens aisés qui sont aujourd’hui ses bailleurs de fonds consentants.
Il semble que ce soit une loi du développement historique, que la bourgeoisie ne puisse, en aucun pays d’Europe, s’emparer du pouvoir politique — du moins pour une période assez longue à la manière exclusive dont l’aristocratie féodale l’a conservé au moyen âge. Même en France, où la féodalité fut complètement extirpée, la bourgeoisie dans sa totalité n’a détenu pleinement le pouvoir que pendant les périodes très courtes. Pendant le règne de Louis-Philippe (1830–1848), une très petite fraction de la bourgeoisie gouverna le royaume, la fraction la plus nombreuse étant exclue du suffrage par un cens très élevé. Sous la deuxième République (1848–1851), la bourgeoisie tout entière régna, mais trois ans seulement ; son incapacité fraya la roule à l’Empire. C’est seulement maintenant sous la troisième République que la bourgeoisie, en son entier, a conservé le pouvoir pendant plus de vingt ans ; elle donne déjà les signes réconfortants de décadence. Un règne durable de la bourgeoisie n’a été possible que dans des pays comme l’Amérique, où il n’y avait pas de féodalité et où, d’emblée, la société est partie d’une base bourgeoise. Cependant en Amérique, comme en France, les successeurs de la bourgeoisie, les ouvriers, frappent déjà à la porte.
En Angleterre la bourgeoisie ne posséda jamais le pouvoir sans partage. Même la victoire de 1832 laissa à l’aristocratie foncière la possession presque exclusive de toutes les hautes fonctions gouvernementales. La mansuétude avec laquelle la riche classe moyenne acceptait cette situation demeura pour moi incompréhensible, jusqu’à ce que j’eusse entendu dans un discours public le grand industriel libéral, M. W. A. Forster, supplier les jeunes gens de Bradford d’apprendre le français pour faire leur chemin dans le monde ; il citait sa propre expérience et racontait qu’il s’était senti tout penaud, quand, en sa qualité de ministre, il dut fréquenter une société où le français était au moins aussi nécessaire que l’anglais. De fait, les bourgeois anglais étaient en règle générale à cette époque des parvenus absolument sans culture, et ne pouvaient faire autrement que d’abandonner bon gré mal gré à l’aristocratie ces postes élevés du gouvernement, qui exigeaient d’autres qualités qu’une étroitesse insulaire et une suffisance insulaire, épicées de roublardise commerciale. Même aujourd’hui les débats interminables de la presse sur l’éducation bourgeoise démontrent que la classe moyenne anglaise ne se croit pas encore assez bonne pour une éducation supérieure et ambitionne quelque chose de plus modeste Ainsi, même après l’abrogation des lois sur les céréales, on considéra comme tout naturel, que les hommes qui avaient remporté la victoire, les Cobden, les Bright, les Forster, etc., fussent exclus de toute participation au gouvernement officiel du pays, jusqu’à ce qu’enfin, vingt ans après, un nouveau Reform act leur ouvrît les portes du ministère La bourgeoisie anglaise est encore aujourd’hui si pénétrée du sentiment de son infériorité sociale qu’elle entretient à ses propres frais et à ceux de la nation une classe de parasites décoratifs pour représenter dignement la nation dans toutes les circonstances solennelles, et qu’elle s’estime fort honorée quand un de ses membres est jugé assez digne pour être admis dans ce corps choisi et privilégié, fabriqué après tout par elle-même.
La classe moyenne industrielle et commerciale n’était donc pas encore parvenue à éliminer complètement l’aristocratie foncière du pouvoir politique, quand un nouveau rival, la classe ouvrière, entra en scène. La réaction qui suivit le mouvement chartiste et les révolutions continentales, aussi bien que le développement sans précédent du commerce anglais de 1848 à 1866 (communément attribué au seul libre — échange, mais dû bien davantage au colossal développement des chemins de fer, de la navigation à vapeur et des moyens de communication en général) avaient une fois encore fait passer la classe ouvrière sous la dépendance du Parti libéral, dont elle avait formé dans les temps pré chartistes l’aile radicale. Néanmoins, la revendication du droit de vote pour les ouvriers devint peu à peu irrésistible ; tandis que les dirigeants whigs du Parti libéral « avaient la frousse », Disraeli montra sa supériorité en amenant les tories à saisir le moment favorable et à introduire une extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient dans des villes en même temps qu’un remaniement des circonscriptions électorales. Puis vint le scrutin secret et, en 1884, l’extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient à la campagne en même temps qu’un nouveau remaniement des circonscriptions électorales tendant à les rendre à peu près égales. Toutes ces mesures augmentèrent considérablement la puissance électorale de la classe ouvrière, au point que dans au moins 150 à 200 circonscriptions électorales, les ouvriers forment maintenant la majorité des électeurs. Mais le parlementarisme est une excellente école — oh combien ! — pour enseigner le respect de la tradition ; si la bourgeoisie regarde avec crainte et respect ce que lord Manners a appelé plaisamment « notre vieille noblesse », la masse des ouvriers regardaient alors avec respect et déférence ceux qu’on avait coutume de désigner comme « leurs supérieurs », la bourgeoisie. A coup sûr l’ouvrier anglais était, il y a une quinzaine d’années, l’ouvrier modèle, dont l’estime respectueuse pour la situation de son maître et la réserve qu’il s’imposait pour réclamer ses droits consolaient nos économistes allemands appartenant à l’école des socialistes de la chaire des incurables tendances communistes et révolutionnaires du prolétariat de leur propre nation.
Mais les bourgeois anglais, qui étaient de bons hommes d’affaires et le sont encore, virent plus loin que les professeurs allemands. Ce n’est qu’à contrecœur qu’ils avaient partagé leur pouvoir avec la classe ouvrière. Ils avaient appris ù l’époque du chartisme de quoi était capable le peuple, ce puer robustus sed malitiosus ; et depuis ils avaient été contraints d’accepter la plus grande partie de la charte du peuple et de l’incorporer dans la Constitution de la Grande-Bretagne. Maintenant, plus que jamais, le peuple doit être tenu en bride par des moyens moraux, et le premier et le principal moyen d’action sur les masses est et reste encore. . la religion. De là cette présence majoritaire d’ecclésiastiques au sein des commissions chargées d’administrer les écoles, de là ces dépenses sans cesse grandissantes que la bourgeoisie s’impose pour encourager toutes les espèces de revivalisme, depuis le ritualisme jusqu’à l’Armée du Salut.
Et c’est alors qu’éclata le triomphe de la respectabilité britannique sur la libre pensée et le relâchement religieux du bourgeois continental. Les ouvriers de France et d’Allemagne étaient devenus des révoltés. Ils étaient complètement contaminés par le socialisme ; et pour de bonnes raisons ils n’étaient pas du tout regardants quant à la légalité des moyens permettant de conquérir le pouvoir. Le puer robustus était devenu de jour en jour plus malitiosus. Il ne restait qu’une ressource aux bourgeoisies française et allemande : laisser tomber discrètement leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l’heure où il sent venir le mal de mer, jette à l’eau le cigare avec lequel il se pavanait en s’embarquant : l’un après l’autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l’Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum qu’il était impossible d’éviter. La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement à leurs bancs d’église le dimanche les interminables sermons protestants. Ils s’étaient fourvoyés s avec leur matérialisme. « Die Religion muss dem Volk erhalten werden » — il faut conserver la religion pour le peuple, — c’était le seul moyen qui restait de sauver la société de la ruine totale. Malheureusement pour eux. ils ne firent cette découverte qu’après avoir travaillé de leur mieux à détruire la religion pour toujours. Et, maintenant, c’était au bourgeois britannique de ricaner et de s’écrier : « Imbéciles ! Il y a deux siècles que j’aurais pu vous dire cela ! »
Cependant, je crains que ni la religieuse stupidité du bourgeois anglais, ni la conversion après coup du bourgeois du continent ne puissent opposer une digue à la marée montante du prolétariat. La tradition est une grande force retardatrice, elle est la force d’inertie de l’histoire mais comme elle est simplement passive, elle est.sûre d’être brisée ; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde durable pour la société capitaliste. Si nos idées juridiques philosophiques et religieuses sont les rejetons plus ou moins éloignés des rapports économiques régnant dans une société donnée, ces idées ne peuvent pas résister à la longue a un changement complet de ces rapports. Et à moins de croire à une révélation surnaturelle. nous devons admettre qu’aucune doctrine religieuse ne suffira jamais à étayer une société qui chancelle.
De fait, même en Angleterre, la classe ouvrière a recommencé à se mettre en mouvement. Elle est sans doute entravée par des traditions de toute sorte. Traditions bourgeoises : telle cette croyance si répandue qu’il ne peut y avoir que deux partis, les conservateurs et les libéraux, et que la classe ouvrière doit conquérir son émancipation à l’aide du grand Parti libéral. Traditions ouvrières, héritées des premières et timides tentatives d’action indépendante : tel le refus de tant de vieux syndicats d’admettre en leur sein tous ceux qui n’ont pas accompli un apprentissage réglementaire, ce qui aboutit à la création par chacune de ces trade-unions de ses propres briseurs de grève. Malgré tout, la classe ouvrière est en mouvement ; même le professeur Brentano a été dans la pénible obligation d’en informer ses confrères du « socialisme de la chaire ». Elle se meut, comme toute chose en Angleterre, d’un pas lent et mesuré, ici avec hésitation, là avec des tentatives timides, plus ou moins infructueuses ; elle se. meut de temps en temps avec un excès de méfiance du mot socialisme, tandis qu’elle en absorbe peu à peu la substance, et le mouvement s’étend et s’empare des couches ouvrières, l’une après l’autre. Il a déjà secoué de leur torpeur les manœuvres de l’East-End de Londres et, tous, nous avons vu quelle énergique impulsion ces nouvelles forces lui ont à leur tour imprimée. Si la marche du mouvement est trop lente au gré des impatiences de tel ou tel, qu’ils n’oublient pas que c’est la classe ouvrière qui maintient vivantes les plus belles qualités du caractère anglais, et quand un terrain est conquis en Angleterre, il n’est d’ordinaire jamais reperdu. Si, pour les raisons dites plus haut, les fils des vieux Chartistes n’ont pas été à la hauteur de la situation, les petits-fils promettent d’être dignes de leurs ancêtres.
Mais le triomphe de la classe ouvrière européenne ne dépend pas seulement de l’Angleterre : il ne pourra être obtenu que par la coopération au moins de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Dans ces deux derniers pays, le mouvement ouvrier est bien en avant de celui de l’Angleterre. En Allemagne, on peut déjà mesurer la distance qui le sépare du succès : ses progrès, depuis vingt-cinq ans, sont sans précédents ; il avance avec une vitesse toujours croissante. Si la bourgeoisie allemande s’est montrée lamentablement dépourvue de capacités politiques, de discipline, de courage, d’énergie et de persévérance, la classe ouvrière allemande a donne de nombreuses preuves de toutes ces qualités. Il y a près de quatre siècles, l’Allemagne fut le point de départ du premier soulèvement de la bourgeoisie européenne ; au point où en sont les choses, serait-il impossible que l’Allemagne soit encore le théâtre de la première grande victoire du prolétariat européen ?
Londres, 20 avril 1892. F. ENGELS.
Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d’une part, des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d’autre part, de l’anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparaît au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du XVIIIe siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques.
Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu’elle fût. Religion, conception de la nature, société, régime politique, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable ; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l’existence. La raison pensante fut le seul et unique critère appliqué à toute chose. Ce fut le temps, où, comme dit Hegel, le monde était mis sur sa tête, en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large, que la réalité en contradiction avec ces principes fut bouleversée en fait de fond en comble. Toutes les formes antérieures de société et d’État, toutes les vieilles idées traditionnelles furent déclarées déraisonnables et jetées au rebut ; le monde ne s’était jusque là laissé conduire que par des préjugés ; tout ce qui appartenait au passé ne méritait que pitié et mépris. Enfin se levait le jour, le règne de la raison ; désormais, la superstition, l’injustice, le privilège et l’oppression devaient être détrônés par la vérité éternelle, la justice éternelle, l’égalité fondée sur la nature, et les droits inaliénables de l’homme.
Nous savons aujourd’hui que ce règne de la raison n’était rien d autre que le règne idéalise de la bourgeoisie ; que la justice éternelle trouva sa réalisation dans la justice bourgeoise ; que l’égalité aboutit à l’égalité bourgeoise devant la loi ; que l’on proclama comme l’un des droits essentiels de l’homme… La propriété bourgeoise ; et que l’Ètat rationnel, le contrat social de Rousseau ne vint au monde, et ne pouvait venir au monde. que sous la forme d’une République démocratique bourgeoise. Pas plus qu’aucun de leurs prédécesseurs, les grands penseurs du XIIIe siècle ne pouvaient transgresser les barrières que leur propre époque leur avait fixées.
Mais, à côté de l’opposition entre la noblesse féodale et la bourgeoisie qui se donnait pour le représentant de tout le reste de la société, existait l’opposition universelle contre exploiteurs et exploités, riches oisifs et pauvres laborieux. Et c’est justement celle circonstance qui permit aux représentants de la bourgeoisie de se poser en représentants non pas d’une classe particulière, mais de toute l’humanité souffrante. Il y a plus. Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire : les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés et à mesure que le bourgeois des corporations du moyen âge devenait le bourgeois moderne, dans la même mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaient le prolétaire. Et même si. dans l’ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la guerre des Paysans en Allemagne, les anabaptistes et Thomas Münzer ; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs ; dans la Révolution française, Babeuf. A ces levées de boucliers révolutionnaires d’une classe encore embryonnaire, correspondaient des manifestations théoriques ; au XVIe et au XVIIe siècle, des peintures utopiques d’une société idéale ; au XIIIe, des théories déjà franchement communistes (Morelly et Mably). La revendication de l’égalité ne se limitait plus aux droits politiques, elle devait s’étendre aussi à la situation sociale des individus ; ce n’étaient plus seulement les privilèges de classes qu’on devait supprimer, mais les différences de classes elles mêmes. Le premier visage de la nouvelle doctrine fut ainsi un communisme aseptique se rattachant à Sparte, interdisant toute joie de l’existence. Puis vinrent les trois grands utopistes : Saint-Simon, chez qui la tendance bourgeoise garde encore un certain poids à côté de l’orientation prolétarienne ; Fourier et Owen : ce dernier, dans le pays de la production capitaliste la plus évoluée et sous l’impression des contradictions qu’elle engendre, développa systématiquement ses propositions d’abolition des différences de classes, en se rattachant directement au matérialisme français.
Tous trois ont ceci de commun qu’ils ne se donnent pas comme les représentants des intérêts du prolétariat que l’histoire avait engendré dans l’intervalle. Comme les philosophes de l’ère des lumières, ils veulent affranchir non pas en premier une classe déterminée, mais immédiatement l’humanité entière. Comme eux, ils veulent instaurer le royaume de la raison et de la justice éternelle ; mais il y a un abîme entre leur royaume et celui des philosophes des lumières. Lui aussi, le monde bourgeois, organisé d’après les principes de ces philosophes, est irrationnel et injuste, et c’est pourquoi il doit être condamné et mis dans le même sac que le féodalisme et les autres conditions sociales antérieures. Si, jusqu’ici, la raison et la justice effectives n’ont pas régné dans le monde, c’est qu’on ne les avait pas encore exactement reconnues. Il manquait précisément l’individu génial qui est venu maintenant et qui a reconnu la vérité ; qu’il se soit présenté maintenant, que la vérité soit reconnue juste maintenant, ce fait ne résulte, pas avec nécessité de l’enchaînement du développement historique comme un événement inéluctable, c’est une simple chance. L’individu de génie aurait tout aussi bien pu naître cinq cents ans plus tôt, et il aurait épargné à l’humanité cinq cents ans d’erreur, de luttes et de souffrances.
Les philosophes français du XIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient, nous l’avons vu, à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État raisonnable, une société raisonnable ; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n’était en réalité rien d’autre que l’entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu’elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n’apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L’Ètat de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l’ère de la Terreur ; et pour y échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s’était réfugiée d’abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotisme napoléonien ; la paix éternelle qui avait été promise s’était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La société de raison n’avait pas connu un sort meilleur. L’opposition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien être général, avait été aggravée par l’élimination des privilèges corporatifs et autres qui la palliaient, et par celle des établissements de bienfaisance de l’Église qui l’adoucissaient ; l’ « affranchissement de la propriété » de ses entraves féodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petit paysan, comme la liberté de vendre cette petite propriété écrasée par la concurrence trop puissante du grand capital et de la grande propriété foncière, et de la vendre précisément à ces puissants seigneurs ; cet affranchissement se transformait ainsi pour le petit bourgeois et le petit paysan en affranchissement de toute propriété ; l’essor de l’industrie sur une base capitaliste érigea la pauvreté et la misère des masses ouvrières en condition de vie de la société. Le paiement au comptant devint de plus en plus, selon l’expression de Carlyle, le seul lien de la société. Le nombre des crimes augmenta d’année en année. Si les vices féodaux qui, autrefois, s’étalaient sans pudeur au grand jour avaient été, sinon supprimés, du moins provisoirement repoussés au second plan, les vices bourgeois, nourris jusque là dans le secret, n’en fleurirent qu’avec plus d’exubérance. Le commerce tourne de plus en plus à l’escroquerie. La « fraternité » de la devise révolutionnaire se réalisa dans les chicanes et les jalousies de la concurrence. L’oppression violente fit place à la corruption ; l’épée comme premier levier de puissance sociale fit place à l’argent. Le droit de cuissage passa des seigneurs féodaux aux fabricants bourgeois. La prostitution se répandit à un degré inconnu jusqu’alors. Le mariage lui-même, qui restait comme devant une forme légalement reconnue, une couverture officielle de la prostitution, se compléta par un adultère abondant. Bref, comparées aux pompeuses promesses des philosophes des lumières, les institutions sociales et politiques établies par la « victoire de la raison » se révélèrent des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception, et ces hommes vinrent avec le tournant du siècle. En 1802 parurent les lettres de Genève de Saint-Simon ; en 1808, la première œuvre de Fourier, bien que la base de sa théorie datât déjà de 1799 ; le 1er janvier 1800, Robert Owen prit la direction de New Lanark.
Mais en ce temps, le mode de production capitaliste et, avec lui, l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat étaient encore très peu développés. La grande industrie, qui venait de naître en Angleterre, était encore inconnue en France. Or, seule la grande industrie développe, d’une part, les conflits qui font d’un bouleversement du mode de production, d’une élimination de son caractère capitaliste une nécessité inéluctable, conflits non seulement entre les classes qu’elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formes d’échange qu’elle crée ; et, d’autre part, elle seule développe, dans ces gigantesques forces productives elles mêmes, les moyens de résoudre aussi ces conflits. Si donc, vers 1800, les conflits issus du nouvel ordre social n’étaient encore qu’en devenir, à plus forte raison les moyens de les résoudre. Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant l’ère de la Terreur, conquérir un moment la domination et ainsi conduire à la victoire la Révolution bourgeoise contre la bourgeoisie elle même, elles n’avaient fait par là que démontrer combien cette domination était impossible à la longue dans les conditions d’alors. Le prolétariat, qui commençait seulement à se détacher de ces masses non possédantes comme souche d’une nouvelle classe, tout à fait incapable encore d’une action politique indépendante, se présentait comme un ordre opprimé, souffrant, qui, dans son incapacité à s’aider lui même, pouvait tout au plus recevoir une aide de l’extérieur, d’en haut.
Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme. A l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité de la situation des classes, répondit l’immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies ; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s’agissait d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnés à l’utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure.
Cela une fois établi, ne nous arrêtons pas un instant de plus à cet aspect qui appartient maintenant tout entier au passé. Que des regrattiers livresques épluchent solennellement des fantaisies qui ne sont plus aujourd’hui que divertissantes ; laissons les faire valoir la supériorité de leur esprit posé en face de telles « folies ». Nous préférons nous réjouir des germes d’idées de génie et des idées de génie qui percent partout sous l’enveloppe fantastique et auxquels ces philistins sont aveugles.
Saint-Simon était fils de la Révolution française ; il n’avait pas encore trente ans lorsqu’elle éclata. La Révolution était la victoire du tiers état, c’est à dire de la grande masse de la nation qui était active dans la production et le commerce, sur les ordres privilégiés, oisifs jusqu’alors : la noblesse et le clergé. Mais la victoire du tiers état s’était bientôt révélée comme la victoire exclusive d’une petite partie de cet ordre, comme la conquête du pouvoir politique par la couche socialement privilégiée de ce même ordre : la bourgeoisie possédante. Et, à vrai dire, cette bourgeoisie s’était encore développée rapidement pendant la Révolution en spéculant sur la propriété foncière de la noblesse et de l’Église confisquée, puis vendue, ainsi qu’en fraudant la nation par les fournitures aux armées. Ce fut précisément la domination de ces escrocs qui, sous le Directoire, amena la France et la Révolution au bord de la ruine et donna ainsi à Napoléon le prétexte de son coup d’État. De la sorte, dans l’esprit de Saint-Simon, l’opposition du tiers état et des ordres privilégiés prit la forme de l’opposition entre « travailleurs » et « oisifs ». Les oisifs, ce n’étaient pas seulement les anciens privilégiés, mais aussi tous ceux qui vivaient de rentes, sans prendre part à la production et au commerce. Et les « ouvriers », ce n’étaient pas seulement les salariés, mais aussi les fabricants, les négociants, les banquiers. Il était patent que les oisifs avaient perdu la capacité de direction intellectuelle et de domination politique, et c’était définitivement confirmé par la Révolution. Que les non possédants n’eussent pas cette capacité, ce point semblait à Saint-Simon démontré par les expériences de la Terreur. Dès lors, qui devait diriger et dominer ? D’après Saint-Simon, la science et l’industrie, qu’unirait entre elles un nouveau lien religieux, destiné à restaurer l’unité des conceptions religieuses rompue depuis la Réforme, un « nouveau christianisme », nécessairement mystique et strictement hiérarchisé. Mais la science, c’était les hommes d’études, et l’industrie, c’était en première ligne les bourgeois actifs, fabricants, négociants, banquiers. Ces bourgeois devaient, certes, se transformer en une espèce de fonctionnaires publics, d’hommes de confiance de la société, mais garder cependant vis à vis des ouvriers une position de commandement, pourvue aussi de privilèges économiques. Les banquiers surtout devaient être appelés à régler, par la réglementation du crédit, l’ensemble de la production sociale. Cette conception correspondait tout à fait à une période où, en France, la grande industrie, et avec elle l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, étaient seulement en train de naître.
Mais il est un point sur lequel Saint-Simon insiste tout particulièrement : partout et toujours ce qui lui in importe en premier lieu, c’est le sort de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ».
Déjà dans ses lettres de Genève, Saint-Simon pose le principe que « tous les hommes travailleront ». Dans le même ouvrage, il sait déjà que la Terreur a été la domination des masses non possédantes.
« Regardez, leur crie-t il, ce qui est arrivé en France pendant le temps que vos camarades y ont dominé ; ils y ont fait naître la famine. »
Or, concevoir la Révolution française comme une lutte de classes, et qui plus est non seulement entre la noblesse et la bourgeoisie, mais entre la noblesse, la bourgeoisie et les non possédants était, en 1802, une découverte des plus géniales. En 1816, il proclame la politique science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l’économie. Si la notion que la situation économique est la base des institutions politiques n’apparaît ici qu’en germe, le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l’« abolition de l’Ètat », dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici. C’est avec la même supériorité sur ses contemporains qu’il proclame, en 1814, immédiatement après l’entrée des Alliés à Paris, et encore en 1815, pendant la guerre des Cent Jours, l’alliance de la France avec l’Angleterre et en deuxième ligne, celle de ces deux pays avec l’Allemagne comme la seule garantie du développement prospère et de la paix pour l’Europe. Prêcher aux Français de 1815 l’alliance avec les vainqueurs de Waterloo exigeait certes autant de courage que de sens de la perspective historique.
Si nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vues géniale qui fait que presque toutes les idées non strictement économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui, nous trouvons chez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour être faite avec une verve toute française, n’en est pas moins pénétrante. Fourier prend au mot la bourgeoisie, ses prophètes enthousiastes d’avant la Révolution et ses flagorneurs intéressés d’après. Il dévoile sans pitié la misère matérielle et morale du monde bourgeois et il la confronte avec les brillantes promesses des philosophes des lumières, sur la société où devait régner la raison seule, sur la civilisation apportant le bonheur universel, sur la perfectibilité illimitée de l’homme, aussi bien qu’avec les expressions couleur de rose des idéologues bourgeois, ses contemporains ; il démontre comment, partout, la réalité la plus lamentable correspond à la phraséologie la plus grandiloquente et il déverse son ironie mordante sur ce fiasco irrémédiable de la phrase. Fourier n’est pas seulement un critique ; sa nature éternellement enjouée fait de lui un satirique, et un des plus grands satiriques de tous les temps. Il peint avec autant de maestria que d’agrément la folle spéculation qui fleurit au déclin de la Révolution ainsi que l’esprit boutiquier universellement répandu dans le commerce français de ce temps. Plus magistrale encore est la critique qu’il fait du tour donné par la bourgeoisie aux relations sexuelles et de la position de la femme dans la société bourgeoise. Il est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale. Mais là ou il apparaît le plus grand, c’est dans sa conception de l’histoire de la société. Il divise toute son évolution passée en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation, laquelle coïncide avec ce qu’on appelle maintenant la société bourgeoise, donc avec le régime social instauré depuis le XVIe siècle, et il démontre « que l’ordre civilisé donne à chacun des vices auxquels la barbarie se livre avec simplicité, une forme complexe, ambiguë et hypocrite », que la civilisation se meut dans un « cercle vicieux », dans des contradictions qu’elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir ; de sorte que, par exemple : « la pauvreté naît en civilisation de l’abondance même ».
Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité indéfinie de l’homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l’avenir de l’humanité dans son ensemble. De même que Kant a introduit la fin à venir de la terre dans la science de la nature, Fourier introduit dans l’étude de l’histoire la fin à venir de l’humanité.
Tandis qu’en France l’ouragan de la Révolution balayait le pays, un bouleversement plus silencieux, mais non moins puissant, s’accomplissait en Angleterre. La vapeur et le machinisme nouveau transformèrent la manufacture en grande industrie moderne et révolutionnèrent ainsi tout le fondement de la société bourgeoise. La marche somnolente de la période manufacturière se transforma en une période d’ardeur irrésistible de la production. A une vitesse constamment accrue s’opéra la division de la société en grands capitalistes et en prolétaires non possédants, entre lesquels, au lieu de la classe moyenne stable d’autrefois, une masse mouvante d’artisans et de petits commerçants avaient maintenant une existence mal assurée, en formant la partie la plus fluctuante de la population. Le nouveau mode de production n’était encore qu’au début de sa branche ascendante ; il était encore le mode de production normal, régulier, le seul possible dans ces circonstances. Mais déjà il engendrait des anomalies sociales criantes : agglomération d’une population déracinée dans les pires taudis des grandes villes, dissolution de tous les liens traditionnels de filiation, de subordination patriarcale, de famille, surtravail, surtout pour les femmes et les enfants, à une échelle épouvantable, dépravation massive de la classe travailleuse jetée brusquement dans des conditions tout à fait nouvelles, passant de la campagne à la ville, de l’agriculture à l’industrie, de conditions stables dans des conditions précaires qui changeaient chaque jour. C’est alors qu’apparut en réformateur un fabricant de vingt neuf ans, homme d’une simplicité de caractère enfantine qui allait jusqu’au sublime et, en même temps, conducteur d’hommes né comme il en existe peu. Robert Owen s’était assimilé la doctrine des philosophes matérialistes de l’ère des lumières, selon laquelle le caractère de l’homme est le produit, d’une part, de son organisation native et, d’autre part, des circonstances qui entourent l’homme durant sa vie, mais surtout pendant la période où il se forme. Dans la révolution industrielle, la plupart des hommes de son groupe social ne voyaient que confusion et chaos, où il faisait bon pêcher en eau trouble et s’enrichir rapidement. Il y vit l’occasion d’appliquer sa thèse favorite et de mettre par là de l’ordre dans le chaos. Il s’y était déjà essayé avec succès à Manchester, comme dirigeant des 500 ouvriers d’une fabrique ; de 1800 à 1829, il régit comme associé gérant la grande filature de coton de New Lanark en Écosse et il le fit dans le même esprit, mais avec une plus grande liberté d’action et un succès qui lui valut une réputation européenne. Une population qui monta peu à peu jusqu’à 2500 âmes et se composait à l’origine des éléments les plus mêlés, pour la plupart fortement démoralisés, fut transformée par lui en une parfaite colonie modèle où ivrognerie, police, justice pénale, procès, assistance publique et besoin de charité étaient choses inconnues. Et cela tout simplement en plaçant les gens dans des circonstances plus dignes de l’homme, et surtout en faisant donner une éducation soignée à la génération grandissante. Il fut l’inventeur des écoles maternelles et le premier à les introduire. Dès l’âge de deux ans, les enfants allaient à l’école, où ils s’amusaient tellement qu’on avait peine à les ramener à la maison. Tandis que ses concurrents faisaient travailler de treize à quatorze heures par jour, on ne travaillait à New Lanark que dix heures et demie. Lorsqu’une crise cotonnerie arrêta le travail pendant quatre mois, les ouvriers chômeurs continuèrent à toucher leur salaire entier. Ce qui n’empêcha pas l’établissement d’augmenter en valeur de plus du double et de donner jusqu’au bout de gros bénéfices aux propriétaires.
Mais tout cela ne satisfait pas Owen l’existence qu’il avait faite à ses ouvriers était, à ses yeux, loin encore d’être digne de l’homme ; « les gens étaient mes esclaves » : les circonstances relativement favorables dans lesquelles il les avait placés, étaient encore loin de permettre un développement complet et rationnel du caractère et de l’intelligence, et encore moins une libre activité vitale.
« Et, pourtant, la partie laborieuse de ces 2500 hommes produisait autant de richesse réelle pour la société qu’à peine un demi siècle auparavant une population de 600 000 âmes pouvait en produire. Je me demandais : qu’advient il de la différence entre la richesse consommée par 2500 personnes et celle qu’il aurait fallu pour la consommation des 600 000 ? »
La réponse était claire. La richesse avait été employée à assurer aux propriétaires de l’établissement 5 % d’intérêt sur leur mise de fonds et, en outre, un bénéfice de plus de 300 000 livres sterling (6 millions de marks). Et ce qui était vrai pour New Lanark l’était à plus forte raison pour toutes les fabriques d’Angleterre.
« Sans cette nouvelle richesse créée par les machines, on n’aurait pas pu mener à bonne fin les guerres pour renverser Napoléon et maintenir les principes aristocratiques de la société. Et pourtant, cette puissance nouvelle était la création de la classe ouvrière ».
C’est donc à elle qu’en revenaient les fruits. Les forces de production nouvelles et puissantes, qui n’avaient servi jusque là qu’à l’enrichissement de quelques uns et à l asservissement des masses, offraient pour Owen la base d’une réorganisation sociale et étaient destinées à ne travailler que pour le bien être commun, comme propriété commune de tous.
C’est de cette pure réflexion de l’homme d’affaires, comme fruit pour ainsi dire du calcul commercial, que naquit le communisme oweniens. Il conserve toujours ce même caractère tourné vers la pratique. C’est ainsi qu’en 1823, Owen proposa de remédier à la misère de l’Irlande par des colonies communistes et joignit à son projet un devis complet des frais d’établissement, des dépenses annuelles et des gains prévisibles. Ainsi encore, dans son plan définitif d’avenir, l’élaboration technique des détails, y compris le tracé, l’élévation et la vue cavalière, est faite avec une telle compétence que, une fois admise la méthode de reforme sociale d’Owen, il y a peu de chose à dire contre le détail de l’organisation, même du point de vue technique.
Le passage au communisme fut le tournant de la vie d’Owen. Tant qu’il s’était contenté du rôle de philanthrope, il n’avait récolté que richesse, approbation, honneur et gloire. Il était l’homme le plus populaire d’Europe ; non seulement ses collègues, mais aussi des hommes d’État et des princes l’écoutaient et l’approuvaient. Mais lorsqu’il se présenta avec ses théories communistes, tout changea. Il y avait trois grands obstacles qui lui semblaient surtout barrer la route de la réforme sociale : la propriété privée, la religion et la forme actuelle du mariage. Il savait ce qui l’attendait s’il les attaquait : universelle mise au ban de la société officielle, perte de toute sa situation sociale. Mais il ne se laissa pas détourner de les attaquer sans ménagement, et il arriva ce qu’il avait prévu. Banni de la société officielle, enseveli sous la conspiration du silence de la presse, ruiné par ses expériences communistes manquées en Amérique, expériences dans lesquelles il avait sacrifié toute sa fortune, il se tourna directement vers la classe ouvrière et continua trente ans encore d’agir dans son sein. Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent réalisés en Angleterre dans l’intérêt des travailleurs se rattachent au nom d’Owen. C’est ainsi qu’après cinq ans d’efforts, il fit passer en 1819 la première loi limitant le travail des femmes et des enfants dans les fabriques. C’est ainsi qu’il présida le premier congrès au cours duquel les trade unions de toute l’Angleterre s’assemblèrent en une seule grande association syndicale. C’est ainsi qu’il introduisit, comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d’une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer ; d’autre part, les bazars du travail, établissements pour l’échange de produits du travail au moyen d’une monnaie papier du travail, dont l’unité était constituée par l’heure de travail ; ces établissements, nécessairement voués à l’échec, étaient une anticipation complète de la banque d’échange que Proudhon devait instituer bien plus tard, mais s’en distinguaient précisément par le fait qu’ils ne représentaient pas la panacée des maux sociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation bien plus radicale de la société.
La manière de voir des utopistes a longtemps dominé les idées socialistes du XIXe siècle et les domine encore en partie. Elle était encore, il y a peu de temps, celle de tous les socialistes anglais et français ; c’est à elle que se rattachent les débuts du communisme allemand, Weitling, compris. Le socialisme est pour eux tous l’expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu’on le découvre pour qu’il conquière le monde par la vertu de sa propre force ; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l’espace et du développement de l’histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard. Cela étant, la vérité, la raison et la justice absolues redeviennent différentes avec chaque fondateur d’école ; et comme l’espèce de vérité, de raison et de justice absolues qui est particulière à chacun d’eux dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c’est qu’elles s’usent l’une contre l’autre. Rien d’autre ne pouvait sortir de là qu’une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd’hui encore, en fait, dans l’esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d’Angleterre : un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu’elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de ]a société future ; et ce mélange s’opère d’autant plus facilement que, dans chaque élément composant, les arêtes vives de la précision ont été émoussées au fil des débats comme les galets au fil du ruisseau. Pour faire du socialisme une science, il fallait d’abord le placer sur un terrain réel.
Cependant, à côté et à la suite de la philosophie française du XIIIe siècle, la philosophie allemande moderne était née et avait trouvé son achèvement en Hegel. Son plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée. Les philosophes grecs de l’antiquité étaient tous dialecticiens par naissance, par excellence de nature, et l’esprit le plus encyclopédique d’entre eux, Aristote, a aussi déjà étudié les formes les plus essentielles de la pensée dialectique. La philosophie moderne, par contre, bien que la dialectique y eût aussi de brillants représentants (par exemple Descartes et Spinoza) s’était de plus en plus embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique, qui domine aussi presque sans exception les Français du XIIIe siècle, du moins dans leurs œuvres spécialement philosophiques. En dehors de la philosophie proprement dite, ils étaient néanmoins en mesure de produire des chefsd’œuvre de dialectique ; nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau. Indiquons ici, brièvement, l’essentiel des deux méthodes.
Lorsque nous soumettons à l’examen de la pensée la nature ou l’histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s’offre d’abord à nous, c’est le tableau d’un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques où rien ne reste ce qu’il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d’abord le tableau d’ensemble, dans lequel les détails s’effacent encore plus ou moins ; nous prêtons plus d’attention au mouvement, aux passages de l’un à l’autre, aux enchaînements qu’à ce qui se meut, passe et s’enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d’envisager le monde est celle des philosophes grecs de l’antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n’est pas car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu’elle saisisse le caractère général du tableau que présente l’ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d’ensemble se compose ; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n’avons pas non plus une idée nette du tableau d’ensemble. Pour connaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc.. C’est au premier chef la tâche des sciences de la nature et de la recherche historique, branches d’investigation qui, pour d’excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la période classique qu’une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les matériaux. Il faut d’abord avoir réuni, jusqu’à un certain point, des données naturelles et historiques pour pouvoir passer au dépouillement critique, à la comparaison ou à la division en classes, ordres et genres. Les rudiments de l’étude exacte de la nature ne sont donc développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge ? par les Arabes ; encore, une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du XVe siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation de divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa des sciences de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non ; ce qui va au delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait évident, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche ; et la manière de voir métaphysique, si justifiée et même si nécessaire soit elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, leur devenir et leur périr : devant leur repos, leur mouvement ; les arbres l’empêchent de voir la forêt. Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non ; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre ; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée. Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même ; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment ; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement ; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’universelle action réciproque, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.
Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. Pour la dialectique, par contre, qui appréhende les choses et leurs reflets conceptuels essentiellement dans leur connexion, leur enchaînement, leur mouvement, leur naissance et leur fin, les processus mentionnés plus haut sont autant de confirmations du comportement qui lui est propre. La nature est le banc d’essai de la dialectique et nous devons dire à l’honneur des sciences modernes de la nature qu’elle a fourni pour ce banc d’essai une moisson extrêmement riche de faits qui s’accroît tous les jours, en prouvant ainsi que dans la nature les choses se passent, en dernière analyse, dialectiquement et non métaphysiquement, que la nature ne se meut pas dans l’éternelle monotonie d’un cycle sans cesse répété, mais parcourt une histoire effective. Avant tout autre il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup le plus puissant à la conception métaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus d’évolution qui s’est poursuivi pendant des millions d’années. Mais comme jusqu’ici on peut compter les savants qui ont appris à penser dialectiquement, le conflit entre les résultats découverts et le mode de pensée traditionnel explique l’infinie confusion qui règne actuellement dans la théorie des sciences de la nature et qui met au désespoir maîtres et élèves, auteurs et lecteurs.
Une représentation exacte de l’univers, de son évolution et de celle de l’humanité, ainsi que du reflet de cette évolution dans le cerveau des hommes, ne peut donc se faire que par voie dialectique, en tenant constamment compte des actions réciproques universelles du devenir et du finir, des changements progressifs et régressifs. Et c’est aussi dans ce sens que s’est immédiatement manifestée la philosophie allemande moderne. Kant a commencé sa carrière en résolvant le système solaire stable de Newton et sa durée éternelle une fois donné le fameux choc initial en un processus historique : la naissance du soleil et de toutes les planètes à partir d’une masse nébuleuse en rotation. Et il en tirait déjà cette conclusion qu’étant donné qu’il était né, le système solaire devait nécessairement mourir un jour. Cette vue, un demi siècle plus tard, a été confirmée mathématiquement par Laplace et, après encore un demi siècle, le spectroscope a démontré l’existence dans l’univers de semblables masses gazeuses incandescentes à différents degrés de condensation.
Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour la première fois et c’est son grand mérite le monde entier de la nature, de l’histoire et de l’esprit était représenté comme un processus, c’est à dire comme étant engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l’on tentait de démontrer l’enchaînement interne de ce mouvement et de cette évolution. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu’il est préférable d’oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l’humanité lui même ; et la pensée avait maintenant pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et d’en démontrer la logique interne à travers toutes les contingences apparentes.
Que le système de Hegel n’ait pas résolu le problème qu’il s’était posé importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, était de l’avoir posé. Ce problème est précisément de ceux qu’aucun individu à lui seul ne pourra jamais résoudre. Bien que Hegel fût avec Saint-Simon la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d’abord par l’étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l’étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d’une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu’au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il ne considérait à l’inverse les objets et leur développement que comme de simples copies réalisées de l’« Idée » existant de quelque manière dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l’enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et en conséquence, bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tournât souvent au ravaudage, à l’article, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d’une contradiction interne incurable ? D’une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l’histoire de l’humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d’une prétendue vérité absolue ; mais, d’autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l’histoire embrassant tout et qui constitue une conclusion définitive est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique ; ce qui toutefois n’exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l’ensemble du monde extérieur puisse progresser à pas de géant de génération en génération.
Une fois démêlée la totale perversion caractéristique de l’idéalisme allemand du passé, il fallait forcément revenir au matérialisme, mais notons le non pas au matérialisme purement métaphysique, exclusivement mécanique du XIIIe siècle. En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l’histoire antérieure, le matérialisme moderne voit, dans l’histoire, le processus d’évolution de l’humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices. En face de la représentation de la nature qui régnait tant chez les Français du XIIIe siècle que chez Hegel encore, et qui en faisait un tout restant constamment semblable à lui même et se mouvant en cycles étroits, avec des corps célestes éternels, ainsi que l’avait enseigné Newton, et des espèces organiques immuables, ainsi que l’avait enseigné Linné, le matérialisme moderne synthétise, au contraire, les progrès modernes des sciences de la nature, d’après lesquels la nature, elle aussi, a son histoire dans le temps ; les corps célestes, comme les espèces vivantes susceptibles d’y vivre dans des circonstances favorables, naissent et périssent, et les cycles de révolution, dans la mesure où en général on peut encore les admettre, prennent des dimensions infiniment plus grandioses. Dans les deux cas, il est essentiellement dialectique et n’a que faire d’une philosophie placée au dessus des autres sciences. Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu’elle occupe dans l’enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue. De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l’état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire.
Mais tandis que le revirement dans la conception de la nature ne pouvait s’accomplir que dans la mesure où la recherche fournissait la quantité correspondante de connaissances positives, des faits historiques s’étaient déjà imposés beaucoup plus tôt, qui amenèrent un tournant décisif dans la conception de l’histoire. En 1831 avait eu lieu à Lyon la première insurrection ouvrière ; de 1838 à 1842, le premier mouvement ouvrier national, celui des chartistes anglais, atteignait son point culminant. La lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie passait au premier plan de l’histoire des pays les plus avancés d’Europe, proportionnellement au développement de la grande industrie d’une part, de la domination politique nouvellement conquise par la bourgeoisie d’autre part. Les enseignements de l’économie bourgeoise sur l’identité des intérêts du capital et du travail, sur l’harmonie universelle et la prospérité universelle résultant de la libre concurrence, étaient démentis de façon de plus en plus brutale par les faits. Il n’était plus possible de réfuter tous ces faits, pas plus que le socialisme français et anglais qui, malgré toutes ses imperfections, en était l’expression théorique. Mais l’ancienne conception idéaliste de l’histoire qui n’était pas encore détrônée, ne connaissait pas de luttes de classes reposant sur des intérêts matériels, ni même, en général, d’intérêts matériels ; la production et toutes les relations économiques n’y apparaissaient qu’à titre accessoire, comme éléments secondaires de l’« histoire de la civilisation ».
Les faits nouveaux obligèrent à soumettre toute l’histoire du passé à un nouvel examen et il apparut que toute histoire passée, à l’exception des origines, était l’histoire de luttes de classes, que ces classes sociales en lutte l’une contre l’autre sont toujours des produits des rapports de production et d’échange, en un mot des rapports économiques de leur époque ; que, par conséquent, la structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en dernière analyse, d’expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, aussi bien que des idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique. Hegel avait libéré de la métaphysique la conception de l’histoire, il l’avait rendue dialectique, mais sa conception de l’histoire était essentiellement idéaliste. Maintenant l’idéalisme était chassé de son dernier refuge, la conception de l’histoire ; une conception matérialiste de l’histoire était donnée et la voie était trouvée pour expliquer la conscience des hommes en partant de leur être, au lieu d’expliquer leur être en partant de leur conscience, comme on l’avait fait jusqu’alors.
En conséquence, le socialisme n’apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l’histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l’économie qui avait engendré d’une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit. Mais le socialisme antérieur était tout aussi incompatible avec cette conception matérialiste de l’histoire que la conception de la nature du matérialisme français l’était avec la dialectique et les sciences modernes de la nature. Certes, le socialisme antérieur critiquait le mode de production capitaliste existant et ses conséquences, mais il ne pouvait pas l’expliquer, ni par conséquent en venir à bout ; il ne pouvait que le rejeter purement et simplement comme mauvais. Plus il s’emportait avec violence contre l’exploitation de la classe ouvrière qui en est inséparable, moins il était en mesure d’indiquer avec netteté en quoi consiste cette exploitation et quelle en est la source. Or le problème était, d’une part, de représenter ce mode de production capitaliste dans sa connexion historique et sa nécessité pour une période déterminée de l’histoire, avec par conséquent, la nécessité de sa chute, d’autre part, de mettre à nu aussi son caractère interne encore caché. C’est ce que fit la découverte de la plus value. Il fut prouvé que l’appropriation de travail non payé est la forme fondamentale du mode de production capitaliste et de l’exploitation de l’ouvrier qui en résulte ; que même lorsque le capitalisme paie la force de travail de son ouvrier à la pleine valeur qu’elle a sur le marché en tant que marchandise, il en tire pourtant plus de valeur qu’il n’en a payé pour elle ; et que cette plus-value constitue, en dernière analyse, la somme de valeur d’où provient la masse de capital sans cesse croissante accumulée entre les mains des classes possédantes. La marche de la production capitaliste, aussi bien que de la production de capital, se trouvait expliquée.
Ces deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus value, nous les devons à Marx. C’est grâce à elles que le socialisme est devenu une science, qu’il s’agit maintenant d’élaborer dans tous ses détails et ses connexions.
La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constituent le fondement de tout régime social ; que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques ; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée. Si l’on s’éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n’est là qu’un indice qu’il s’est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d’échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques antérieures. Cela signifie, en même temps, que les moyens d’éliminer les anomalies découvertes existent forcément, eux aussi, à l’état plus ou moins développé, dans les rapports de production modifiés. Il faut donc non pas, disons, inventer ces moyens dans sa tête, mais les découvrir à l’aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là.
Quelle est en conséquence la position du socialisme moderne ?
Le régime social existant, ceci est maintenant assez généralement admis, a été créé par la classe actuellement dominante, la bourgeoisie. Le mode de production propre à la bourgeoisie, appelé depuis Marx mode de production capitaliste, était incompatible avec les privilèges des localités et des ordres, de même qu’avec les liens personnels réciproques du régime féodal. La bourgeoisie a mis en pièces le régime féodal et édifié sur ses ruines la constitution bourgeoise de la société, empire de la libre concurrence, de la liberté d’aller et venir, de l’égalité juridique des possesseurs de marchandises et autres splendeurs bourgeoises. Le mode de production capitaliste pouvait maintenant se déployer librement. Les rapports de production élaborés sous la direction de la bourgeoisie se sont développés, depuis que la vapeur et le nouveau machinisme ont transformé la vieille manufacture en grande industrie, avec une rapidité et une ampleur inouïes jusque là. Mais de même que, en leur temps, la manufacture et l’artisanat, développé sous son influence, étaient entrés en conflit avec les entraves féodales des corporations, de même la grande industrie, une fois développée plus complètement, entre en conflit avec les barrières dans lesquelles le mode de production capitaliste la tient enserrée. Les forces de production nouvelles ont déjà débordé la forme bourgeoise de leur emploi ; et ce conflit entre les forces productives et le mode de production n’est pas un conflit né dans la tête des hommes comme, par exemple, celui du péché originel et de la justice divine : il est là, dans les faits, objectivement, en dehors de nous, indépendamment de la volonté ou de la marche même de ceux des hommes qui l’ont provoqué. Le socialisme moderne n’est rien d’autre que le reflet dans la pensée de ce conflit effectif, sa réflexion, sous forme d’idées, tout d’abord dans les cerveaux de la classe qui en souffre directement, la classe ouvrière.
Or, en quoi consiste ce conflit ?
Avant la production capitaliste, donc au moyen âge, on était en présence partout de la petite production, que fondait la propriété privée des travailleurs sur leurs moyens de production : agriculture des petits paysans libres ou serfs, artisanat des villes. Les moyens de travail, terre, instruments aratoires, atelier, outils de l’artisan, étaient des moyens de travail de l’individu, calculés seulement pour l’usage individuel ; ils étaient donc nécessairement mesquins, minuscules, limités. Mais, pour cette raison même, ils appartenaient normalement au producteur même. Concentrer, élargir ces moyens de production dispersés et étriqués, en faire les leviers puissants de la production actuelle, tel fut précisément le rôle historique du mode de production capitaliste et de la classe qui en est le support, la bourgeoisie. Dans la quatrième section du Capital, Marx a décrit dans le détail comment elle a mené cette œuvre à bonne fin depuis le XVe siècle, aux trois stades de la coopération simple, de la manufacture et de la grande industrie. Mais, comme il le prouve également au même endroit, la bourgeoisie ne pouvait pas transformer ces moyens de production limités en puissantes forces productives sans transformer les moyens de production de l’individu en moyens de production sociaux, utilisables seulement par un ensemble d’hommes. Au lieu du rouet, du métier de tisserand à la main, du marteau de forgeron sont apparus la machine à filer, le métier mécanique, le marteau à vapeur ; au lieu de l’atelier individuel, la fabrique qui commande la coopération de centaines et de milliers d’hommes. Et de même que les moyens de production, la production elle même s’est transformée d’une série d’actes individuels en une série d’actes sociaux et les produits, de produits d’individus, en produits sociaux. Le fil, le tissu, la quincaillerie qui sortaient maintenant de la fabrique étaient le produit collectif de nombreux ouvriers, par les mains desquels ils passaient forcément tour à tour avant d’être finis. Pas un individu qui puisse dire d’eux : c’est moi qui ai fait cela, c’est mon produit.
Mais là où la division naturelle du travail à l’intérieur de la société, celle qui est née spontanément peu à peu, est la forme fondamentale de la production, elle imprime aux produits la forme de marchandises, dont l’échange réciproque, l’achat et la vente mettent les producteurs individuels en état de satisfaire leurs multiples besoins. Et c’était le cas au moyen âge. Le paysan, par exemple, vendait à l’artisan des produits des champs et lui achetait en compensation des produits de l’artisanat. C’est dans cette société de producteurs individuels, de producteurs de marchandises, que s’est donc infiltré le mode de production nouveau. On l’a vu introduire au beau milieu de cette division du travail naturelle, sans méthode, qui régnait dans toute la société, la division méthodique du travail telle qu’elle était organisée dans la fabrique individuelle ; à côté de la production individuelle apparut la production sociale. Les produits de l’une et de l’autre se vendaient sur le même marché, donc à des prix égaux au moins approximativement. Mais l’organisation méthodique était plus puissante que la division du travail naturelle ; les fabriques travaillant socialement produisaient à meilleur marché que les petits producteurs isolés. La production individuelle succomba dans un domaine après l’autre, la production sociale révolutionna tout le vieux mode de production. Mais ce caractère révolutionnaire, qui lui est propre, fut si peu reconnu qu’on l’introduisit, au contraire, comme moyen d’élever et de favoriser la production marchande. Elle naquit en se rattachant directement à certains leviers déjà existants de la production marchande et de l’échange des marchandises : capital commercial, artisanat, travail salarié. Du fait qu’elle se présentait elle- même comme une forme nouvelle de production marchande, les formes d’appropriation de la production marchande restèrent pleinement valables pour elle aussi.
Dans la production marchande telle qu’elle s’était développée au moyen âge, la question ne pouvait même pas se poser de savoir à qui devait appartenir le produit du travail. En règle générale, le producteur individuel l’avait fabriqué avec des matières premières qui lui appartenaient et qu’il produisait souvent lui même, à l’aide de ses propres moyens de travail et de son travail manuel personnel ou de celui de sa famille. Le produit n’avait nullement besoin d’être approprié d’abord par lui, il lui appartenait de lui même. La propriété du produit reposait donc sur le travail personnel. Même là où l’on utilisait l’aide d’autrui, celle ci restait en règle générale accessoire et, en plus du salaire, elle recevait fréquemment une autre rémunération : l’apprenti ou le compagnon de la corporation travaillaient moins pour la nourriture et le salaire que pour leur propre préparation à la maîtrise. C’est alors que vint la concentration des moyens de production dans de grands ateliers et des manufactures, leur transformation en moyens de production effectivement sociaux. Mais les moyens de production et les produits sociaux furent traités comme si, après comme avant, ils étaient les moyens de production et les produits d’individus. Si, jusqu’alors, le possesseur des moyens de travail s’était approprié le produit parce que, en règle générale, il était son propre produit et que l’appoint du travail d’autrui était l’exception, le possesseur des moyens de travail continua maintenant à s’approprier le produit bien qu’il ne fût plus son produit, mais exclusivement le produit du travail d’autrui. Ainsi, les produits désormais créés socialement ne furent pas appropriés par ceux qui avaient mis réellement en œuvre les moyens de production et avaient réellement fabriqué les produits, mais par le capitaliste. Moyens de production et production sont devenus essentiellement sociaux ; mais on les assujettit à une forme d’appropriation qui présuppose la production privée d’individus, dans laquelle donc chacun possède et porte au marché son propre produit. On assujettit le mode de production à cette forme d’appropriation bien qu’il en supprime la condition préalable. Dans cette contradiction qui confère au nouveau mode de production son caractère capitaliste gît déjà en germe toute la grande collision du présent. A mesure que le nouveau mode de production arrivait à dominer dans tous les secteurs décisifs de la production et dans tous les pays économiquement décisifs, et par suite évinçait la production individuelle jusqu’à la réduire à des restes insignifiants, on voyait forcément apparaître d’autant plus crûment l’incompatibilité de la production sociale et de l’appropriation capitaliste.
Les premiers capitalistes trouvèrent déjà, comme nous l’avons dit, toute prête la forme du travail salarié. Mais ils la trouvèrent comme exception, occupation accessoire. ressource provisoire, situation transitoire. Le travailleur rural qui, de temps à autre, allait travailler à la journée. avait ses quelques arpents de terre qu’il possédait en propre et dont à la rigueur il pouvait vivre. Les règlements des corporations veillaient à ce que le compagnon d’aujourd’hui devînt le maître de demain. Mais dès que les moyens de production se furent transformés en moyens sociaux et furent concentrés entre les mains de capitalistes, tout changea. Le moyen de production ainsi que le produit du petit producteur individuel se déprécièrent de plus en plus ; il ne lui resta plus qu’à aller travailler pour un salaire chez le capitaliste. Le travail salarié, autrefois exception et ressource provisoire, devint la règle et la forme fondamentale de toute la production ; autrefois occupation accessoire, il devint alors l’activité exclusive du travailleur. Le salarié à temps se transforma en salarié à vie. La foule des salariés à vie fut, de plus, énormément accrue par l’effondrement simultané du régime féodal, la dissolution des suites des seigneurs féodaux, l’expulsion des paysans hors de leurs fermes, etc. La séparation était accomplie entre les moyens de production concentrés dans les mains des capitalistes d’un côté, et les producteurs réduits à ne posséder que leur force de travail de l’autre. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se manifeste comme l’antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie.
Nous avons vu que le mode de production capitaliste s’est infiltré dans une société de producteurs de marchandises, producteurs individuels dont la cohésion sociale avait pour intermédiaire l échange de leurs produits. Mais toute société reposant sur la production marchande a ceci de particulier que les producteurs y ont perdu la domination sur leurs propres relations sociales. Chacun produit pour soi, avec ses moyens de production dus au hasard et pour son besoin d’échange particulier. Nul ne sait quelle quantité de son article parviendra sur le marché ni même quelle quantité il en faudra ; nul ne sait si son produit individuel trouvera à son arrivée un besoin réel, s’il fera ses frais ou même s’il pourra vendre. C’est le règne de l’anarchie de la production sociale. Mais la production marchande comme toute autre forme de production a ses lois particulières, immanentes, inséparables d’elle ; et ces lois s’imposent malgré l’anarchie, en elle, par elle. Elles se manifestent dans la seule forme qui subsiste de lien social, dans l’échange, et elles prévalent en face des producteurs individuels comme lois coercitives de la concurrence. Elles sont donc, au début, inconnues à ces producteurs eux-mêmes et il faut d’abord qu’ils les découvrent peu à peu par une longue expérience. Elles s’imposent donc sans les producteurs et contre les producteurs comme lois naturelles de leur forme de production, lois à l’action aveugle. Le produit domine les producteurs.
Dans la société du moyen âge, surtout dans les premiers siècles, ]a production était essentiellement orientée vers la consommation personnelle. Elle ne satisfaisait, en ordre principal, que les besoins du producteur et de sa famille. Là où, comme à la campagne, existaient des rapports personnels de dépendance, elle contribuait aussi à satisfaire les besoins du seigneur féodal. Il ne se produisait donc là aucun échange, et par suite, les produits ne prenaient pas non plus le caractère de marchandise. La famille du paysan produisait presque tout ce dont elle avait besoin, aussi bien outils et vêtements que vivres. C’est seulement lorsqu’elle en vint à produire un excédent au delà de ses propres besoins et des redevances en nature dues au seigneur féodal qu’elle produisit aussi des marchandises ; cet excédent jeté dans l’échange social, mis en vente, devint marchandise. Les artisans des villes ont été certes forcés de produire dès le début pour l’échange. Mais, eux aussi, couvraient par leur travail la plus grande partie de leurs propres besoins ; ils avaient des jardins et de petits champs ; ils envoyaient leur bétail dans la forêt communale, qui leur donnait en outre du bois de construction et du combustible ; les femmes filaient le lin, la laine, etc. La production en vue de l’échange, la production marchande n’était qu’à ses débuts. D’où échange limité, marché limité, mode de production stable, isolément du côté de l’extérieur, association locale du côté de l’intérieur : la Marche (communauté agraire) dans la campagne, la corporation dans la ville.
Mais avec l’extension de la production marchande et surtout l’avènement du mode de production capitaliste, les lois de la production marchande, qui sommeillaient jusque là, entrèrent aussi en action d’une manière plus ouverte et plus puissante. Les vieilles associations se relâchèrent, les vieilles barrières d’isolement furent percées, les producteurs transformés de plus en plus en producteurs de marchandises indépendants et isolés. L’anarchie de la production sociale vint au jour et fut de plus en plus poussée à son comble. Mais l’instrument principal avec lequel le mode de production capitaliste accrut cette anarchie dans la production sociale était juste le contraire de l’anarchie : l’organisation croissante de la production en tant que production sociale dans chaque établissement de production isolé.
C’est avec ce levier qu’il mit fin à la paisible stabilité d’autrefois. Là où elle fut introduite dans une branche d’industrie, elle ne souffrit à côté d’elle aucune méthode d’exploitation plus ancienne. Là où elle s’empara de l’artisanat, elle anéantit le vieil artisanat. Le champ du travail devint un terrain de bataille. Les grandes découvertes géographiques et les entreprises de colonisation qui les suivirent multiplièrent les débouchés et accélérèrent la transformation de l’artisanat en manufacture. La lutte n’éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels ; les luttes locales grandirent de leur côté jusqu’à devenir des luttes nationales : les guerres commerciales du XVIIe et du XIIIe siècle. La grande industrie, enfin, et l’établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu’entre industries entières et pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon qu’elles sont plus ou moins favorables, décident de l’existence. Le vaincu est éliminé sans ménagement. C’est la lutte darwinienne pour l’existence de l’individu, transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l’animal dans la nature apparaît comme l’apogée du développement humain. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se présente alors comme l’antagonisme entre l’organisation de la production dans la fabrique individuelle et l’anarchie de la production dans l’ensemble de la société.
C’est dans ces deux formes d’apparition de la contradiction immanente au mode de production capitaliste de par son origine que se meut ce mode de production, en décrivant sans pouvoir en sortir ce « cercle vicieux » que Fourier découvrait déjà en lui. Toutefois, ce que Fourier ne pouvait encore voir de son temps, c’est que ce cercle se rétrécit peu à peu, que le mouvement représente plutôt une spirale, laquelle, comme celle des planètes, doit atteindre sa fin en entrant en collision avec le centre. C’est la force motrice de l’anarchie sociale de la production qui transforme de plus en plus la grande majorité des hommes en prolétaires et ce sont à leur tour les masses prolétariennes qui finiront par mettre un terme à l’anarchie de la production. C’est la force motrice de l’anarchie sociale de la production qui transforme la perfectibilité infinie des machines de la grande industrie en une loi impérative pour chaque capitaliste industriel pris à part, en l’obligeant à perfectionner de plus en plus son machinisme sous peine de ruine. Mais perfectionner les machines, cela signifie rendre du travail humain superflu. Si introduction et accroissement des machines signifient éviction de millions de travailleurs à la main par un petit nombre de travailleurs à la machine, amélioration du machinisme signifie éviction de travailleurs à la machine de plus en plus nombreux et, en dernière analyse, production d’un nombre de salariés disponibles qui dépasse le besoin d’emploi moyen du capital, d’une armée de réserve industrielle complète, selon la dénomination que j’ai employée dès 1845, armée disponible pour les périodes où l’industrie travaille à haute pression, jetée sur le pavé par le krach qui suit nécessairement, boulet que la classe ouvrière traîne aux pieds en tout temps dans sa lutte pour l’existence contre le capital, régulateur qui maintient le salaire au bas niveau correspondant au besoin capitaliste. C’est ainsi que le machinisme devient, pour parler comme Marx, l’arme la plus puissante du capital contre la classe ouvrière, que le moyen de travail arrache sans cesse le moyen de subsistance des mains de l’ouvrier, que le propre produit de l’ouvrier se transforme en un instrument d’asservissement de l’ouvrier. C’est ainsi que d’emblée, l’économie des moyens de travail devient, en même temps, la dilapidation la plus brutale de la force de travail, un vol sur les conditions normales de la fonction du travail ; que le machinisme, le moyen le plus puissant de réduire le temps de travail, se convertit en le plus infaillible moyen de transformer l’entière durée de la vie de l’ouvrier et de sa famille en temps de travail disponible pour faire valoir le capital ; c’est ainsi que le surmenage des uns détermine le chômage des autres et que la grande industrie, qui va à la chasse, par tout le globe, du consommateur nouveau, limite à domicile la consommation des masses à un minimum de famine et sape ainsi son propre marché intérieur.
« la loi qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation du capital et celui de la surpopulation relative ou de l’armée de réserve industrielle, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. » (Marx : Le Capital).
Quant à attendre du mode de production capitaliste une autre répartition des produits, ce serait demander aux électrodes d’une batterie qu’elles ne décomposent pas l’eau et qu’elles ne développent pas de l’oxygène au pôle positif et de l’hydrogène ne au pôle négatif alors qu’elles sont reliées à la batterie.
Nous avons vu comment la perfectibilité poussée au maximum du machinisme moderne se transforme, par l’effet de l’anarchie de la production dans la société, en une loi impérative pour le capitaliste industriel isolé, en l’obligeant à améliorer sans cesse son machinisme, à accroître sans cesse sa force de production. La simple possibilité de fait d’agrandir le domaine de sa production se transforme pour lui en une autre loi tout aussi impérative. L’énorme force d’expansion de la grande industrie, à côté de laquelle celle des gaz est un véritable jeu d’enfant, se manifeste à nous maintenant comme un besoin d’expansion qualitatif et quantitatif, qui se rit de toute contre pression la contre pression est constituée par la consommation, le débouché, les marchés pour les produits de la grande industrie. Mais la capacité d’expansion des marchés, extensive aussi bien qu’intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes, dont l’action est beaucoup moins énergique. L’expansion des marchés ne peut pas aller de pair avec l’expansion de la production. La collision est inéluctable et comme elle ne peut engendrer de solution tant qu’elle ne fait pas éclater le mode de production capitaliste lui même, elle devient périodique. La production capitaliste engendre un nouveau « cercle vicieux ».
En effet, depuis 1825, date où éclata la première crise générale, la totalité du monde industriel et commercial, la production et l’échange de l’ensemble des peuples civilisés et de leurs appendices plus ou moins barbares se détraquent environ une fois tous les dix ans. Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités aussi massives qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit s’évanouit, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L’engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu’à ce que les masses de marchandises accumulées s’écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu’à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement l’allure s’accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu’au ventre à terre d’un steeple chase complet de l’industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver… dans le fossé du krach. Et toujours la même répétition. Voilà ce que nous n’avons pas vécu moins de cinq fois depuis 1825, et ce que nous vivons en cet instant (1877) pour la sixième fois. Et le caractère de ces crises est si nettement marqué que Fourier a mis le doigt sur toutes en qualifiant la première de crise pléthorique.
On voit, dans les crises, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste arriver à l’explosion violente. La circulation des marchandises est momentanément anéantie ; le moyen de circulation, l’argent, devient obstacle à la circulation ; toutes les lois de la production et de la circulation des marchandises sont mises sens dessus dessous. La collision économique a atteint son point culminant : le mode de production se rebelle contre le mode d’échange.
Le fait que l’organisation sociale de la production à l’intérieur de la fabrique s’est développée jusqu’au point où elle est devenue incompatible avec l’anarchie de la production dans la société, qui subsiste à côté d’elle et au-dessus d’elle ce fait est rendu palpable aux capitalistes eux mêmes par la concentration violente des capitaux qui s’accomplit pendant les crises moyennant la ruine d’un nombre élevé de grands capitalistes et d’un nombre plus élevé encore de petits. L’ensemble du mécanisme du mode de production capitaliste refuse le service sous la pression des forces productives qu’il a lui même engendrées. Il ne peut plus transformer cette masse de moyens de production tout entière en capital ; ils chôment, et c’est pourquoi l’armée de réserve industrielle doit chômer aussi. Moyens de production, moyens de subsistance, travailleurs disponibles, tous les éléments de la production et de la richesse générale existent en excédent. Mais « la pléthore devient la source de la pénurie et de la misère » (Fourier), car c’est elle précisément qui empêche la transformation des moyens de production et de subsistance en capital. Car, dans la société capitaliste, les moyens de production ne peuvent entrer en activité à moins qu’ils ne se soient auparavant transformés en capital, en moyens pour l’exploitation de la force de travail humaine. La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. C’est elle seule qui empêche la conjonction des leviers matériels et personnels de la production ; c’est elle seule qui interdit aux moyens de production de fonctionner, aux ouvriers de travailler et de vivre. D’une part, donc, le mode de production capitaliste a administré la preuve convaincante qu’il est incapable de continuer à administrer ces forces productives. D’autre part, ces forces productives elles mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales.
C’est cette réaction des forces productives en puissante croissance contre leur qualité de capital, c’est cette nécessité grandissante où l’on est de reconnaître leur nature sociale, qui obligent la classe des capitalistes elle même à les traiter de plus en plus. dans la mesure tout au moins où c’est en général possible à l’intérieur du rapport capitaliste, comme des forces de production sociales. La période industrielle de haute pression, avec son gonflement illimité du crédit, aussi bien que le krach lui même, par l’effondrement de grands établissements capitalistes, poussent à cette forme de socialisation de masses considérables de moyens de production qui se présente à nous dans les différents genres de sociétés par actions. Beaucoup de ces moyens de production et de communication sont, d’emblée, si colossaux qu’ils excluent, comme les chemins de fer, toute autre forme d’exploitation capitaliste. Mais, à un certain degré de développement, cette forme elle même ne suffit plus ; les gros producteurs nationaux d’une seule et même branche industrielle s’unissent en un « trust », union qui a pour but la réglementation de la production ; ils déterminent la quantité totale à produire, la répartissent entre eux et arrachent ainsi le prix de vente fixé à l’avance. Mais comme ces trusts, en général, se disloquent à la première période de mauvaises affaires, ils poussent précisément par là à une socialisation encore plus concentrée ; toute la branche industrielle se transforme en une seule grande société par actions, la concurrence intérieure fait place au monopole intérieur de cette société unique ; c’est ce qui est arrivé encore en 1890 avec la production anglaise de l’alcali qui, après fusion des 48 grandes usines sans exception, est maintenant dans les mains d’une seule société à direction unique, avec un capital de 120 millions de marks.
Dans les trusts, la libre concurrence se convertit en monopole, la production sans plan de la société capitaliste capitule devant la production planifiée de la société socialiste qui s’approche. Tout d’abord, certes, pour le plus grand bien des capitalistes. Mais, ici, l’exploitation devient si palpable qu’il faut qu’elle s’effondre. Pas un peuple ne supporterait une production dirigée par des trusts, une exploitation à ce point cynique de l’ensemble par une petite bande d’encaisseurs de coupons.
Quoi qu’il en soit, avec trusts ou sans trusts, il faut finalement que le représentant officiel de la société capitaliste, l’Ètat, en prenne la direction. La nécessité de la transformation en propriété d’État apparaît d’abord dans les grands organismes de communication : postes, télégraphes, chemins de fer.
Si les crises ont fait apparaître l’incapacité de la bourgeoisie à continuer à gérer les forces productives modernes, la transformation des grands organismes de production et de communication en sociétés par actions, en trusts et en propriétés d’État montre combien on peut se passer de la bourgeoisie pour cette fin. Toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés. Le capitaliste n’a plus aucune activité sociale hormis celle d’empocher les revenus, de détacher les coupons et de jouer à la Bourse, où les divers capitalistes se dépouillent mutuellement de leur capital. Le mode de production capitaliste, qui a commencé par évincer des ouvriers, évince maintenant les capitalistes et, tout comme les ouvriers, il les relègue dans la population superflue, sinon dès l’abord dans l’armée industrielle de réserve.
Mais ni la transformation en sociétés par actions et en trusts, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions et les trusts, cela est évident. Et l’Ètat moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’Ètat moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’Ètat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d’État sur les forces productives n’est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel de le résoudre, elle met la solution à portée de la main.
Cette solution peut consister seulement dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, que donc le mode de production, d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenues trop grandes pour toute autre direction que la sienne. Ainsi, les producteurs font prévaloir en pleine conscience le caractère social des moyens de production et des produits, qui se tourne aujourd’hui contre les producteurs eux-mêmes, qui fait éclater périodiquement le mode de production et d’échange et ne s’impose que dans la violence et la destruction comme une loi de la nature à l’action aveugle ; dès lors, de cause de trouble et d’effondrement périodique qu’il était, il se transforme en un levier puissant entre tous de la production elle même.
Les forces socialement agissantes agissent tout à fait comme les forces de la nature : aveugles, violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles. Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l’activité, la direction, les effets, il ne dépend plus que de nous de les soumettre de plus en plus à notre volonté et d’atteindre nos buts grâce à elles. Et cela est particulièrement vrai des énormes forces productives actuelles. Tant que nous- nous refusons obstinément à en comprendre la nature et le caractère, et c’est contre cette compréhension que regimbent le mode de production capitaliste et ses défenseurs, ces forces produisent tout leur effet malgré nous, contre nous, elles nous dominent, comme nous l’avons exposé dans le détail. Mais une fois saisies dans leur nature, elles peuvent, dans les mains des producteurs associés, se transformer de maîtresses démoniaques en servantes dociles. C’est là la différence qu’il y a entre la force destructrice de l’électricité dans l’éclair de l’orage et l’électricité domptée du télégraphe et de l’arc électrique, la différence entre l’incendie et le feu agissant au service de l’homme. En traitant de la même façon les forces productives actuelles après avoir enfin reconnu leur nature, on voit l’anarchie sociale de la production remplacée par une mise en ordre systématique et sociale de la production, selon les besoins de la communauté comme de chaque individu. Ainsi le mode capitaliste d’appropriation, dans lequel le produit asservit d’abord le producteur, puis l’appropriateur lui même, est remplacé par le mode d’appropriation des produits fondé sur la nature des moyens modernes de production eux-mêmes : d’une part, appropriation sociale directe comme moyen d’entretenir et de développer la production, d’autre part, appropriation individuelle directe comme moyen d’existence et de jouissance.
En transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolétaires, le mode de production capitaliste crée la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d’accomplir ce bouleversement. En poussant de plus en plus à la transformation des grands moyens de production socialisés en propriétés d’État, il montre lui même la voie à suivre pour accomplir ce bouleversement. Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’État. Mais par là, il se supprime lui même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classes et oppositions de classes et également l’Ètat en tant qu’État. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’Ètat, c’est à dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’Ètat était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était l’Ètat de la classe qui, pour son temps, représentait elle même toute la société : dans l’antiquité, l’Ètat des citoyens propriétaires d’esclaves ; au moyen âge, de la noblesse féodale ; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État. Le premier acte dans lequel l’Ètat apparaît réellement comme représentant de toute la société, la prise de possession des moyens de production au nom de la société, est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des processus de production. L’Ètat n’est pas « aboli », il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l’« État populaire libre », tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique ; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’Ètat doit être aboli du jour au lendemain.
Depuis l’apparition historique du mode de production capitaliste, la prise de possession de l’ensemble des moyens de production par la société a bien souvent flotté plus ou moins vaguement devant les yeux tant d’individus que de sectes entières, comme idéal d’avenir. Mais elle ne pouvait devenir possible, devenir une nécessité historique qu’une fois données les conditions effectives de sa réalisation. Comme tout autre progrès social, elle devient praticable non par la compréhension acquise du fait que l’existence des classes contredit à la justice, à l’égalité, etc., non par la simple volonté d’abolir ces classes, mais par certaines conditions économiques nouvelles. La scission de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée, en une classe dominante et une classe opprimée était une conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé. Tant que le travail total de la société ne fournit qu’un rendement excédant à peine ce qui est nécessaire pour assurer strictement l’existence de tous, tant que le travail réclame donc tout ou presque tout le temps de la grande majorité des membres de la société, celle ci se divise nécessairement en classes. A côté de cette grande majorité, exclusivement vouée à la corvée du travail, il se forme une classe libérée du travail directement productif, qui se charge des affaires communes de la société : direction du travail, affaires politiques, justice, sciences, beaux arts, etc. C’est donc la loi de la division du travail qui est à la base de la division en classes. Cela n’empêche pas d’ailleurs que cette division en classes n’ait été accomplie par la violence et le vol, la ruse et la fraude, et que la classe dominante, une fois mise en selle, n’ait jamais manqué de consolider sa domination aux dépens de la classe travailleuse et de transformer la direction sociale en exploitation renforcée des masses.
Mais si, d’après cela, la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l’a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales données. Elle se fondait sur l’insuffisance de la production ; elle sera balayée par le plein déploiement des forces productives modernes. Et en effet, l’abolition des classes sociales suppose un degré de développement historique où l’existence non seulement de telle ou telle classe dominante déterminée, mais d’une classe dominante en général, donc de la distinction des classes elle même, est devenue un anachronisme, une vieillerie. Elle suppose donc un degré d’élévation du développement de la production où l’appropriation des moyens de production et des produits, et par suite, de la domination politique, du monopole de la culture et de la direction intellectuelle par une classe sociale particulière est devenue non seulement une superfétation, mais aussi, au point de vue économique, politique et intellectuel, un obstacle au développement. Ce point est maintenant atteint. Si la faillite politique et intellectuelle de la bourgeoisie n’est plus guère un secret pour elle même, sa faillite économique se répète régulièrement tous les dix ans. Dans chaque crise, la société étouffe sous le faix de ses propres forces productives et de ses propres produits inutilisables pour elle, et elle se heurte impuissante à cette contradiction absurde : les producteurs n’ont rien à consommer, parce qu’on manque de consommateurs. La force d’expansion des moyens de production fait sauter les chaînes dont le mode de production capitaliste l’avait chargée. Sa libération de ces chaînes est la seule condition requise pour un développement des forces productives ininterrompu, progressant à un rythme toujours plus rapide, et par suite, pour un accroissement pratiquement sans bornes de la production elle même. Ce n’est pas tout. L’appropriation sociale des moyens de production élimine non seulement l’inhibition artificielle de la production qui existe maintenant, mais aussi le gaspillage et la destruction effectifs de forces productives et de produits, qui sont actuellement les corollaires inéluctables de la production et atteignent leur paroxysme dans les crises. En outre, elle libère, une masse de moyens de production et de produits pour la collectivité en éliminant la dilapidation stupide que représente le luxe des classes actuellement dominantes et de leurs représentants politiques. La possibilité d’assurer, au moyen de la production sociale, à tous les membres de la société une existence non seulement parfaitement suffisante au point de vue matériel et s’enrichissant de jour en jour, mais leur garantissant aussi l’épanouissement et l’exercice libres et complets de leurs dispositions physiques et intellectuelles, cette possibilité existe aujourd’hui pour la première fois, mais elle existe. [NOTE : Quelques chiffres pourront donner une idée approximative de l’énorme force d’expansion des moyens de production modernes, même sous la pression capitaliste. D’après les calculs de Giffen, la richesse totale de l’Angleterre et de l’Irlande atteignit en chiffres ronds :
en 1814, 2200 millions de livres = 44 milliards de marks
en 1865, 6100 – – = 122 – –
en 1875, 8500 – – = 170 – –
Quant à la dévastation de moyens de production et de produits dans les crises, le IIe congrès des industriels allemands à Berlin, le 21 février 1878, a estimé la perte totale rien que pour l’industrie Sidérurgique allemande au cours du dernier krach, à 455 millions de marks. (F. E.)
Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. L’anarchie à l’intérieur de la production sociale est remplacée par l’organisation méthodique consciente. La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l’homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l’homme, qui jusqu’ici le dominait, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes, qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre socialisation. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là dominées. La propre socialisation des hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu’ici, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d’une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.
Pour conclure, résumons brièvement la marche de notre développement :
Société médiévale : Petite production individuelle. Moyens de production adaptés à l’usage individuel, donc d’une lourdeur primitive, mesquins, d’effet minuscule. Production pour la consommation immédiate, soit du producteur lui même, soit de son seigneur féodal. Là seulement où on rencontre un excédent de production sur cette consommation, cet excédent est offert en vente et tombe dans l’échange : production marchande seulement à l’état naissant, mais elle contient déjà en germe l’anarchie dans la production sociale.
Révolution capitaliste : Transformation de l’industrie, d’abord au moyen de la coopération simple et de la manufacture. Concentration des moyens de production jusque là dispersés en de grands ateliers, par suite transformation des moyens de production de l’individu en moyens sociaux, transformation qui ne touche pas à la forme de l’échange dans son ensemble. Les anciennes formes d’appropriation restent en vigueur. Le capitaliste apparaît ; en sa qualité de propriétaire des moyens de production, il s’approprie aussi les produits et en fait des marchandises. La production est devenue un acte social ; l’échange et avec lui l’appropriation restent des actes individuels, actes de l’homme singulier : le produit social est approprié par le capitaliste individuel. Contradiction fondamentale, d’où jaillissent toutes les contradictions dans lesquelles se meut la société actuelle et que la grande industrie fait apparaître en pleine lumière.
Séparation du producteur d’avec les moyens de production. Condamnation de l’ouvrier au salariat à vie. Opposition du prolétariat et de la bourgeoisie.
Manifestation de plus en plus nette et efficacité croissante des lois qui dominent la production des marchandises. Lutte de concurrence effrénée. Contradiction de l’organisation sociale dans chaque fabrique et de l’anarchie sociale dans l’ensemble de la production.
D’un côté, perfectionnement du machinisme, dont la concurrence fait une loi impérative pour tout fabricant et qui équivaut à une élimination toujours croissante d’ouvriers : armée industrielle de réserve. De l’autre côté, extension sans limite de la production, également loi coercitive de la concurrence pour chaque fabricant. Des deux côtés, développement inouï des forces productives, excédent de l’offre sur la demande, surproduction, encombrement des marchés, crises décennales, cercle vicieux : excédent, ici, de moyens de production et de produits excédent, là, d’ouvriers sans emploi et sans moyens d’existence ; mais ces deux rouages de la production et du bien-être social ne peuvent s’engrener, du fait que la forme capitaliste de la production interdit aux forces productives d’agir, aux produits de circuler, à moins qu’ils ne soient précédemment transformés en capital : ce que leur propre surabondance même empêche. La contradiction s’est haussée jusqu’au non sens : le mode de production se rebelle contre la forme d’échange, la bourgeoisie est convaincue d’incapacité à diriger davantage ses propres forces productives sociales.
Reconnaissance partielle du caractère social des forces productives s’imposant aux capitalistes eux même. Appropriation des grands organismes de production et de communication, d’abord par des sociétés par actions, puis par des trusts, ensuite par l’Etat. La bourgeoisie s’avère une classe superflue ; toutes ses fonctions sociales sont maintenant remplies par des employés rémunérés.
Révolution prolétarienne. Résolution des contradictions : le prolétariat s’empare du pouvoir public et, en vertu de ce pouvoir, transforme les moyens de production sociaux qui échappent des mains de la bourgeoisie en propriété publique. Par cet acte, il libère les moyens de production de leur qualité antérieure de capital et donne à leur caractère social pleine liberté de s’imposer. Une production sociale suivant un plan arrêté à l’avance est désormais possible. Le développement de la production fait de l’existence ultérieure de classes sociales différentes un anachronisme. Dans la mesure où l’anarchie de la production sociale disparaît, l’autorité politique de l’Etat entre en sommeil. Les hommes, enfin maîtres de leur propre socialisation, deviennent aussi par là même, maîtres de la nature, maîtres d’eux mêmes, libres.
Accomplir cet acte libérateur du monde, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d’agir, classe aujourd’hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien.