Friedrich Engels
Discours sur la Pologne
22 Février 1848

L’insurrection dont nous célébrons aujourd’hui l’anniversaire a échoué. Après quelques jours de résistance héroïque, Cracovie a été prise, et le spectre sanglant de la Pologne, qui s’était dressé un instant devant les yeux de ses assassins, redescendit dans la tombe.

C’est par une défaite que s’acheva la révolution de Cracovie, une défaite bien déplorable. Rendons les derniers honneurs aux héros tombés, plaignons leur échec, vouons nos sympathies aux vingt millions de Polonais dont cet échec a resserré les chaînes.

Mais, Messieurs, est-ce là tout ce que nous avons à faire ? Est-ce assez de verser une larme sur le tombeau d’un malheureux pays et de jurer à ses oppresseurs une haine implacable, mais jusqu’à présent peu puissante ?

Non, Messieurs ! L’anniversaire de Cracovie n’est pas un jour de deuil seulement, c’est pour nous, démocrates, un jour de réjouissance; car la défaite même renferme une victoire, victoire dont les fruits nous restent acquis, tandis que les résultats de la défaite ne sont que passagers.

Cette victoire, c’est la victoire de la jeune Pologne démocratique sur la vieille Pologne aristocratique.

Oui, la dernière lutte de la Pologne contre ses oppresseurs étrangers a été précédée par une lutte cachée, occulte, mais décisive au sein de la Pologne même, lutte des Polonais opprimés contre les Polonais oppresseurs, lutte de la démocratie contre l’aristocratie polonaise.

Comparez 1830 et 1846, comparez Varsovie et Cracovie. En 1830, la classe dominante en Pologne était aussi égoïste, aussi bornée, aussi lâche dans le corps législatif qu’elle était dévouée, enthousiaste et vaillante sur le champ de bataille.

Que voulait l’aristocratie polonaise en 1830 ? Sauvegarder ses droits acquis, à elle, vis-à-vis de l’empereur. Elle bornait l’insurrection à ce petit pays qu’il a plu au Congrès de Vienne d’appeler le royaume de Pologne ; elle retenait l’élan des autres provinces polonaises; elle laissait intactes le servage abrutissant des paysans, la condition infâme des juifs. Si l’aristocratie, dans le cours de l’insurrection, a dû faire des concessions au peuple, elle ne les a faites que lorsqu’il était déjà trop tard, lorsque l’insurrection était perdue.

Disons-le hautement : l’insurrection de 1830 n’était ni une révolution nationale (elle excluait les trois quarts de la Pologne) ni une révolution sociale ou politique ; elle ne changeait rien à la situation antérieure du peuple : c’était une révolution conservatrice.

Mais, au sein de cette révolution conservatrice, au sein du gouvernement national même, il y avait un homme qui attaquait vivement les vues étroites de la classe dominante. Il proposa des mesures vraiment révolutionnaires et devant la hardiesse desquelles reculèrent les aristocrates de la Diète. En appelant aux armes toute l’ancienne Pologne, en faisant ainsi de la guerre pour l’indépendance polonaise une guerre européenne, en émancipant les juifs et les paysans, en faisant participer ces derniers à la propriété du sol, en reconstruisant la Pologne sur la base de la démocratie et de l’égalité, il voulait faire de la cause nationale la cause de la liberté ; il voulait identifier l’intérêt de tous les peuples avec celui du peuple polonais. L’homme dont le génie conçut ce plan si vaste et pourtant si simple, cet homme, ai-je besoin de le nommer ? C’était Lelewel.

En 1830, ces propositions furent constamment rejetées par l’aveuglement intéressé de la majorité aristocratique. Mais ces principes mûris et développés par l’expérience de quinze ans de servitude, ces mêmes principes nous les avons vus écrits sur le drapeau de l’insurrection cracovienne de 1846. A Cracovie, on le voyait bien, il n’y avait plus d’hommes qui avaient beaucoup à perdre; il n’y avait point d’aristocrates; toute décision qui fut prise portait l’empreinte de cette hardiesse démocratique, je dirais presque prolétaire, qui n’a que sa misère à perdre, et qui a toute une patrie, tout un monde à gagner. Là, point d’hésitation, point de scrupules; on attaquait les trois puissances à la fois; on proclamait la liberté des paysans, la réforme agraire, l’émancipation des juifs, sans se soucier un instant si cela pût froisser tel ou tel intérêt aristocratique

La révolution de Cracovie ne se fixa pas pour but de rétablir l’ancienne Pologne, ni de conserver ce que les gouvernements étrangers avaient laissé subsister des vieilles institutions polonaises : elle ne fut ni réactionnaire ni conservatrice. Non, elle était le plus hostile à la Pologne elle-même, barbare, féodale, aristocratique, basée sur le servage de la majorité du peuple. Loin de rétablir cette ancienne Pologne, elle voulut la bouleverser de fond en comble, et fonder sur ses débris, avec une classe toute nouvelle, avec la majorité du peuple, une nouvelle Pologne, moderne, civilisée, démocratique, digne du XIXe siècle, et qui fût, en vérité, la sentinelle avancée de la civilisation.

La différence de 1830 et de 1846, le progrès immense fait au sein même de la Pologne malheureuse, sanglante, déchirée, c’est l’aristocratie polonaise séparée entièrement du peuple polonais et jetée dans les bras des oppresseurs de sa patrie ; le peuple polonais gagné irrévocablement à la cause démocratique ; enfin, la lutte de classe à classe, force motrice de tout progrès social, établie en Pologne comme ici. Telle est la victoire de la démocratie constatée par la révolution cracovienne ; tel est le résultat qui portera encore ses fruits quand la défaite des insurgés aura été vengée.

Oui, Messieurs, par l’insurrection de Cracovie, la cause polonaise, de nationale qu’elle était, est devenue la cause de tous les peuples ; de question de sympathie qu’elle était, elle est devenue question d’intérêt pour tous les démocrates. Jusqu’en 1846, nous avions un crime à venger, dorénavant nous avons à soutenir des alliés – et nous le ferons.

Et c’est surtout l’Allemagne qui doit se féliciter de cette explosion des passions démocratiques de la Pologne. Nous sommes, nous-mêmes, sur le point de faire une révolution démocratique; nous aurons à combattre les hordes barbares de l’Autriche et de la Russie. Avant 1846, nous pouvions avoir des doutes sur le parti que prendrait la Pologne en cas de révolution démocratique en Allemagne. La révolution de Cracovie les a écartés. Désormais, le peuple allemand et le peuple polonais sont irrévocablement alliés. Nous avons les mêmes ennemis, les mêmes oppresseurs, car le gouvernement russe pèse aussi bien sur nous que sur les Polonais. La première condition de la délivrance et de l’Allemagne et de la Pologne est le bouleversement de l’état politique actuel de l’Allemagne, la chute de la Prusse et de l’Autriche, le refoulement de la Russie au-delà du Dniestr et de la Dvina.

L’alliance des deux nations n’est donc point un beau rêve, une charmante illusion ; non, Messieurs, elle est une nécessité inévitable, résultant des intérêts communs des deux nations, et elle est devenue une nécessité par la révolution de Cracovie. Le peuple allemand, qui pour lui-même jusqu’à présent n’a presque eu que des paroles, aura des actions pour ses frères de Pologne ; et de même que nous, démocrates allemands, présents ici, offrons la main aux démocrates polonais, présents ici, de même tout le peuple allemand célébrera son alliance avec le peuple polonais sur le champ même de la première bataille gagnée en commun sur nos oppresseurs communs.


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