S’il est un pays où les contradictions au sein de la bourgeoisie sautent aux yeux historiquement, c’est bien l’Autriche. L’affrontement durant les années 1930 de « l’austro-fascisme » et du national-socialisme témoignent de cette contradiction, de manière édifiante.
Avec l’effondrement de l’Autriche-Hongrie à la fin de la première guerre mondiale, l’Autriche s’est retrouvé privée de ses nombreuses colonies. Son identité fut profondément troublée par cette réalité : Vienne perdit une partie de ses habitants puisqu’elle n’était plus la capitale d’un empire, et l’ouverture vers le Danube qui constituait le fondement de l’identité de la dynastie des Habsbourg était totalement remise en cause.
La bourgeoisie était alors partisane du retournement vers l’Allemagne, alors que la classe ouvrière levait elle le drapeau de l’indépendance nationale et du socialisme. Un premier compromis fut effectué avec la fondation de la république allemande autrichienne, en 1918.
Un équilibre se fit entre les forces conservatrices, dominant les campagnes, et la social-démocratie autrichienne, extrêmement puissante et réalisant pratiquement 60% des voix aux élections à Vienne.
« Vienne la rouge » fut le principal laboratoire social-démocrate dans le monde, avec la généralisation de HLM, une politique extrêmement sociale, etc. Le symbole de la social-démocratie autrichienne consistait alors en « trois flèches » (marquant l’opposition aux communistes, au nazis et aux conservateurs cléricaux).
Mais tant la social-démocratie que les conservateurs disposaient de milices armées et la tension était palpable. Lorsqu’un procès se termina en 1927 par l’acquittement de deux anciens combattants ayant tué deux personnes lors d’un affrontement avec des sociaux-démocrate, une révolte s’en suivit, brutalement réprimée par la police (89 morts, des centaines de blessés).
Le Parti Communiste était alors extrêmement faible, principalement en raison de l’opposition totale que lui présentait la social-démocratie. Celle-ci prétendait vouloir instaurer la dictature du prolétariat et avait un programme de lutte de classes affirmée, mais lorsqu’en 1934 le parlement s’auto-dissous pour céder la place à l’austro-fascisme, la direction social-démocrate refuse de révéler les lieux des caches d’armes.
La rébellion armée communiste et socialiste est donc resté très faible, et a donc été noyée dans le sang, le régime austro-fasciste s’installant donc en février 1934.
Si l’on s’arrêtait là, on pourrait penser qu’il s’agit de l’instauration classique d’un régime clérical, conservateur, autoritaire, face au mouvement de masse. Or, c’est justement là que les contradictions au sein de la bourgeoisie montrent leur importance.
Quelques mois seulement après l’instauration du nouveau régime, les nationaux-socialistes d’Autriche tentent un putsch en juillet. Les nationaux-socialistes autrichiens étaient interdits depuis 1933, suite notamment à un attentat à la grenade contre une unité paramilitaire chrétienne-allemande (c’est-à-dire cléricale conservatrice, austro-fasciste).
Ils menèrent alors jusqu’en juillet pratiquement 150 attentats à l’explosif, avec en arrière-plan le soutien de l’Allemagne nazie.
Le putsch échoua devant la résistance populaire et l’appareil d’Etat, néanmoins le chancelier Dollfuss fut mortellement blessé, et remplacé par Schuschnigg. Dollfuss fut alors mis en avant comme icône de la nation autrichienne, comme « sauveur », le tout avec sous l’étroite supervision de l’Église.
Et cela, avec la bienveillance de l’Italie fasciste, qui appuyait l’austro-fascisme face à l’Allemagne nazie, empêchant même cette dernière d’intervenir directement en envoyant des troupes à la frontière tyrolienne (le Tyrol du sud, autrichien, étant occupé par l’Italie depuis 1918).
Car l’austro-fascisme et le national-socialisme représentait deux fractions au sein de la bourgeoisie autrichienne, aux intérêts devenus antagoniques. L’Autriche présente ainsi la particularité d’avoir connu non pas un seul fascisme, mais deux !
L’austro-fascisme a été mis en place par le parti social-chrétien et les milices « patriotiques », unifiés en un « front patriotique. » Le Parti social-chrétien est né à l’époque de la monarchie en tant que représentant de la petite-bourgeoisie urbaine et des propriétaires terriens.
Son idéologie est dès le départ clérical – conservatrice et violemment antisémite. Soutenue par la monarchie pour contre le développement du mouvement ouvrier, elle réussit à prendre les commandes du pays au lendemain de la première guerre mondiale, tout d’abord en alliance avec la social-démocratie, puis avec les pangermanistes.
Les pangermanistes représentent la fraction de la bourgeoisie, libérale initialement, qui n’est pas liée à l’ouverture vers le sud-est de l’Europe. Opprimée par la monarchie des Habsbourg (qui depuis 1866 a définitivement tourné le dos à l’Allemagne) qui domine l’Autriche-Hongrie, cette bourgeoisie libérale a tenté de trouver des forces dans l’unité avec la bourgeoisie allemande, dont elle est extrêmement proche culturellement.
Par la suite, le mouvement pangermaniste s’est transformé en nationalisme réactionnaire, se faisant manipuler par l’impérialisme allemand visant l’annexion de l’Autriche.
C’est le communiste Alfred Klahr qui a analysé dans les années 1920-1930 cette contradiction, et compris que la nation autrichienne était alors en formation, sa naissance étant manipulée par les forces conservatrices-cléricales (ce qui aboutirait inévitablement à la défaite devant l’impérialisme allemand).
Aujourd’hui encore en Autriche, ces deux fascismes existent et représentent des courants extrêmement forts, en raison de l’absence de révolution démocratique à la fois reconnaissant la nation autrichienne et la dépassant dans le socialisme.
Tout comme au début de la république d’après 1918, le régime est fondé sur l’alliance de la social-démocratie et des chrétiens conservateurs (le symbole national est un aigle avec sur la tête un tour représentant la bourgeoisie, et dans ses pattes un marteau et une faucille, l’aigle se libérant de ses chaînes).
Dolfuss, l’auteur du putsch austro-fasciste de 1934 et assassiné par les nazis, a son portrait de marbre dans l’une des principales églises de Vienne et son portrait dans le club parlementaire des chrétiens conservateurs. La ville de Vienne s’occupe de sa tombe « d’honneur. »
A côté cette alliance (être fonctionnaire signifiait jusqu’aux années 1990 faire partie de l’un ou de l’autre parti), le « troisième camp » représenté par les pangermanistes s’est largement développé, notamment avec Jörg Haider.
Le parti pangermaniste, qui juridiquement ne peut pas l’être ouvertement, prône ainsi une union monétaire avec l’Allemagne, la Hollande et la Suède.
Cela témoigne des contradictions au sein de la bourgeoisie, qui dispose d’une fraction moderniste (la social-démocratie), d’une fraction conservatrice-cléricale et d’une fraction pangermaniste (ce à quoi il faut ajouter une petite fraction ultra-impérialiste purement autrichienne et monarchiste « paneuropéenne »).