Pendant 623 ans, de 1299 à 1922, l’Empire ottoman a dominé une large zone géographique autour de la Turquie. Le développement du capitalisme dans les pays d’Europe, puis le passage à l’impérialisme, ainsi que les mouvements de libération nationale, ont amené son effondrement.
Cet effondrement a cela de particulier qu’il a transformé la bourgeoisie nationale en bourgeoisie bureaucratique, et que cette bourgeoisie bureaucratique a dû faire face à des contradictions liées à la situation du pays et à la situation internationale.
L’exemple turc est très intéressant pour bien distinguer les putschs existant comme expression de contradictions au sein des classes dominantes, des putschs organisés pour écraser la révolution.
1. Avant 1918
L’empire ottoman était dominé par le Sultan, les grands propriétaires terriens et le clergé. La base féodale a amené cet empire à se faire pénétrer de part en part par le capital européen.
Cela amena une révolte de la part de la bourgeoisie nationale, sous la forme du mouvement des « Jeunes Turcs ». Ce mouvement, dirigé notamment par Enver Pacha, représentait les intérêts de la bourgeoisie marchande turque, des officiers ainsi que d’une partie de l’aristocratie ; l’organisation qui représentait les intérêts de la bourgeoisie marchande était la Ittihat ve Terakki Cemiyeti (Société de l’Unité et du Progrès).
La révolte des « Jeunes Turcs », commencée en 1908, aboutit à leur prise du pouvoir en 1909, mais ne modifia pas la nature de l’Empire ottoman. Les « Jeunes Turcs » tentèrent de maintenir les frontières de l’Empire, et se firent aspirer par l’impérialisme allemand, transformant la bourgeoisie marchande en bourgeoisie bureaucratique à la solde de l’impérialisme allemand.
2. La défaite de 1918 et la « révolution » par en haut de Mustafa Kemal
La défaite de l’Allemagne amena l’effondrement complet de l’Empire ottoman. La bourgeoisie marchande, devenue bureaucratique, mena alors une nouvelle révolte, afin de prendre la tête du pays et de sauver son existence : une pénétration impérialiste totale du pays aurait amené son anéantissement.
Dans ce projet elle fut l’alliée des grands propriétaires terriens. Le caractère agraire de la Turquie faisait que la bourgeoisie marchande vendait surtout des produits agricoles, et les grands propriétaires terriens étaient leurs relais dans les campagnes. Les grands propriétaires terriens avaient ainsi également une activité usuraire et marchande.
La bourgeoisie marchande, bureaucratique, tenta alors à tout prix de trouver un terrain d’entente avec les puissances impérialistes, pour maintenir son existence.
Elle se rapprocha de l’URSS pour tenter de faire contre-poids dans le rapport de force, tout en liquidant à l’intérieur les communistes, notamment la direction du Parti Communiste de Turquie, dirigé par Mustafa Suphi.
Le projet réussit suffisamment pour qu’en 1923 soit fondée la République de Turquie, dirigée par le « Jeune Turc » Mustafa Kemal.
3. Naissance du kémalisme
La République de Turquie est un régime adapté aux besoins de la bourgeoisie marchande devenue bureaucratique sous l’influence tout d’abord des impérialismes français et britannique, puis de l’impérialisme allemand.
Le régime a donc les traits d’une république national-bourgeoise traditionnelle, étant issu du projet initial de la bourgeoisie marchande. Mais la transformation de celle-ci a modifié le contenu de sa république.
Les choses sont particulièrement claires quand on voit que les tâches démocratiques ont été très vite abandonnées. La bourgeoisie marchande a vite abandonné les principes de fédéralisme, de droit des minorités, et les « Jeunes Turcs » ont mis en avant au départ le pantouranisme (union de peuples turcophones) puis la construction d’une identité « turque », Mustafa Kemal devenant « Atatürk » (le « père turc »).
Ce nationalisme bourgeois devenu ultra-réactionnaire par la transformation de la bourgeoisie marchande en bourgeoisie bureaucratique a amené une politique ultra-agressive vis-à-vis des minorités grecque, kurde et arménienne.
C’est dans ces minorités que se trouvaient les éléments de la bourgeoisie bureaucratique de l’Empire ottoman, à la solde des puissances impérialistes.
La bourgeoisie marchande turque, devenue bureaucratique elle-même, a donc cherché à liquider à tout prix l’ancienne bourgeoisie bureaucratique, ce qui a amené le génocide arménien, le déplacement des populations grecques, les multiples massacre anti-kurdes (comme à Dersim en 1937, où périrent 60.000 Kurdes).
La langue turque fut alors mise en avant comme la source de toutes les langues du monde (la théorie Günes – Dil), et les slogans nationalistes devinrent les fondements de l’idéologie dominante : « Un Turc vaut un monde », « Heureux celui qui est turc », etc.
La Turquie reste également un pays semi-féodal : il n’y a pas de révolution agraire ; les grands propriétaires terriens ne se voient nullement inquiétés par le kémalisme.
4. Les contradictions au sein des classes dominantes turques
Le kémalisme développa très vite un capitalisme monopoliste d’État, donnant à la bourgeoisie marchande devenue bureaucratique de grands moyens pour contrôler toute la société. L’armée était une composante essentielle de ce capitalisme d’État, conséquence de son rôle historique dans la formation de l’État turc au moment de « l’indépendance ».
Mais la bourgeoisie bureaucratique désormais dominante, si elle avait liquidé l’ancienne bourgeoisie bureaucratique faisant partie des minorités nationales de l’Empire ottoman, n’avait pas complètement anéanti la bourgeoisie bureaucratique liée au sultanat et au clergé.
Cela produisit des tensions dans l’appareil d’État, notamment lorsque à partir de 1935 la Turquie bascula totalement dans l’orbite de l’Allemagne nazie. Le parti kémaliste, le Cumhuriyet Halk Partisi (parti républicain du peuple), exerçait une dictature toujours plus grande.
La bourgeoisie moyenne, qui soutenait totalement la bourgeoisie bureaucratique au pouvoir, passa dans le camp de l’ancienne bourgeoisie bureaucratique turque, qui fut alors aspirée par l’impérialisme US.
La défaite de l’Allemagne nazie renforça ce second camp, qui fonda en 1946 le Demokrat Parti (DP), parti démocratique, et triompha alors en 1950 sur le CHP.
En raison du caractère pro-Allemagne nazie du CHP, le DP qui s’y opposait avait prôné un large multipartisme, la démocratie. Pour cette raison, le Parti Communiste de Turquie fit l’erreur de le soutenir totalement, sans voir son caractère bourgeois bureaucratique.
Car le DP mena une politique extrêmement agressive, intégrant totalement la Turquie dans l’orbite américaine. Ce qui fait que c’est alors le CHP qui fit figure d’opposition « démocratique », alors que le DP était considéré désormais comme autoritaire.
Le DP tenta de réorganiser le régime, notamment en s’ouvrant largement à l’idéologie islamique, dont le pogrom d’Istanbul de 1955 est l’expression (l’écrasante majorité des 135.000 personnes grecques encore présentes quittèrent alors la Turquie).
Ce qui amena un putsch militaire en 1960, rétablissant l’hégémonie du CHP et la ligne jacobine du kémalisme. La Turquie était alors totalement intégrée dans les plans de l’impérialisme américain, étant du même type (et très proche) du Pakistan et de l’Iran.
5. Irruption de la lutte des classes et putschs militaires
Le masque des dominants étant tombé, la lutte des classes se développa en Turquie, cette fois de manière autonome par rapport aux institutions, avec la multiplication de groupes, d’organisations ainsi que de guérillas.
Ces progrès durent se confronter aux forces de répression, à la contre-guérilla et à l’extrême-droite, massive et soutenue ouvertement par l’État. Les attaques fascistes rien que pour l’année 1978 étant évaluées à au moins 3.000.
Les classes dominantes menèrent alors deux coups d’État pour combattre la révolution: le premier en 1971, avec deux années de loi martiale, et le second en 1980, avec trois années de loi martiale.
Malgré le retour à la démocratie, la Turquie reste un État fasciste, où les révolutionnaires sont pourchassés, torturés, emprisonnés, assassinés.
6. L’importance d’İbrahim Kaypakayya
Le principal théoricien de l’histoire de la Turquie moderne et de la compréhension du kémalisme comme fascisme est İbrahim Kaypakkaya (1949 – 1973).
Mort très jeune, il a néanmoins eu le temps de critiquer le révisionnisme à la lumière du maoïsme et de produire 4 œuvres théoriques donnant naissance au Parti Communiste de Turquie / Marxiste – Léniniste (TKP/ML) et à l’Armée Ouvrière et Paysanne de Libération de la Turquie (TIKKO).
Arrêté, torturé et assassiné par l’État fasciste turc, Kaypakkaya reste la figure principale de la révolution en Turquie, pays où les courants petit-bourgeois radicaux restent fascinés par le kémalisme (et considèrent que celui-ci a « trahi » à un moment).
Kaypakkaya, suivant les enseignements de Mao Zedong, a nié le caractère « national » du kémalisme et montré son caractère bureaucratique – compradore, au service de l’impérialisme.
Il a refusé toute soumission aux couleurs « nationales » et a rappelé qu’à notre époque, le drapeau de la révolution ne peut être que le drapeau rouge.
Sans cette juste compréhension, on bascule inévitablement dans le soutien aux forces « progressistes » portées soi-disant par la bourgeoisie moyenne, nationale ou la petite-bourgeoisie, alors qu’en réalité il s’agit de courants fascistes, simplement concurrents au sein de la bourgeoisie bureaucratique – compradore.