Nous avons donc une œuvre, le Discours de la servitude volontaire, qui dénonce non pas une forme générale de pouvoir comme la monarchie, mais bien spécifiquement la tyrannie. Il est parlé du pouvoir et ce sont des exemples historiques qui sont donnés, mais on peut très bien appliquer ce qui est expliqué à l’Église catholique et dénoncer le Pape, pour aboutir à une forme d’organisation comme celle des protestants.
Cet appel à rejeter la tyrannie s’appuie, par ailleurs, sur un principe d’autonomie individuelle propre au protestantisme et à l’humanisme. Donnons un exemple éloquent et synthétique de cette approche du Discours de la servitude volontaire :
« Mais ô grand Dieu ! qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce vice, cet horrible vice ? N’est-ce pas honteux, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais ramper, non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? »
Ici, il est parlé du tyran qui peut enlever tout à tout moment ; toutefois, dans l’Église catholique romaine, le clergé n’a lui non plus ni biens, ni parents, ni enfants, ni vie…
Cette manière d’interpréter le Discours est d’autant plus valable que le tyrans s’effondrent une fois qu’on ne les soutient plus :
« si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point ; sans les combattre, sans les frapper, ils demeurent nuds et défaits : semblables à cet arbre qui ne recevant plus de suc et d’aliment à sa racine, n’est bientôt qu’une branche sèche et morte. »
Dans cette perspective, il est tout à fait cohérent que l’auteur du Discours de la servitude volontaire aille dans le sens de dénoncer les superstitions, qui permettent aux tyrans de se justifier. Ici encore, en plein contexte d’affrontement entre catholicisme et protestantisme, le rapport du Discours au protestantisme est évident.
Le protestantisme est une rationalisme, rejetant le culte des saints et l’ensemble des superstitions catholiques, ainsi que les interprétations mystiques diffusées par l’Église catholique romaine.
Dans le Discours, on retrouve des exemples de manipulations par les tyrans qui pourraient tout à fait être mises en parallèle avec ce que fait l’Église catholique avec ses « miracles », ses processions, etc.
Voici un exemple où l’auteur formule de manière très concrète sa théorie d’une « opinion publique » manipulable par la corruption morale :
« Les tyrans faisaient ample largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce [une monnaie romaine] ; et alors c’était vraiment pitié d’entendre crier vive le roi !
Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’en recevant toutes ces choses [du blé, du vin, de l’argent], ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien ; et que cette portion même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner, si, auparavant, il ne l’eût enlevée à eux-mêmes.
Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait, au festin public, en bénissant et Tibère et Néron de leur libéralité qui, le lendemain, était contraint d’abandonner ses biens à l’avarice, ses enfants à la luxure, son rang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, pas plus qu’une pierre et ne se remuait pas plus qu’une souche.
Le peuple ignorant et abruti a toujours été de même. Il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout dispos et dissolu ; au tort et à la douleur qu’il ne peut raisonnablement supporter, tout à fait insensible. »
La critique ne doit pas surprendre : le protestantisme va avec l’émergence de la bourgeoisie. Or, la bourgeoisie sait précisément ce que représente le blé, le vin et l’argent, dans la mesure où pour elle ce sont des marchandises et un moyen d’échange.
Le peuple ne connaît pas la valeur de cela, mais la bourgeoisie si : c’est pour cela qu’elle ne se laisse pas corrompre matériellement, connaissant la valeur des choses.
On a ici clairement un révélateur de la position sociale de l’auteur : il se situe dans la perspective de la bourgeoisie.
Mais ce n’est pas tout : le protestantisme est né avec le hussitisme en Bohème, appelant à la communion sous deux espèces, c’est-à-dire à la fois avec le pain et avec le vin, au lieu que le vin soit réservé au clergé.
Le peuple entier pouvait ainsi communier avec le Christ, le clergé passant entièrement au second plan.
On peut donc considérer que de parler du pain et du vin, mais aussi de l’argent puisqu’il y a à l’époque un impôt général en faveur de l’Église, qui par la suite prétend parfois faire œuvre de charité, ramène à l’arrière-plan général de l’affrontement entre catholicisme et protestantisme.
Dénoncer les superstitions du tyran, c’est dénoncer les superstitions du catholicisme : c’est tout à fait flagrant dans le Discours de la servitude volontaire quand on a les clefs culturelles et idéologiques.