Emile Gros-Kost a été un ami de Gustave Courbet et dans Courbet : souvenirs intimes, il a raconté la vie de l’artiste. Gustave Courbet était un fervent noctambule, un caractère entier aisément centré sur sa propre personne. Cela était d’autant plus vrai qu’il ne savait pas écrire sans faute et compensait le manque de raffinement intellectuel par une dimension bourrue.
Voici comment, avec humour et sens de la mégalomanie, il raconte son passage en Allemagne. C’est un témoignage important, allant de pair avec son éloge de l’artiste comme caractère individuel unique.
« — J’arrive à Munich, disait-il…
Une ville assez bien. Des femmes avec de vrais tétons. Toutes grasses, toutes friandes, toutes blondes. Des brasseries partout. Le tabac à bon marché. — Malheureusement, beaucoup d’artistes.
La première question que l’on me pose est celle-ci :
— Apportez-vous des tableaux ?
Je réponds :
— J’apporte une grande soif. Allons prendre une chope.
Nous voilà dans une salle fumeuse où un tas d’indigènes faisaient leurs dévotions à sainte Canette. On me dit :
— Vous voulez une chope ; buvez. Nos vases ne ressemblent pas aux vôtres. Ce ne sont pas de petits dés de femme où l’on hume à grande peine une goutte de liquide. Notre bock vaut un tonneau.
Je bois une chope, deux chopes, trois chopes, — et comme les autres se levaient pour sortir, je les retiens.
— Il n’est pas tard, leur dis-je, nous avons encore le temps de boire une chope.
— Oh ! oh ! s’écrient-ils, nous voyons que vous prenez goût à notre bière. Qu’il en soit comme vous l’avez désiré. Avalons une chope.
Je bois une chope, deux chopes, trois chopes. Mes bonshommes se mettent à parler peinture, et me proposent de venir, avec eux, chez un fameux peintre dont j’ai oublié le nom. Je verrais chez lui des paysages étonnants, admirables.
— Je ne veux pas voir des paysages étonnants, admirables, leur répondis-je. J’en fais. J’aime mieux vider une chope.
— Oh ! oh ! clapirent mes Bavarois, vous voulez nous narguer. Vous êtes sans doute bon buveur, mais vous vous griserez.
— Parions que je ne me grise pas !
— Parions que vous roulez sous la table !
— Gretchen, des chopes !…
Nous bûmes pendant une grande partie de la nuit. De quart d’heure en quart d’heure, un Bavarois s’affalait sur le parquet. On le transportait en face, sur le cours, où la municipalité, apprenant cette grande lutte, avait fait dresser à la hâte, une ambulance.
Après les peintres qui m’avaient amené à la taverne, ce fut le tour des amateurs. Cent cinquante étudiants en droit, deux cents étudiants en médecine, soixante-neuf étudiants en théologie, deux mille brasseurs, cinq cents marchands de porc salé, trois cents fabricants de choucroute, quatre-vingt-deux vétérinaires, cinquante pasteurs, dix-huit mille rentiers demeurèrent sur le carreau.
Je dois rendre hommage à la solide valeur des pasteurs et des étudiants en théologie. Ils firent preuve dans ce péril d’une habileté et d’une science qui leur assurent une haute fortune dans les ordres.
A une heure je me levai. Je cherchai, en vain, dans la salle, sur la place, dans les rues, dans les maisons, dans les catacombes, partout, quelqu’un qui fût capable encore de trinquer avec moi, pour le coup de l’étrier. Personne.
Les femmes s’étaient enfuies avec les enfants. Les hommes gisaient sur le champ de bataille. Je rentrai dans mon hôtel, — et comme j’avais soif, — je dégustai une des bouteilles de vin de Salins que j’avais eu la prudence de mettre dans ma malle, de peur qu’à Munich il n’y eût pas de cabarets.
Le lendemain matin, je fus réveillé par de grande clameurs. C’était la foule rassemblée sous ma fenêtre qui criait : Vive Courbet ! vive le sublime buveur !
Je passai mon pantalon. Je remerciai le peuple avec cette éloquence particulière que vous me connaissez.
On me jeta des couronnes. On me bombarda de bouquets.
Les amis de la veille dégrisés, mais ayant la pituite, me proposèrent de descendre, pour me porter en triomphe. J’ai toujours été modeste. Je refusai.
Lorsque je quittai Munich, il y avait quatre cent vingt-deux académies réalistes de fondées. »