Dans ce quatrième numéro de Clarté Rouge, et comme quatrième contribution du Centre MLM au débat sur la guerre populaire, nous proposons, comme annoncé, un document intitulé Démasquer les faux partisans de la guerre populaire ! Assumer une pratique révolutionnaire !
Ce document achève notre cycle d’articles sur la guerre populaire. Nos éventuelles futures interventions sur cette problématique seront des réponses aux réactions — que nous espérons — à nos analyses et positionnements.
Dans ce numéro également, nous continuons notre publication des documents nécessaires au débat sur la guerre populaire dans le mouvement maoïste international.
Le 12 février 2007, des dizaines de militants communistes, syndicalistes et antifascistes sont arrêtés dans plusieurs villes italiennes. La police italienne enquêtait sur une organisation clandestine en construction, le Parti Communiste Politico-Militaire, qui avait des cellules dans plusieurs villes italiennes, éditait un journal clandestin, et préparait des actions de propagande armée contre une télévision de Berlusconi. Plusieurs de ces militants ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Le projet stratégique du PCP-M, qui prenait à bras le corps les actuelles difficultés du mouvement révolutionnaire en Europe, a soulevé un légitime intérêt. Nous publions dans ce numéro une interview que nous ont accordée deux d’entre eux.
Nous publions également un document récemment mis en ligne intitulé Clausewitz, Mao et le maoïsme. Ce document nous est apparu comme d’un grand intérêt pour le mouvement marxiste-léniniste-maoïste parce qu’il établit solidement une thèse jusqu’ici controversée : l’influence du théoricien prussien de la guerre sur Mao Zedong. Non seulement Mao a lu Clausewitz mais sitôt cette lecture achevée, il a organisé un séminaire d’étude des thèses de Clausewitz dans la base rouge de Yenan, en 1938. Il ne s’agit donc pas d’une simple question d’histoire des idées. Dès le moment où le Vom Kriege de Clausewitz se révèle être une source importante du marxisme-léninisme-maoïsme, et même une source essentielle en ce qui concerne la guerre, dès le moment où (s’il faut en croire l’auteur) Clausewitz a été approuvé par Lénine et Mao sur des questions qu’ils n’ont eux-mêmes pas exposés de manière détaillée, alors l’étude critique — dialectique — de ses idées devient un devoir pour les révolutionnaires.
Enfin, nous publions une seconde livraison de textes du Parti Communiste du Pérou sur la GPP : Celui du IIe Plénum du Comité central du PCP intitulé Construire la conquête du pouvoir au cœur de la guerre populaire, et celui du CC du PCP édité en français en 1986 et depuis longtemps introuvable : Développer la guerre populaire pour servir la révolution mondiale. Nous mettrons également ce document en ligne (et, prochainement, sa seconde partie), contribuant ainsi à l’important travail de mise en ligne des documents du PCP entrepris voici déjà plusieurs années par le PCMLM de France.
Vive le marxisme-léninisme-maoïsme !
Vive la guerre populaire !
« Certains ironisent sur notre compte en nous traitant de partisans de ‘l’omnipotence de la guerre’. Eh bien oui ! nous sommes pour l’omnipotence de la guerre révolutionnaire. Ce n’est pas mal faire, c’est bien faire, c’est être marxiste. »
Mao Zedong, Problèmes de la guerre et de la stratégie (1938)
Introduction
« On ne fait jamais la guerre au nom du diable » dit le dicton populaire. Il est évident que, dans le courant maoïste, les attaques opportunistes de droite contre la guerre populaire prolongée ne se feront jamais ouvertement. Comme à chaque fois, les opportunistes agiteront le drapeau rouge pour combattre le drapeau rouge. Et les vieux procédés pourris du révisionnisme historiques sont recyclés par les néo-révisionnistes, opportunistes de droite dans le mouvement maoïste. Les vieilles escroqueries qui servaient au révisionnisme historique à postposer à l’infini l’insurrection armée servent aujourd’hui aux néo-révisionnistes à repousser sans cesse le déclenchement de la guerre populaire.
Ces procédés se divisent de trois grandes catégories :
1ère catégorie : Procédés altérant le concept de la guerre populaire
Les procédés de la première catégorie vident le concept de « guerre populaire » de sa substance révolutionnaire, ou diluent ce concept dans un ensemble d’autres pratiques, pour ensuite pouvoir se déclarer abusivement « en guerre populaire » ou « en phase de préparation de la guerre populaire » tout en reproduisant les tactiques, stratégies et principes du révisionnisme pourri.
C’est le procédé le plus impudent mais le moins dangereux, parce que le plus facile à repérer et à dénoncer. Un document comme celui rendu public par le (n)PCI en juillet 2004, intitulé Il est nécessaire de distinguer les lois universelles et les lois particulières de la guerre révolutionnaire populaire de longue durée, constitue un bon exemple.
C’est un document qui avait déjà fait l’objet d’une analyse détaillée lors d’une réflexion interne au Bloc Marxiste-Léniniste début 2008. C’est un long document dont nous ne retiendrons de ce débat la partie concernant les « lois universelles » de la guerre populaire selon le (n)PCI. Naturellement, il est abrupt de couper ainsi ce qui est presque une conclusion de toutes ces prémisses. Mais ce que nous allons critiquer dans ces conclusions ne se trouve pas étayé dans les prémisses. Les prémisses portent sur la lutte contre le révisionnisme historique, sur les expériences historiques de la lutte révolutionnaire etc. Nous pourrions critiquer plusieurs aspects de ces prémisses, et en approuver d’autres, cela n’influe pas directement sur le débat qui va suivre.
Et ceci est justement à remarquer : le (n)PCI présente les thèses que nous allons maintenant examiner comme les conclusions logiques des développements antérieurs, alors que ces conclusions ne découlent en rien de leurs prétendus prémisses. Ceux qui voudront se convaincre de ce dernier point pourront lire l’intégralité de ce document sur le net 1.
Quelles sont donc, selon le (n)PCI, les « lois universelles » de la guerre populaire selon le (n)PCI :
– 1. Ce sont les masses populaires mobilisées dans la classe ouvrière et guidées par son parti communiste qui construisent le système du nouveau pouvoir (en d’autres mots qui, pour les pays impérialistes, instaurent le socialisme et la dictature du prolétariat) et éliminent l’actuel.
– 2. L’instauration du nouveau pouvoir dans tout le pays ne se produit pas d’un seul coup, mais est le résultat et la conclusion victorieuse d’une guerre civile.
– 3. Dans chaque pays la GRP de LD [guerre révolutionnaire populaire de longue durée] traverse trois phases : défensive stratégique (accumulation des forces révolutionnaires), équilibre stratégique (deux forces armées qui se disputent le terrain), offensive stratégique (anéantissement des forces bourgeoises).
– 4. La GRP de LD se développe grâce à la situation révolutionnaire en développement (dans notre cas ce sera le renversement de la guerre d’extermination non déclarée que la bourgeoisie impérialiste mène à cause de la seconde crise générale du capitalisme).
– 5. La GRP de LD se développe selon une combinaison de lois universelles et de lois particulières qu’il est nécessaire de combiner entre elles jusqu’à la victoire.
– 6. Des facteurs internationaux et des facteurs nationaux conditionnent le développement de la GRP de LD dans chaque pays pris à part.
– 7. La GRP de LD se développe d’une phase à la suivante, mais à la suite de défaites elle peut aussi reculer vers la phase précédente.
En conclusion, pour conduire victorieusement la GRP de LD, le parti doit étudier les œuvres de Mao, le découvreur de la conception de la GRP de LD, et l’expérience des pays pris isolément pour recreuser les lois universelles de la GRP de LD et les appliquer à notre pays à travers l’enquête sur les conditions concrètes économiques, politiques et culturelles, sur la pratique, le bilan de l’expérience des lois spécifiques et de leur élaboration dans notre pays.
Pour ce qui est de notre pays, il faut en fait reconnaître et prendre en compte les conditions spécifiques dans lesquelles conduire la GRP de LD. La conception de la GRP de LD spécifique par son application à notre pays, suivra la voie de l’accumulation des forces révolutionnaires à travers la constitution et la résistance du parti clandestin et sa direction sur les masses populaires pour s’agréger en organisations de masse de tout type nécessaire à satisfaire ses propres besoins matériels et spirituels, à participer à la lutte politique bourgeoise pour en subvertir le déroulement à conduire les luttes revendicatives, jusqu’au début de la guerre civile. C’est ce qui est pour notre pays ce qui correspond à l’ « encerclement des villes par les campagnes » dans des pays semi-féodaux. Il est impossible dans les pays impérialistes d’encercler les villes par les campagnes, mais il est très possible, et la pratique l’a montré, de définir le développement spécifique quantitatif qui constitue la première phase de la GRP de LD et à travers lequel on va vers la seconde phase. Avec la guerre civile générée par ce développement quantitatif, commencera la seconde phase de la GRP de LD. Le début de la guerre civile sera défini par la constitution des Forces Armées Populaires qui à partir de ce moment disputeront le terrain aux forces armées de la réaction.
Nous allons ici interrompre une première fois les conclusions du (n)PCI, car elles recèlent une grosse malhonnêteté qui va en grever toute la suite.
La chose se passe en plusieurs temps :
1° Le (n)PCI identifie simplement la « première phase » comme phase « d’accumulation des forces » et on tait que dans la conception de la guerre prolongée théorisée et pratiquée par Mao cette première phase intègre la lutte violente comme dimension centrale.
2° Le (n)PCI assène des équivalences qui, en réalités, sont non seulement fausses, mais qui sont également le tremplin de positions plus fausses encore.
La première de ces fausses équivalences est « déclenchement de la lutte armée » = « début de la guerre civile ».
La seconde de ces équivalences est « direction [du parti] sur les masses populaires » = « agrégation en organisations de masse de tout type nécessaire pour satisfaire ses propres besoins matériels et spirituels » + « participer à la lutte politique bourgeoise ».
La troisième de ces équivalences est plutôt une confusion de concepts comme de « constitution et résistance du parti » et celui de « direction [du parti] sur les masses populaires ».
Ces diverses confusions permettent de justifier des conclusions totalement erronées, comme nous allons le voir :
En particulier, la GRP de LD ne commence donc pas avec la lutte armée, mais par la construction du parti communiste clandestin. C’est ce qui arrive aujourd’hui à travers la réalisation du plan en deux points proposé par la CP et en voie de développement. Cela n’arrive donc pas à travers la propagande armée, comme les Brigades Rouges se proposaient de la faire dans les conditions spécifiques des années ’70, lorsque la dérive révisionniste n’avait pas encore été défaite par le cours des événements en pratique, lorsque le prestige et la force du vieux mouvement communiste étaient encore hauts et qu’existait encore le camp socialiste construit durant la première vague de la révolution prolétarienne. La construction du parti est conçue et guidée comme premier pas de la GRP de LD.
On voit à quel point le (n)PCI reformule les données du débat pour l’orienter là où il peut justifier son révisionnisme.
Comme nous l’exposions dans notre précédent document, établir l’équivalence stricte (comme l’ont fait les BR, tout le courant communiste combattant, et comme d’aucun le justifient encore sur base d’une orthodoxie clausewitzienne) entre « guerre populaire » et « lutte armée » est effectivement restrictif — en dernière analyse militariste.
Dans notre précédent document, nous avons établi que la lutte armée n’était qu’un des trois procédés (certes le procédé supérieur) de la guerre populaire – les deux autres étant le combat de rue et le sabotage. Mais ces trois procédés ont ceci en commun d’être des formes de violence exercée contre l’ordre dominant et ses outils de domination.
En essayant d’enfermer le débat dans l’alternative « propagande armée » ou autres formes de lutte, d’organisation, etc. », le (n)PCI veut camoufler ce fait qu’une guerre se caractérise par l’usage de la violence. Poursuivons :
Le nouveau pouvoir de notre pays commence avec l’existence du parti clandestin. Son existence est l’existence du pouvoir rouge, alternatif au pouvoir bourgeois. (…) Son développement quantitatif (c’est-à-dire la croissance du parti et la croissance de l’agrégation sous la direction des organisations multiformes des masses populaires) déterminera, arrivé à un certain point, le passage à la seconde phase de la GRP de LD, à la guerre civile, à la lutte armée.
En usant de la confusion « lutte armée » = « guerre civile », le (n)PCI évacue toute la question des luttes violentes antérieures et préparatoires à la lutte armée proprement dite, et aux formes de lutte armée menée sur une petite échelle (bien en deçà de la « guerre civile »). Sur cette base, le (n)PCI imagine le développement du parti (et donc sa reconnaissance comme avant-garde révolutionnaire par les éléments les plus avancés du prolétariat) indépendamment d’une pratique de guerre populaire. Décréter que la première phase de la stratégie de la guerre prolongée est une phase pacifique est une absurdité à la fois devant l’analyse, et à la fois devant les expériences antérieures de guerre populaire (celle de Mao, celle du PCP etc.). Le début de la guerre populaire au Pérou est célébré le jour de la première action armée (l’attaque des bureaux de votes à Ayacucho), pas le jour où les communistes péruviens se sont réunis dans le but de déclencher la guerre populaire. Poursuivons :
Nous communistes n’aimons pas la guerre. La guerre est un monstre terrible, qui apporte destruction et sang. Nous sommes opposés à la guerre et nous sommes sûrs que les hommes n’ont aujourd’hui plus besoin de guerres, contrairement à un lointain passé, pour vivre et se développer tout comme ils n’ont plus besoin de divisions en classes sociales, qui actuellement sont uniquement générées par les intérêts de la bourgeoisie et de son ordre social, nous sommes sûrs enfin que dans un avenir proche les hommes mettront aussi la guerre dans les musées d’antiquités. Mais nous n’avons pas peur des guerres. Nous sommes décidés à empêcher que les masses populaires subissent passivement les injustices, les vexations, les mutilations, les hécatombes et les guerres que l’ordre social actuel impose. C’est seulement en changeant l’ordre de la société que nous pourrons vraiment mettre fin à la guerre. La bourgeoisie nous a donné les leçons répétées et sanglantes qu’elle ne quittera pas le pouvoir sans guerre civile. Nous communistes devons donc être dès maintenant décidés à ne pas céder à la bourgeoisie parce qu’elle menace de guerre civile, mais à se préoccuper d’arriver à la guerre civile dans les conditions les plus favorables pour nous. Notre responsabilité envers les masses populaires nous impose de construire le système du nouveau pouvoir en vue d’affronter victorieusement la guerre civile.
Elle commencera inévitablement, et l’expérience nous l’a aussi enseigné de façon répétée, lorsque l’accumulation des forces révolutionnaires et l’instauration du nouveau pouvoir auront rejoint un certain niveau.
Toujours l’expression de la même erreur. La guerre ne commencera pas lorsque « l’instauration du nouveau pouvoir aura atteint un certain niveau ». La guerre est la manifestation, la forme d’existence dialectique de ce nouveau pouvoir. Sans force, pas de pouvoir.
Nous ne pouvons pas l’éviter. Ce que nous pouvons et devons faire est d’arriver dans les conditions les plus favorables à la victoire des masses populaires. Avec le début de la guerre civile, la seconde phase de la GRP de LD commencera, lors de laquelle les forces armées populaires disputeront le terrain aux forces armées de la bourgeoisie impérialiste, lors de laquelle existeront des territoires libérés, etc.
Ce stade de la guerre civile ne tombe pas du ciel. C’est le fruit de la première face de la guerre prolongée avec toute sa dimension violente. C’est dans cette phase que naissent, s’aguerrissent les forces armées révolutionnaires qui créent ainsi le cadre politico-militaire où s’intégreront les masses acquises au projet révolutionnaire. Lorsque les forces armées révolutionnaires en arrivent à disputer le terrain à l’ennemi (sauf exception de régions isolées de pays dominés), c’est qu’elles sont arrivées à un très haut stade de développement et de maîtrise de l’affrontement armé. Le combat aujourd’hui ne consiste pas à empiler des gardes rouges hâtivement formés dans des camions et à les envoyer aux quatre coins de la ville…
L’expérience a déjà montré quelle doit être l’action d’agrégation et de mobilisation des masses populaires opérée par le parti lors de la première phase de la GRP de LD dans notre pays. Le parti doit de préférence être prêt et capable de changer de tactique, si il devait se produire des changements radicaux et des bouleversements soudains de la situation qui changeraient l’état et l’implication des masses populaires.
Mis à part cela, l’action du parti durant cette phase se déroule de façon générale sur trois terrains :
1. La mobilisation des masses populaires à participer au système de la politique bourgeoise. L’hostilité de principe déclarée par les dogmatiques de l’insurrection (Teoria & Prassi) et par Rossoperaio à l’utilisation révolutionnaire des élections, du Parlement, des assemblées élues et des autres instruments de la politique bourgeoise procède d’un aspect spécifique de quasi tous les pays impérialistes, y compris le nôtre. La participation (évidemment d’une certaine façon et dans un certain contexte) des masses populaires à la politique bourgeoise a justement été au cours de la première vague de la révolution prolétarienne plusieurs fois et en plusieurs pays impérialistes (en Italie, Allemagne, France, Espagne, Angleterre, pour nommer seulement les plus grands) la cause directe et immédiate du début ou de la menace de la guerre civile. La participation des masses populaires dirigées par le parti communiste divisera la bourgeoisie et rendra impossible la vie politique bourgeoise. L’augmentation des abstentions qui se vérifie ces dernières années est loin d’annuler cet aspect. Cela dénote la désillusion populaire face aux partis bourgeois, c’est un aspect de la crise politique du régime bourgeois. Mais cela ne pose pas les prémices d’une solution révolutionnaire à la crise politique du régime. C’est un phénomène précaire, sur lequel peut agir soit la mobilisation révolutionnaire des masses populaires, soit la mobilisation réactionnaire des masses populaires. Le refus de la part des dogmatiques de l’insurrection et de Rossoperaio de diriger les masses populaires à participer dans l’intérêt de la révolution socialiste au système de la politique bourgeoise ne naît pas de l’existence d’une mobilisation des masses populaires dans la guerre révolutionnaire qui de toute façons serait passée outre le système de l’activité politique bourgeoise et qui serait endommagée par la participation à l’activité politique bourgeoise. Dans de telles conditions les élections seraient une secousse contre-révolutionnaire et leur boycott une chose sérieuse. Aujourd’hui ce refus naît du manque de confiance en ce que le parti communiste peut aujourd’hui être capable de faire valoir également sur ce terrain sa direction sur les masses populaires et de diriger cette participation de façon à ce qu’elle soit un facteur d’accumulation des forces révolutionnaires et non à travers la corruption et la désagrégation de celle-ci. C’est le même manque de confiance qui empêche de concevoir une ligne qui aurait comme objectif la conquête de la direction des grands syndicats auxquels des millions de travailleurs s’inscrivent de leur propre chef et auxquels ils paient une cotisation. (…)
2. La mobilisation des masses populaires dans les luttes revendicatives et dans la défense sans réserve des conquêtes.
3. La mobilisation des masses populaires pour construire les instruments nécessaires à la satisfaction de leurs propres besoins matériels et spirituels (…). Il me paraît cependant que cela va de soi, au vu de la riche expérience d’auto-organisation (de coopératives, de centres sociaux, de maisons du peuple, d’associations sportives et culturelles, etc.) que les masses populaires ont développé dans notre pays.
La résistance du parti clandestin à la répression et le développement de son action sur les trois terrains indiqués ci-dessus : voilà ce que veut dire spécifiquement à notre pays, dans la première phase de la GRP de LD, « instaurer le pouvoir rouge » et c’est l’équivalent de la « création de bases rouges » dans d’autres pays. Il n’est pas possible dans un pays impérialiste d’instaurer dès le début des « bases rouges », mais l’expérience a déjà montré qu’il est possible de construire le système du « pouvoir rouge » que j’ai indiqué. Il s’agit de quatre fronts de lutte qui ont dès le début leur axe central et irremplaçable.
Il ne manque ni ne manquera certainement pas de camarades et d’adversaire qui nous accuseront d’ « attentisme » : renoncer aujourd’hui et dans l’immédiat à un travail révolutionnaire en attente de conditions que les événements créeront demain « d’une façon ou d’une autre » ; tenir de fermes forces révolutionnaires déjà prêtes à la lutte en attente de conditions qui ne se trouvent pas aujourd’hui. En réalité dans la ligne que l’expérience de la première vague de la révolution prolétarienne a mise en lumière il n’y a aucun attentisme. C’est au contraire la définition d’un processus de croissance quantitative en lequel sont impliquées toutes les forces révolutionnaires qui se forment rapidement, en un travail qui les forme et les trempe à être des agents de la mobilisation révolutionnaire des masses populaires. Un processus de croissance quantitative qui, arrivé à un certain niveau, détermine par lui-même le passage à la phase suivante, le saut de qualité : la sentence sera le recul et la désagrégation si le parti s’y oppose. Comme une grossesse arrivée au moment de l’accouchement et qui serait interdite. Cela est tout le contraire de rester immobile à attendre les événements, de tenir fortes et inactives des forces disposées à lutter, d’attendre que les autres retirent les marrons du feu ou d’espérer une aide de Dieu.
Voilà la voie que nous enseigne la réflexion sur la situation actuelle et l’expérience du mouvement communiste, duquel nous refusons de nous détacher sans raison valable. Voilà la voie que nous suivons déjà aujourd’hui.
Donc, pour le (n)PCI, la première phase de la guerre populaire consiste à participer aux élections, aux luttes économiques et à former des clubs de gym et des cinéclubs !
Cette première phase doit nous amener à la seconde phase, la guerre civile lors de laquelle « les forces armées populaires disputeront le terrain aux forces armées de la bourgeoisie impérialiste, lors de laquelle existeront des territoires libérés, etc. ».
Pas une action armée, pas une action violente n’est évoquée entre ces deux phases. Pas même un mot sur l’organisation du Parti et de ses organisations périphériques en vue de l’affrontement armé.
Il faut croire que le public sortira des cinéclubs du (n)PCI pour disputer le terrain aux forces armées de la bourgeoisie en leur lançant des paquets de pop corn…
Rarement l’opportunisme ne s’est affiché de manière aussi impudente, rarement les principes du maoïsme ont été à ce point bafoués.
La guerre prolongée est la stratégie révolutionnaire universelle. Là où elle a été appliquée consciemment et délibérément, là où elle a été théorisée (Chine, Indochine), elle a appliqué une pratique armée (de propagande en priorité) dès que le Parti a été en mesure de rassembler une poignée de combattants et quelques premières armes pour le faire. Mais comme le (n)PCI, pourri jusqu’à l’os par l’opportunisme de droite, ne veut pas entendre parler de lutte armée ni même de lutte violente, il va proposer comme modèle la politique de Togliatti plutôt que celle de Mao Zedong, et tenter de vendre son pacifisme pourri comme « première phase » de la guerre populaire.
2e catégorie : Procédés usant de vraies questions en guise de diversion
Nous avons traité dans notre précédente contribution 2 la question des « conditions préalables » à la guerre populaire. Pratiquement, tout élément essentiel au processus révolutionnaire pourrait devenir « condition préalable » : la fondation d’un Parti communiste MLM, ou l’établissement d’un lien aux masses (la préparation de « bases d’appui »), d’une base de masse, ou l’élaboration d’une pensée, et à partir de celle-ci, d’une stratégie, etc.
Le propre de ces « conditions préalables » est d’être :
– Légitimes en ce sens qu’il s’agit effectivement de conditions préalables, sans lesquelles le déclenchement de la lutte armée ne serait pas le déclenchement d’une guerre populaire mais le déclenchement d’une lutte armée aventuriste, militariste, opportuniste de gauche.
– Floues, en ce sens que chacun peu interpréter à quel degré d’achèvement ces conditions doivent être arrivées pour légitimer le déclenchement de la guerre populaire.
L’opportunisme de droite utilise ce « flou » pour étendre sans cesse la phase consacrée à la réunion des « conditions préalables » — et donc reporter sans cesse le déclenchement de la guerre populaire.
De plus, cela finit par faire des « conditions préalables » des objectifs en soi. Et pour progresser dans la réunion des « conditions préalables », on en vient à faire des choix et développer des pratiques qui, sous couvert de servir la réunion des « conditions préalables » à la guerre populaire, rend le déclenchement de celle-ci encore plus problématique. Par exemple, en invoquant la constitution d’une certaine « base de masse » comme préalable à la guerre populaire, les opportunistes de droite vont développer des pratique qui, certes, peuvent multiplier les connexions du parti dans les masses, mais qui rendent ces connexions inutiles dans une véritable perspective de guerre populaire (parce qu’elles sont toutes bien connues de la police par exemple).
3e catégorie : Procédés usant d’une pratique-alibi de la guerre populaire prolongée
On ne joue pas avec l’insurrection, on ne joue pas avec la guerre populaire, on ne joue pas à la guerre populaire. La guerre populaire est l’activité centrale de la stratégie révolutionnaire. Tout doit y ramener, tout doit s’y subordonner. Comme disait le PCP : la centralité, c’est le combat .
Se prendre en photo avec des armes, dans des poses avantageuses, sur fond de drapeau rouge, multiplier des effets d’annonces et des déclarations de guerre, baptiser « action de guerre populaire » des initiatives qui relèvent de l’agit-prop la plus banale (comme accrocher une banderole ou un drapeau rouge), voire même mener l’une ou l’autre action armée, ce n’est pas encore faire la guerre populaire. Un des caractères de la guerre populaire, c’est qu’elle doit est la pratique centrale des communistes. Un parti qui ne consacrerait qu’une portion minime de son activité, de ses forces, de ses moyens, aux procédés spécifiques de la guerre populaire (le sabotage, le combat de rue et la lutte armée) ne peut être considéré comme menant la guerre populaire.
Sans centralité, sans priorité, la guerre populaire n’est pas la guerre populaire, c’est simplement de la propagande armée, ou pire, de l’agit-prop se prétendant « acte de guerre », ou pire encore, une ruse délibérée des opportunistes de droite pour saboter la guerre populaire en prétendant la mener.
Conclusion
La question n’est pas, pour le Centre MLM (Belgique) d’accorder de « bons » ou de « mauvais » points aux autres organisations maoïstes en matière de guerre populaire. Non seulement parce que n’avons pas une pratique qui nous en donnerait la légitimité, mais aussi parce qu’à l’exception de manipulations politico-théoriques flagrantes (comme celle du (n)PCI), les déviations opportunistes de droite se cachent derrière des préoccupations correctes.
De ce fait, ce n’est pas en étudiant ce que disent, ni même ce que font actuellement (dans ce qui peu apparaître publiquement) les organisations MLM, qui permettra de dire qui prépare effectivement le déclenchement de la guerre populaire, et qui prétend la préparer tout en s’installant dans une confortable semi-légalité pseudo-révolutionnaire.
Une authentique préparation à la guerre populaire implique une discrétion telle que mettre au défi telle ou telle organisation de « prouver » qu’elle prépare réellement la guerre populaire serait ni plus ni moins une provocation policière.
C’est au cœur de chaque organisation qu’il faut mener la lutte de ligne pour débusquer les ruses pourries de l’opportunisme de droite, pour démasquer les faux partisans de la guerre populaire, et pour assumer une véritable pratique révolutionnaire.
1. La proposition du PCP-M se veut héritage/continuité-rupture/dépassement de l’expérience des Brigades Rouges, pouvez-vous expliquer cela ?
2. Quel est, selon vous, l’apport du maoïsme à ce processus de continuité/dépassement ?
3. Dans la réflexion sur ce que doit être la GPP dans les pays impérialistes, quels sont les éléments de la GPP « historique » telle que pratiquée par Mao Zedong dans les années ‘30-‘40, qui doivent être appliqués, quel sont ceux qui doivent être transposés, quels sont ceux qui doivent être abandonnés parce que propre à la situation de la Chine des années ‘30-‘40 ?
La première chose à éclaircir c’est la dimension précise de parcours : le PCP-M n’a jamais existé. C’est pourquoi nous avons toujours insisté à ne pas faire illusion à ce propos : notre signature, aussi en tant qu’organisation opérationnelle, a toujours été « pour le PCP-M » et non pas « du PCP-M ».
Un parcours organisationnel politico-militaire a existé qui, naturellement, était projeté vers cet objectif et à travers le développement d’un projet de caractère stratégique. Il est vrai que la relative crédibilité dont a bénéficié ce parcours (ainsi que la lutte politique consécutive depuis la prison) trouve ses racines « lointaines » dans le mouvement révolutionnaire italien. Mais il faut tout de suite dire que notre dimension et consistance ont été minimales ; surtout en comparaison avec celles, historiques, du cycle des années ’70-’80.
Le tournant décisif fut les défaites politico-militaires conjuguées à celles plus générales de la classe, entre 1980 et 1982. Les BR-PCC (encore unies) assumèrent consciencieusement le nouveau cadre des rapports de force, et décrétaient la « retraite stratégique » : reculer en combattant, pour maintenir ligne politique et stratégie mais sur des positions de combat soutenables.
Jusqu’en 1982, les effectifs se comptaient par centaines, l’Organisation Communiste Combattante (OCC) Prima linea en arrivant à passer le millier. Tandis qu’entre 1983-88 on en compte 40/50 pour les BR-PCC, et tout autant pour la Seconda Posizione (la deuxième position issue de la dernière bataille interne aux BR en 1984).
Et encore, après leur démantèlement, entre ‘87/’88, il n’y aura plus que des noyaux exigus à poursuivre un travail souterrain, dont la Cellule pour la Constitution du PCC, épigone de la Seconda Posizione et embryon de notre futur-actuel parcours. Et avec les grandes difficultés découlant de ces défaites et de la vague « néo-libérale » et réactionnaire mondiale des années ’90.
C’est justement à la fin de cette décennie qu’apparaissent des premiers signes d’une reprise des mouvements de classe. En ’99 nait le mouvement « no-global », dans les affrontements de Seattle.
En Italie, s’y superposent d’autres émergences : un authentique mouvement contre la guerre impérialiste (l’armée participant en première ligne à l’agression contre la Yougoslavie) et différents épisodes de lutte de classes, tendances renaissantes à l’auto-organisation.
Dans un tel contexte, les militants BR-PCC œuvrèrent un saut sûrement courageux en relançant l’initiative politico-militaire (P-M), par l’attaque contre un dirigeant gouvernemental agissant au premier plan dans la planification des politiques anti-ouvrières. En rouvrant ainsi un espace politique précis, par la réaffirmation d’une présence révolutionnaire significative. Mais paradoxalement, un espace difficile à occuper. Tout simplement parce qu’il n’existait pas des forces de classe à la hauteur, il n’existait donc pas des concrètes possibilités de relancer une telle dynamique interne à la classe. En fait, c’était un saut opéré par lignes internes organisationnelles, en s’appuyant sur une entité exiguë et sur une proposition politique très autoréférentielle. En confirmant la conception subjectiviste, presque élitiste, qui fut une des raisons de rupture de la part de la Seconda Posizione.
L’expérience réussi à tenir environ 5 ans, culminant dans une deuxième attaque, de la même envergure, contre le gouvernement en 2002 ; tandis qu’en 2003 une vingtaine de militants furent capturés, l’un des dirigeants mourant au combat, stoppant à nouveau le parcours de reconstruction.
A la même période aussi le noyau résiduel de la Seconda Posizione avait enfin rencontré une aire militante en voie de maturation, au sein de quelques situations prolétariennes de base. Et sur la vague du renouveau des mouvements qui s’annonçait, et encore plus des signes d’effondrement dans la crise générale historique du capitalisme, on donnait une nouvelle impulsion au parcours de réorganisation.
Nous voilà donc au passage d’une nouvelle synthèse- définition. Qui en fait allait un peu au-delà de l’élaboration successive de la Seconda Posizione. Justement – pour répondre précisément à votre première question – on pouvait parler seulement de réélaboration successives, et encore avec toutes les limites d’une expérience qui n’a pas réalisé de vérifications pratiques adéquates. C’est-à-dire qu’on ne peut pas parler d’héritage/continuité – rupture/dépassement par rapport à l’histoire BR, un parcours P-M consistant, à la hauteur des objectifs poursuivis ne s’étant pas concrétisée (et nous n’avons pas prétendus l’avoir réalisé)
Dans cette réélaboration, on voulait développer les éléments qui avaient fait la richesse du cycle italien, tout en le dégageant du poids des erreurs et autres limites. A savoir, on voulait approfondir la capacité à traduire dans la situation géopolitique spécifique les définitions théoriques universelles, et autres apports fondamentaux provenant de l’histoire et de l’actualité des mouvements révolutionnaires dans le monde.
Et nous voilà justement à la question de comment le maoïsme est assumé, assimilé dans l’histoire du mouvement révolutionnaire italien. La théorie de la Guerre Populaire Prolongée (GPP) était parmi les fondements de la lutte armée en Italie. En se superposant à d’autres apports et références, surtout les guérillas latino-américaines.
Mais déjà au début, au début des années ’70, on se posa la question de comment concrétiser cette théorie et les autres apports, en les adaptent aux caractères bien différents de la métropole impérialiste (par rapport au Tricontinent semi-colonial, dépendant, parfois semi-féodal). L’apport des sud-américains (Marighela, Guevara, Tupamaros) contribuait à la recherche de ces solutions. Même au risque d’un peu d’éclectisme et des aléas de l’expérimentation
Et pourtant ce ne furent pas ces risques 3 qui se révélèrent les plus nuisibles, mais bien plutôt leurs contraires. A savoir les tentations mécanicistes-idéologistes, d’application linéaire du modèle universel : de la GPP dans ce cas, même corrigée dans la formulation « guerre de classe longue durée » ou « stratégie de la lutte armée ». Effectivement le développement décisif de la lutte armée (des B.R. notamment), à partir de 1977-78, se fit en suivant un modèle d’accumulation des forces de type militariste. Fondé sur le passage présumé, en acte, de la lutte de classe à la guerre de classe ; et sur un lien, tout aussi présumé, direct et consolidé entre les niveaux de l’autonomie de classe et les O.C.C.
Tandis que, même si cette autonomie atteignait des niveaux très avancés à l’époque, elle était malgré tout insuffisante pour soutenir un tel passage. Il suffit de comparer avec qui a préparé et réussi avec succès, ce passage : par exemple dans les textes du PCP publiés par vous, ou avec le processus révolutionnaire en Inde. Ce passage P-M en Italie se donna un semblant, une imitation velléitaire, mais les conditions suffisantes (de contexte général et de phase) n’étant pas réunies, il finit dans une spirale incontournable et contreproductive.
Un point central dans la réflexion de la Seconda Posizione tournait autour des raisons pour lesquelles on ne pouvait pas appliquer ici la GPP et son dérivé « la Guerre de classe de longue durée ». A savoir qu’ici on ne peut pas compter sur :
– des conditions sociales extrêmes, chargées d’une répression systématique par un état à base sociale restreinte ; ce qui, avec des conditions économiques arriérées et dépendantes de l’impérialisme, alimente des déclenchements fréquents de crise et de situations/phases révolutionnaires (par exemple : le PCP-SL parle d’une cadence d’une par décennie).
– le contenu de l’étape de « Révolution de nouvelle démocratie » qui, en se basant sur la grande majorité populaire, offre à la révolution une grande base d’appui.
– ce qui se traduit en la possibilité de libérer des zones, des régions du pays et d’y installer la construction de l’Armée Rouge et des noyaux du nouveau pouvoir populaire.
– des conditions internationales, d’aire géopolitique et de phases favorables.
Tout ça n’étant pas disponible ici, il fallait se réorienter sur une conception fondée plus précisément sur les conditions et possibilités données dans les métropoles impérialistes où la maturation des phases/situations révolutionnaires est à l’évidence exceptionnelle dans le temps. Surtout en relation aux grandes crises et guerres impérialistes.
Il fallait récupérer une conception beaucoup plus P-M du processus (contrairement à celle militaire, qui s’était imposée jusque là), et notamment les caractères léninistes correspondants davantage à la composition prolétarienne urbaine et au contenu immédiatement socialiste de l’étape.
Il fallait récupérer donc une dynamique plus insurrectionnelle, tout en la posant comme étape au sein du plus ample processus de GPP.
Cette dynamique n’a rien à voir sa dégradation opportuniste/révisionniste (l’attente du « jour x ») ; mais qui se concrétise, dès ses débuts, dans l’établissement politique révolutionnaire avec les armes, dans l’unité du P-M. Cette dynamique finalisée pour converger avec celle des mouvements de masse, de l’auto-organisation jusqu’à sa forme élevée en soviets — convergence qui se réalisera, justement, dans les phases insurrectionnelles. Il est probable que, comme dans le cas russe de 1917-‘21, ce sera seulement à partir de ce moment-là que ce développera la guerre ouverte, la conquête du territoire et l’installation du pouvoir soviétique localement. Ce qui nous faisait dire (dans le document de 2008, mis sur notre site) qu’en Russie ce fut un G.P.P pas encore théorisée et déroulée à l’inverse.
Mais pouvons aussi relever les réflexions élaborées par les PCM d’Inde et du Népal (pour ce dernier jusqu’à 2006) et, encore plus tôt, toujours par le parti péruvien. Réflexions dans le sens d’une conjugaison plus articulée entre les deux modèles historiques ; justement en considération des grandes transformations mondiales survenues depuis. Ces trois Partis on dit clairement qu’on ne peut plus proposer un des deux modèle de façon absolue, mais qu’il s’agit plutôt d’avancer, de « développer la révolution » en en trouvant la combinaison la plus adéquate.
Ainsi, la question fondamentale affirmée par la Seconda Posizione fut que dans les métropoles impérialistes, le processus qui mène à la situation révolutionnaire est long et laborieux ; bien que, dès le départ, ce processus doit être construit, établi dans l’ensemble de ses éléments nécessaires (idéologiques, politiques, militaires) en mettant au centre la nécessité/possibilité de développer une politique révolutionnaire par l’utilisation politique des armes. A savoir une utilisation ciblée et mesurée, qui synthétise et concrétise le point de vue du parti prolétarien à l’intérieur de l’affrontement de classe général, sur le plan plus politique. Ici, donc, il y a une distinction importante : pour autant que cette politique révolutionnaire porte en soi la tendance à la guerre de classe, elle reconnait que nous ne sommes pas encore en guerre et que donc on n’agit pas une logique proprement militaire de guerre (ce qui fut la grande erreur de confusion du cycle précédant). Dans cet équilibre délicat, en devenir, l’unité du P-M trouve toute sa signification. Une unité qui fonde la constante réélaboration/redéfinition, de ligne et de stratégie, sur une praxis essentielle pour exister et vérifier.
Au début de la nouvelle phase, démarrée en 1999, nous aussi –les épigones de la trouve toute sa signification – avons rencontré des nouveaux interlocuteurs, plus motivés et déterminés, dans le contexte de reprise des mouvements. Avec eux, nous avons essayé d’atteindre une synthèse et un possible saut à un projet opérationnel. Dans cette synthèse, nous laissons la place à une affirmation plus prononcée des principes MLM. Ces camarades y étaient très attachés, presque comme contrepoids a leur propre parcours de formation dans de l’aire de l’Autonomie. Cela signifiait pour nous une certaine concession à l’idéologisme, à une rigidité idéologique, selon nous un peu artificieuse et qui cache un besoin de certitudes universelles escamotant ses propres difficultés et incapacités. On peut ainsi relever quelques différences relatives dans nos élaborations successives, avec un rappel plus marqué au MLM et à la GPP. C’était en tout cas, une médiation acceptable qui n’entachait pas la conception générale. Ce fut plutôt dans la pratique que se révélèrent nombre d’insuffisances et d’incapacités, par rapport aux objectifs élevés qu’on s’était donnés. Surtout l’assimilation insuffisante des acquis organisationnels P-M du cycle précédant, avec les graves erreurs qui s’ensuivirent. Dans les développements en prison et au procès dans la dialectique avec l’extérieur également, ces différences réapparurent. L’arrêt brutal du parcours organisationnel (même si nous avons réussi à transformer, depuis la prison, la défaite en une lutte politique assez visible), a fini par nous faire imploser dans une dynamique typique de retournement sur les contradictions internes, dès le moment où la dynamique expansive s’est épuisée.
Selon nous, les autres camarades – ce qui reste aujourd’hui du Collectif Communiste des Prisonniers Aurora – sont retournés en arrière, à certains de leurs défauts d’origine : le dogmatisme idéologique, conjugué à un dirigisme présomptueux typique, et d’autres défauts de méthode délétères.
C’est justement cette dernière et amère leçon qui nous amène a réaffirmer – pour répondre à vos questions – qu’on ne peut absolument pas rester sur le plan des principes universels : s’ils ne se mesurent et vérifient pas au nouveau contexte et à l’époque, ils finissent par devenir des icones inoffensives ou pire encore, des paravents pour opportunisme et néo-révisionnisme, — comme c’est la cas pour la grande partie des soi-disant groupes ML, ou MLM en Italie.
La grande difficulté, dans les métropoles impérialistes, c’est que les parcours significatifs accomplis dans le cycle ’70/’80 étaient tout de même très défectueux et qu’ils nous laissent que quelques éléments utiles. Parmi ces éléments : l’unité du P-M, l’utilisation politique des armes, le processus révolutionnaire comme dialectique entre l’autonomie de classe et la construction du parti, etc. Mais il faut être conscient que sur cette base-là, il faut beaucoup travailler et expérimenter.
Il n’y a pas de construction du parti en dehors de telles dialectiques et d’une praxis P-M qui puisse concrétiser la tendance révolutionnaire ; il n’y a pas de développement de l’autonomie de classe sans le pôle organisé P-M ; et ce dernier ne peut exister sans un travail d’enracinement au sein de la classe en tissant les fils de l’auto-organisation, base essentielle de classe d’où opérer des sauts plus audacieux.
C’est Justement cette dernière leçon qui est le grand acquis du cycle ‘70/’80, qui a fleurit sur cette base et dialectique interne à la classe. En fait, aujourd’hui, dans une situation européenne d’extrême pauvreté de la subjectivité de classe mais face aux grandes potentialités offertes par cette crise historique, il faut s’occuper sérieusement et avec constance de ce travail à la base. Tout autant que de s’occuper du plan stratégique, mais en évitant une erreur typique et récurrente des milieux militants, qui est de les mélanger en finissant par mal réaliser l’un et l’autre. Et dangereusement… Et nous disons cela aussi de manière autocritique.
Ainsi on en a un peu douté de ce risque par rapport à votre revue, à un travail ainsi conçu.
Voilà, nous concluons donc en vous renvoyant un doute et une question.
Prison de Siano, 16 novembre 2012
« Clausewitz, l’un des auteurs les plus éminents qui aient traités de la philosophie de la guerre et de l’histoire militaire (…) un écrivain qui avait étudié l’histoire des guerres et en avait dégagé les leçons philosophiques, peu après l’époque napoléoniennes. Cet auteur, dont les idées essentielles sont aujourd’hui devenues sans conteste le patrimoine de tout homme pensant »
Lénine, La guerre et la Révolution 4
1. Préface
« Une préface pourrait être intitulée : paratonnerre. »
Georg Christoph Lichtenberg
La publication de mon Clausewitz et la guerre populaire en 2004 laissait ouverts, faute de documents, plusieurs champs de recherches. Le plus important concernait l’éventuelle influence de Clausewitz sur Mao Zedong et les autres théoriciens et praticiens de la guerre populaire prolongée de type maoïste 5. La présente étude espère combler cette lacune. En 2008-2009, Je m’étais laissé embarquer, suite à une critique de mon essai, dans une polémique sur les rapports entre Mao et Clausewitz . Il faut bien avouer, toute honte bue, la conclusion erronée à laquelle j’étais arrivé : « je dois signaler avoir vu par trois fois affirmé que Mao avait lu Clausewitz 6. D’abord dans le Dictionnaire de stratégie de Thierry de Montbrial et de Jean Klein, ensuite dans une étude de R. Lynn Rylander, et enfin dans un article nettement plus léger d’Arthur Conte. A chaque fois, aucune indication positive n’étayait cette affirmation. Même Rylander ne peut que « déduire » la lecture de Clausewitz par Mao par une comparaison des analyses. Mais les mêmes situations dictant des analyses proches, l’argumentation est modérément convaincante. Rylander évoque, parmi les thèses que Mao auraient été « chercher » chez Clausewitz, le lien entre la guerre et sa matrice sociale, la primauté de l’homme, la primauté de la politique et la méthode dialectique, mais Mao Zedong n’avait vraiment pas besoin de lire Clausewitz pour concevoir et développer cela, et la proximité des formules n’est pas convaincante. Je continue à croire que la doctrine maoïste de la guerre populaire prolongée s’est forgée indépendamment de toute influence directe de la pensée de Clausewitz. Mao n’avait de Clausewitz qu’une vague connaissance de seconde main. C’est à travers l’influence de Clausewitz sur le léninisme que Mao a pu être lui-même influencé par lui. » 7 En fait, comme on le verra ci-dessous, l’influence directe de Clausewitz sur Mao a été solidement et définitivement établie. Je dois donc présenter mes excuses à mes rares lecteurs — surtout à ceux, plus rares encore, qui m’ont fait l’honneur de me croire.
2. Clausewitz et Mao Zedong
2.1. Introduction
Pendant des décennies, la discussion sur l’éventuelle lecture de Clausewitz par Mao se basait sur la seule étude comparative des idées. Les plus hautes autorités clausewitziennes, comme Werner Hahlweg ou Raymond Aron avaient été réduits à cette méthode hypothétique et spéculative. Lors de la polémique de 2008-2009, j’en étais resté à cette méthode. Pourtant, dès 1995, dans une thèse en philosophie soutenue en Allemagne, un chercheur de la République populaire, Zhang Yuan-Lin 8, avait bel et bien établi que Mao avait lu Clausewitz. Seule excuse à mon ignorance : cette thèse n’avait fait l’objet que d’une publication confidentielle, en allemand bien entendu, par l’Université de Mannheim. Le travail de Zhang Yuan-Lin est relativement tardif parce que les documents éclairant la question n’ont été rendus publics en Chine qu’à la fin des années ’80 9.
Loin de se borner à recenser les références et énumérer leur contenu, Zhang Yuan-Lin s’est livré à l’étude des idées, et a mené à bien cette analyse que Raymond Aron appelait de ses vœux dès les années ‘70 10 : l’identification des citations de Clausewitz dans les textes de Mao en collationnant ceux-ci aux éditions chinoises de Vom Kriege. L’article que voici, le lecteur l’aura compris, puise largement dans la thèse de Mannheim. Les noms de personnes y sont transcrits en pinyin chinois (Mao Zedong et non Mao Tsé-toung) et les noms de lieux en pinyin romanisé (Pékin et non Bejing) ; lorsqu’il risquera d’y avoir incompréhension, la version retenue sera suivi de l’autre mise entre crochets — les citations étant reproduites dans leur propre transcription.
2.2. Mao lecteur de Clausewitz
En 1986 parait en chinois, à Pékin, le recueil Lectures de Mao Zedong 11. Dans ce livre, de l’ancien secrétaire de Mao, Gao Lu, évoque la lecture de Clausewitz par Mao en évoquant un document qui sera publié intégralement – toujours en chinois – en 1988 dans les Notes de Mao Zedong pour les travaux philosophiques 12 : l’agenda dans lequel Mao avait entrepris de recenser ses lectures.
Mao y écrit avoir commencé Vom Kriege le 18 mars 1938. Il lit quelques dizaines de pages par jours (signe d’une lecture attentive) : le premier avril, dernière page que nous avons de cet agenda, il en est à la page 168.
Les recherches minutieuses de Zhang Yuan-Lin ont permis d’établir quelle édition chinoise de Vom Kriege (parmi les quatre possibles) Mao a lu en 1938. Il s’agit de celle de Liu Jo-shui publié en deux volumes, en 1934, à Shanghai par les éditions Xinken. Or cette traduction n’a pas été faite à partir du texte allemand, mais à partir de l’édition japonaise de Vom Kriege. On comprend que le filtre des traductions successives a pu brouiller les références, car pour couronner le tout, si les deux premiers volumes de l’édition japonaise ont été traduit à partir de l’original allemand, les six derniers l’ont été à partir… de la traduction française.
Pour Zhang Yuan-Lin, il ne fait aucun doute que cette lecture a été poursuivie et achevée, notamment parce que peu après, Mao a organisé et dirigé à Yenan un séminaire sur Vom Kriege 13. Parmi les participants à ce séminaire, qui se réunissaient une fois par semaine dans le logement de Mao, plusieurs des principaux responsables politico-militaires de l’Armée rouge, comme Xiao Jinguang 14 ou Luo Ruiqinq 15.
Au début de la guerre antijaponaise, Zhou Enlai avait appelé Fu Daqing 16 pour servir d’interprète aux conseillers militaires soviétiques. Voyant que Mao déplorait de ne pas disposer d’une bonne traduction de Vom Kriege, Fu s’est proposé de le traduire du russe en chinois. Son travail a été reconnu comme « la meilleure traduction du texte en Chine » par Zhu De, qui avait étudié en Allemagne et qui était chef d’état-major général de l’Armée rouge. Plusieurs chapitres, comme le Point culminant de la victoire (chapitre V, Livre VII) ou La guerre est un instrument de la politique (chapitre 6B, Livre VIII), seront pré-publiés dans la revue Masses populaires, et en entre juillet 1939 et août 1941, la presse politico-militaire communiste publiera des articles et des brochures sur Clausewitz et sur Vom Kriege, dont Zhang Yuan-Lin dresse l’impressionnant inventaire.
Avant sa lecture de 1938, Mao avait été confronté à Clausewitz de plusieurs manières. D’abord par le bien qu’en disait Lénine. Ensuite, par les études militaires chinoises modernes qui étaient directement influencées par Clausewitz. Jiang Jieshi [Tchang Kai-chek] se revendiquait de Clausewitz 17, ainsi que Jiang Baili qui avait dirigé l’Académie militaire du Huangpu 18. Les conseillers militaires allemands qui encadraient l’armée du Kuomintang étaient familiers de Clausewitz, voire d’éminents clausewitziens, à commencer par leur chef, le colonel-général Hans von Seeckt. Il en découlait une profonde empreinte des thèses de Clausewitz dans les formations et règlements militaires du Kuomintang… qui étaient soigneusement étudiés par les cadres de l’Armée rouge. Les communistes ayant étudiés en Europe et en URSS avaient eux aussi pu prendre connaissance de Clausewitz, sans oublier le cas d’Otto Braun, conseiller militaire du Komintern auprès du PCCh, qui était un grand clausewitzien : il écrivit après-guerre une belle étude sur l’influence de Clausewitz sur Lénine 19.
Zhang Yuan-Lin pense trouver une influence des thèses de Clausewitz dans l’essai de 1936 intitulé Problèmes stratégique de la guerre révolutionnaire en Chine. Dans une conférence donnée le 13 mars 1961 à Canton, Mao a dit que, pour cet essai, qui est son premier grand écrit militaire, il avait étudié la science militaire bourgeoise. Dans le chapitre sur La Défensive stratégique on trouve ce passage :
« Tous les théoriciens et praticiens militaires du passé ont également admis que c’est là un principe que doit appliquer dans la phase initiale des opérations militaires une armée faible contre un adversaire puissant. Un spécialiste militaire étranger a dit : « Lorsqu’on passe à la défensive stratégique, on commence, en règle générale, par éviter la décision dans des conditions défavorables et on ne la recherche que lorsque la situation est devenu favorable. » C’est parfaitement juste et nous n’avons rien à y ajouter. » 20
Or il s’agit d’une thèse typiquement clausewitzienne, allant à l’encontre du culte de l’offensive qui régnait partout, que l’on trouve exposée dans le chapitre Retraite dans l’intérieur du pays 21. Le fameux « spécialiste militaire étranger » est donc, sinon Clausewitz, du moins un de ses disciples. Zhang Yuan-Lin relève également d’autres correspondances d’idées ou d’expression qui pourraient indiquer une influence de Clausewitz sur Mao avant la lecture de Vom Kriege en 1938. Nous ne les reprendrons pas toutes ici, renvoyant le lecteur à la thèse de Mannheim 22.
2.3. Clausewitz dans De la guerre prolongée
Peu de temps après avoir étudié Vom Kriege et organisé le séminaire sur Clausewitz, Mao écrit, toujours à Yenan, du 26 mai au 3 juin 1938, un cycle de conférences qui deviendra en mai 1938 un texte classique de la politique militaire marxiste-léniniste : De la guerre prolongée.
Le chapitre La guerre et la politique s’ouvre, au point 63, sur une citation présentée sans référence : « La guerre est la continuation de la politique » 23 La citation est bien entendu de Clausewitz [[De la guerre, Livre I, chapitre 1, page 51.]] mais cette référence n’a jamais suffit jusqu’ici à établir la lecture de Clausewitz par Mao parce que cette citation avait déjà été mise en avant par Lénine 24. La citation est d’ailleurs reprise, plus complète, au point 64 : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens » 25]
Dans le même chapitre, Mao écrit : « il n’est pas possible de séparer une seule minute la guerre de la politique. Chez les militaires qui font la Guerre de Résistance, toute tendance à sous-estimer la politique en isolant la guerre de la politique et en considérant la guerre dans l’absolu, est erronée et doit être corrigée. » 25 La critique de la conception de « la guerre dans l’absolu » est une formule de Clausewitz. Il ne s’agit pas seulement d’une communauté d’idées, mais aussi d’une communauté d’expressions, de formulation, analysée par Zhang Yuan-Lin.
Dans le chapitre Les buts de la guerre 26] Mao écrit :
« La guerre n’a d’autre but que « de conserver ses forces et d’anéantir celles de l’ennemi » (anéantir les forces de l’ennemi, c’est les désarmer, « les priver de toute capacité de résistance », et non pas les anéantir toutes physiquement (…) Il est à noter que, parmi les buts de la guerre, l’anéantissement des forces de l’ennemi est le but principal, et la conservation de ses propres forces le but secondaire, car on ne peut assurer efficacement la conservation de ses forces qu’en anéantissant massivement les forces de l’ennemi. »
Ce passage contient deux citations sans références et la différence de formulation (renforcée ici par l’écran supplémentaire de la traduction française) en a longtemps empêché l’identification. C’est par la comparaison entre le texte de Mao avec la formulation de la traduction de Vom Kriege par Liu Jo-shui, que Zhang Yuan-Lin a pu établir que Mao citait directement Clausewitz :
« Il faut détruire la force armée de l’adversaire, c’est-à-dire, et c’est là désormais ce qu’on devra toujours entendre quand nous nous servirons de cette expression, qu’il faut le réduire à une situation telle qu’il ne puisse plus continuer la lutte. (…) la conservation de la force armée dont on dispose constitue naturellement le corollaire de la destruction de la force armée de l’adversaire » 27
Ainsi, sur la question des objectifs dans la guerre (les objectifs de la guerre étant politiques), Clausewitz et Mao sont très proches : détruire les forces de l’ennemi et conserver les siennes, objectifs intrinsèquement liés, dont le premier est principal et le deuxième secondaire. Sur le fond cependant, il semble à Zhang Yuan-Lin que Mao insiste davantage sur la conservation de ses forces. Pourtant, l’abandon de la République soviétique chinoise du Kiang-si [Jiangxi] pour entamer la Longue Marche, décision prise avant le leadership de Mao dans le PCCh, se trouve par avance décrite dans une analyse de Clausewitz que Zhang Yuan-Lin n’a pas relevée :
« Mon idée est qu’il faut sacrifier totalement un État qu’on ne peut défendre, afin d’en sauver l’armée. C’est pourquoi parmi les troupes que cet État peut mettre sur pied, je sélectionne une armée bien organisée de cinquante à soixante mille hommes dont la conservation pendant toute la durée de la guerre va être mon souci dominant, une armée qui représentera pour moi le royaume que j’aurai perdu et, si elle s’est maintenue dans une certaine force jusqu’à la fin de la guerre, qui sera toujours pour moi une lettre de change bien garantie, à présenter contre restitution de mon royaume, d’autant plus complète que cette armée sera encore plus redoutable. » 28
Une autre influence directe de Vom Kriege dans De la guerre prolongée est la mise en avant du concept de « probabilité ». Mao : « Nous reconnaissons qu’il est beaucoup plus difficile de s’orienter dans la guerre que dans n’importe quel autre phénomène social, qu’elle comporte moins de certitude, c’est-à-dire qu’elle est encore plus une question de « probabilité » » 29. Mao met le terme de « probabilité » entre guillemets et le terme qu’il utilise est celui de la traduction de Liu Jo-shui. Le terme comme le concept apparaissent dans le discours de Mao pour la première fois à ce moment — juste après sa lecture de Vom Kriege. Son application au domaine de la théorie militaire était nouvelle et frappante pour la Chine, ce qui explique son emploi des guillemets. Clausewitz écrivait : « on ne saurait baser sur la rigueur prétendument absolue de calculs mathématiques la conduite d’une guerre, et que, une fois commencée, celle ci se poursuit à travers un réseau d’éventualités, de probabilités, de bonne et de mauvaise chance qui étend partout ses mailles » 30
Ce concept de probabilité est important. Clausewitz et Mao excellent tous deux dans la dialectique entre l’élaboration théorique, guide d’une action résolue et raisonnée, et la part reconnue à l’imprévisible, au hasard, au « brouillard de la guerre ». Par leur rigoureux travail théorique, ils s’opposent aux subjectivistes et aux empiriques, mais par leur prise en compte de l’imprévisible, ils s’opposent aux dogmatiques coupés de la réalité vivante (Clausewitz contre Bülow, Mao contre les « 28 bolcheviks »).
La mise en avant du hasard dans la théorie de la guerre de Clausewitz a été grossièrement caricaturée en aveu d’ignorance de la pensée bourgeoise. Ainsi en URSS où on écrivait :
« Nombreux sont les théoriciens militaires bourgeois en vue – y compris Clausewitz – qui ont nié l’existence de lois objectives de la guerre et de l’art militaire, prétendant que c’est le hasard des forces élémentaires qui joue dans ce domaine. » 31
Or, face à un certain degré de complexité et de manque d’information, affirmer qu’il faut baser une décision sur les probabilités n’est en rien antimarxiste.
Un commandement qui doit combattre un commandement ennemi sait qu’une partie des réflexions de celui-ci lui échappe. Or ces réflexions détermineront sa réaction, et anticiper la réaction probable de l’ennemi est important. La part de l’incertain ne s’arrête pas aux réactions du commandement ennemi, elle s’étend à bien des facteurs, comme la combattivité des unités (amies et ennemies). A cela s’ajoute tous les petits hasards inséparables de la bataille, comme un ordre qui n’arrive pas à son destinataire.
Certains éléments peuvent être anticipés presque à coup sûr, d’autres peuvent être éclairés au moyen des probabilités, d’autres sont, faute d’informations suffisantes, hors de portée d’une analyse prévisionnelle. La comparaison de Clausewitz entre la guerre et le jeu de cartes est claire : le stratège doit prendre des décisions sur base d’un triple faisceau d’informations connues (ses propres cartes, par exemple), déduites (de la manière dont l’adversaire joue, par exemple), et ignorées (l’ordre des cartes dans le talon, par exemple). C’est l’exercice concret de la stratégie et de la tactique de mesurer la part de l’incertain (après l’avoir réduite tant que possible par l’étude et le renseignement) et de prévoir des marges de manœuvre pour y parer. En exposant la part de l’incertitude, Clausewitz ne nie pas l’existence de lois, au contraire : il en formule une que Mao a su comprendre.
Une autre référence directe de Mao à Clausewitz, masquée jusqu’à présent par les libertés prises par Liu Jo-shui dans sa traduction, se trouve au chapitre L’initiative, la souplesse et le plan d’action. Là où Clausewitz écrit « dans un domaine aussi dangereux que la guerre, les erreurs nées de bons sentiments sont les pires. » 32 Liu Jo-shui traduit et adapte : « dans les choses dangereuses que la guerre, les erreurs qui, comme celle du duc Siang de Song, découlent de la gentillesse, sont tout simplement les pires ». L’exemple du duc Siang est bien entendu un apport de Liu Jo-shui. Et Mao écrit : « Nous ne sommes pas comme le duc Siang de Song, nous n’avons nul besoin de son éthique stupide » 33…
La profonde influence de Clausewitz sur Mao Zedong est indiscutablement établie par les recherches de Zhang Yuan-Lin, et celui-ci n’a examiné (certes systématiquement) que les documents disponibles. Or, de nombreux télégrammes, lettres, discours, notes etc. de Mao n’ont pas encore été publiés. De nouvelles informations sur la relation de Mao avec Clausewitz pourraient donc apparaître dans l’avenir.
2.4. Clausewitz, Mao et la philosophie
Selon Jean-Paul Charnay, l’influence de la philosophie sur la stratégie s’exerce selon quatre modalités :
« — simple décalque d’un schéma d’évolution : Gamelin appliquant à l’art de la guerre la loi des trois états (théologique et militaire, métaphysique et légiste, positif et industriel) d’Auguste Comte ;
— application au conflit d’un système d’évolution généralisant : théorie cyclique des empires et des civilisations (Ibn Khaldun, Bossuet, Hegel, Toynbee…), darwinisme, matérialisme historique et matérialisme dialectique
— implication de la dynamique d’une philosophie comme principe d’explication de la structure et du fonctionnement de la guerre : conception kantienne de l’univers pour Clausewitz (de manière implicite) ; dialectique hégélienne pour Willisen ;
— références générales à « l’atmosphère » de la philosophie dominante sur l’énonciation d’une doctrine stratégique : rationalisme des Lumière pour Guibert, idéalisme français pour Foch, concept nietzschéen du surhomme et pangermanisme pour le IIIe Reich… Plus loin : Campanella et Galilée pour Montecuccoli… » 34
Charnay expose ensuite qu’il faut distinguer entre les cas où la philosophie est l’inspiratrice de la stratégie, et ceux où la philosophie ne sert qu’a légitimer a posteriori tel ou tel énoncé stratégique. C’est au premier cas de figure que nous sommes confrontés lorsque nous examinons les modes d’élaboration stratégique de Clausewitz et de Mao Zedong, qui ont ceci de semblables d’avoir fondé leur théorie de la guerre et leur doctrine stratégique sur une base et selon une méthode philosophiques.
Dans une note rédigée en 1816, Clausewitz déclare avoir eu présent à l’esprit, en rédigeant Vom Kriege, la manière dont Montesquieu avait traité son sujet dans L’Esprit des lois. Il en retient non seulement le mode d’exposition en courts chapitres (ce qui nous permettrait d’ajouter une cinquième modalité d’influence à celles proposées par Charnay : l’influence purement formelle), mais aussi et surtout la méthode, la volonté de rester dans les limites de la connaissance positive, de traiter les phénomènes à la fois dans la vérité de leur nature propre et de leurs diverses manifestations historiques.
C’est ainsi que Clausewitz veille avant tout à élaborer des concepts et à formuler des définitions. Et c’est d’une manière philosophique qu’il critique les définitions de la tactique et de la stratégie de son temps. Pour Bülow, relevaient de la tactique les mouvements qui se situent dans le champ de vision de l’ennemi et relèvent de la stratégie ceux qui se situent hors de ce champ). C’est là se baser sur un caractère sensible et non conceptuel. Or Clausewitz ne juge fondées que les différenciations qui relèvent de la structure interne de la chose étudiée. Pour saisir ces différenciations, il aborde chaque phénomène là où il est le plus net, là où il touche à la perfection, à ses extrêmes. Clausewitz a pratiqué toute sa vie cette méthode de la recherche des extrêmes comme point de départ de l’activité conceptuelle. Il ne lui échappe pas que le cas concret se situe quelque part entre les extrêmes idéaux, et n’est caractérisé par un extrême que dans la mesure où il s’en approche davantage que de l’extrême opposé. C’est cette distinction entre concept et réalité qui permet l’activité théorique.
La question de savoir si Clausewitz avait lu Hegel – Lénine le pensait – ou si ses raisonnements dialectiques procèdent de sa tournure d’esprit, a été longtemps débattue. Clausewitz enseignait à l’École de guerre au moment où Hegel régnait sur l’université de Berlin. Il est possible que Clausewitz ait simplement subi les mêmes influences que Hegel : celles de Kant et de Fichte. Vom Kriege ne justifie jamais la guerre – comme une stricte orthodoxie hégélienne le commanderait – en tant que moyen d’action légitime pour l’État incarnant le progrès historique. Ce qui est certain, c’est que la dialectique clausewitzienne diffère de la dialectique hégélienne — et par là de la dialectique marxiste 35. Clausewitz traite des problèmes en opposant des contraires, mais ces contraires ne se résolvent pas dans un troisième terme qui leur serait supérieur. Cependant, Mao n’a pas pu ne pas remarquer (comme Lénine l’a fait dans ses notes de lectures sur Vom Kriege) la « tournure d’esprit » dialectique de Clausewitz. Engels déjà, dans une lettre à Marx, évoquait cette singularité philosophique de Clausewitz : « Je lis en ce moment, entre autres, Clausewitz, De la guerre. Bizarre façon de philosopher, mais excellente quant au fond » 36.
Au début du XIXe siècle, la pensée militaire prussienne, stimulée par le désir d’une revanche prochaine, s’élève contre les doctrines stratégiques anciennes, empreintes de ce rationalisme dénoncé comme contraire au génie allemand. Clausewitz ne fait pas exception, qui assigne à la raison ses limites dans le domaine de la guerre. On trouve donc chez lui l’influence directe du kantisme et cette affirmation de l’irrationalisme allemand qui est une réaction contre le rationalisme français du XVIIIe siècle. Cette influence du kantisme sur Clausewitz n’est pas discutée, il y a de nettes différences entre leurs pensées et l’indiscutable influence de Kant n’a pas fait de Clausewitz un kantien. Lénine a souligné que Clausewitz avait suivi les cours du philosophe kantien Kiesewetter. Ces cours que Clausewitz a suivis en 1801 à l’École de Guerre portaient essentiellement sur la logique. Ils ont considérablement influencé Clausewitz. Kiesewetter était kantien mais avait, comme vulgarisateur, une approche particulière des thèses de Kant, à tel point que celui-ci l’a accusé tout à la fois de plagiat et de trahison. Les cours de Kiesewetter (et donc dans une certaine mesure le kantisme) ont formé la pensée de Clausewitz, naturellement porté à la réflexion philosophique. On peut considérer que les premières bases méthodologiques de Vom Kriege se trouvent dans l’enseignement de Kiesewetter.
Mao stratège se fonde sur l’héritage marxiste-léniniste/clausewitzien et sur la critique de l’application mécaniste de l’héritage léniniste, à l’origine de l’échec des insurrections de Canton, de Nachang et de Wuhan en décembre 1927. Il puise également dans l’héritage révolutionnaire des insurrections paysannes, notamment de la grande Révolte de Taïpin 37, parfois par le biais de classiques de la culture chinoise comme Au bord de l’eau, son œuvre littéraire préférée 38. Cet héritage plongeait dans les temps les plus anciens, mais il gardait toute son actualité au moment des années de formation de Mao : de 1901 à 1910, près d’un millier de soulèvements impliquant des dizaines de millions de paysans ont enflammé la Chine. Enfin, Mao pourra se baser sur la très riche culture stratégique chinoise : entre la dynastie Qin (221-206 avant J.-C.) et la dynastie Qing (1644-1912), plus de 2.000 ouvrages militaires importants ont été publiés en Chine. Mao cite souvent ces historiens militaires et ces stratégistes classiques, à commencer par le plus célèbre d’entre eux : Sun Tzu. Dans les Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine 39, Sun Tzu est cité par Mao à trois reprises 40. La section 3 du chapitre V est truffée de références : l’inévitable évocation du roman Au bord de l’eau, évocation de la guerre entre les principautés de Lou et de Tsi, avec une longue citation de l’historien antique Tsouokieou Ming, évocation, à titre d’exemple, de la bataille de Tchengkao entre les Tchou et les Han, de la bataille de Kouenyang entre les Sin et les Han, de la bataille de Kiouantou entre Yuan Chao et Tsao Tsao, de la bataille de Tchepi entre les Wou et les Wei, de la bataille de Yiling entre les Wou et les Chou, de la bataille de Feichouei entre les Ts’in et les Tsin 41.
La philosophie classique chinoise se veut macroscopique et universelle, de telle sorte que chaque science, chaque art n’est que son application à un domaine concret. Comme les traités de philosophie chinois veulent interpréter concrètement le réel, ils ont, comme le Livre des Mutations, une portée directement militaire. C’est ainsi que dès la dynastie des Tang (618-907 avant J.-C.), le Daodejing [Tao To Kings] de Lao Zi [Lao Tseu] était utilisé par les stratèges, et que les classiques de l’art de la guerre chinois ont la particularité d’être déduits de la philosophie : ils transposent la philosophie au domaine militaire 42. Ainsi, le terme Xu qui a la signification générale de faible, mauvais, faux, vide, a la signification militaire particulière de position mal défendue.
L’idéal stratégique coïncide donc avec l’idéal philosophique. Comme l’explique Jean Lévi : « dans le système de représentations chinoises, le sans-forme est à l’origine de l’ayant-forme, il peut le dominer et le contrôler. La forme suprême d’une formation consistera, pour ne pas prêter le flanc à un ennemi, à ne lui présenter aucune forme, à la manière de l’eau, qui répond aux formes sans jamais épuiser ses capacités de transformation. Le vocabulaire joue sur un double plan à la fois figuré et littéral, il désigne des configurations réelles que peuvent emprunter les bataillons. Pien (transformation, retournements) s’applique dans la littérature à l’habileté manœuvrière d’une troupe qui offre à l’ennemi un corps en perpétuel mouvement, à l’instar de l’eau qui fournit la transposition de la terrible efficience du Tao, dans le domaine des formes. » 43
C’est ainsi que lorsque Sun Tzu écrit : « Une formation militaire atteint au faîte ultime quand elle cesse d’avoir forme. Sitôt qu’une armée ne présente pas de forme visible, elle échappe à la surveillance des meilleurs espions et déjoue les calculs des généraux les plus sagaces. » 44, il transpose au domaine militaire les formules du Daodejing : « Le regardant, on ne le voit pas : on le nomme l’Invisible. L’écoutant, on ne l’entend pas : On le nomme l’Inaudible. Le touchant, on ne le sent pas : On le nomme l’Impalpable. (…) Il est la forme informe, le Signe du nul — chose, fuyant, insaisissable, devant, on ne voit pas sa tête, derrière on ne voit pas son dos. Saisis le Tao antique, et tu dompteras le présent ». Un trait essentiel de cette pensée classique chinoise est son caractère dialectique. Elle se fonde sur des couples conceptuels interagissants, comme « donner » et « recevoir », « force » et « faiblesse » ou « apparence » et « réalité ».
Le passage permanent de la généralité philosophique à l’application concrète, souvent militaire, qui est un trait de la culture chinoise, se retrouve jusque dans les écrits philosophiques de Mao, comme De la pratique ou De la contradiction. Mao y recourt régulièrement aux exemples et paraboles militaires. Ainsi lorsqu’il est question de la primauté des causes internes sur les causes externes :
« De deux armées aux prises, l’une est victorieuse, l’autre est défaite : cela est déterminé par des causes internes. La victoire est due soit à la puissance de l’armée, soit à la justesse de vue de son commandement ; la défaite tient soit à la faiblesse de l’armée, soit aux erreurs commises par son commandement ; c’est par l’intermédiaire des causes internes que les causes externes produisent leur effet. » 45
Ce caractère de la culture chinoise, cette pensée philosophique dialectique comme point de départ de toute réflexion spécifique, se retrouve épurée, grâce au marxisme, chez Mao, de toutes ses dimensions mystiques et réactionnaires.
La proximité des thèses de Mao et de Clausewitz ne découlent donc pas uniquement de la lecture du second par le premier.
Mao et Clausewitz ont développé des thèses proches parce qu’ils avaient une méthode de penser et de théoriser voisine. L’héritage hégéliano-kiezewetterienne de Clausewitz et le marxisme nourrit de culture classique chinoise de Mao, les ont amené à aborder dialectiquement des problématiques que la culture militaire occidentale traitait unilatéralement. C’est ainsi que Mao comme Clausewitz, au lieu d’opposer défensive et offensive, soutiennent que la première (forme de la guerre la plus forte) doit faire surgir les conditions de la seconde (forme de la guerre la plus déterminante). Raymond Aron l’avait remarqué qui, tout en disant ignorer si Mao avait lu Clausewitz, affirmait : « La théorie maoïste de la guerre prolongée et de la défense stratégique se tire tout aussi bien du livre VI [de Vom Kriege] que de « l’invincibilité » de la défense. L’oscillation, la complémentarité entre les termes opposés, la vérité au niveau supérieur qui deviendrait erreur au niveau inférieur, toute cette dialectique clauzewitzienne, seul ne la reconnaît pas dans Mao Tsé-toung qui n’a pas lu le théoricien allemand. » 46
2.5. Convergences et divergences
Mao et Clausewitz ont donc l’un et l’autre fondé une théorie de la guerre et une doctrine stratégique sur une base philosophique. Mais ils ont aussi, l’un comme l’autre :
– étudié intensivement l’histoire générale et l’histoire de la guerre en particulier (Clausewitz a étudié en détail 130 campagnes !) ;
– vécu activement une période de grands bouleversements, prenant part aux luttes qui les marquaient,
– combattu l’envahisseur de leur pays.
Ces proximités expliquent aussi que l’on retrouve de nombreuses thèses très proches chez eux. Pour l’un comme pour l’autre,
– la praxis est le critère décisif pour une véritable théorie, ils ont tous deux combattu le formalisme et le dogmatisme. La pratique prime sur le « système » ;
– La guerre n’est pas une chose indépendante : elle fait partie d’un tout, à savoir la politique, elle n’a pas une nature, mais a la nature de la politique, elle n’a pas de logique, mais a la logique de la politique. Avant Clausewitz et a fortiori avant Mao, il y avait eu diverses hypothèses et jugements sur la nature de la guerre (expression de la nature humaine, d’un degré « non philosophique » de civilisation, volonté divine, etc.). Certains avaient bien ouvert la voie d’un rapport scientifique entre guerre et politique — à commencer par Machiavel —, mais c’est Clausewitz qui l’a définitivement établie. La guerre est un acte politique, un instrument politique, mais n’est pas complètement identique à la politique : elle a ses propres lois, différentes de celle la politique, qui découlent de l’application de la force militaire. Pour Clausewitz comme pour Mao enfin, la guerre et la paix ne sont pas contraires absolus, mais différentes manifestations des relations politiques.
Là s’arrête la comparaison. Mao est un révolutionnaire, il mène une guerre associant la libération nationale à la révolution sociale, tandis que Clausewitz est un militaire qui, malgré ses réserves et ses critiques, est en phase avec l’ordre établi. La différence entre les notions de « politique » chez Clausewitz et chez Mao est importante. Selon Clausewitz, la politique représente les intérêts de la société dans son ensemble, un gouvernement digne de ce nom devant unir et concilier les intérêts particuliers. Clausewitz savait que la politique pouvait ne pas représenter l’ensemble de ces intérêts, et n’être que le fruit de coalition d’ambitions et d’intérêt particuliers (il a assez dénoncé Napoléon en ce sens), mais il ne va pas plus loin. Dans sa théorie, la politique, c’est la politique de l’Etat. Pour Mao, à la suite de Lénine, la politique, c’est la politique de telle ou telle classe, qu’elle possède ou non le pouvoir d’Etat. En fait, Mao est un politique qui a du faire la guerre comme « continuité de la politique », Clausewitz un militaire qui s’est préoccupé de politique comme principal déterminant de la guerre.
Clausewitz ne mène qu’une guerre de libération nationale, même si celle-ci a pris une dimension populaire. Lorsqu’il parle de « guerre populaire », il parle de tous les cas de figure où la lutte armée est menée non par une armée régulière, pratiquant la guerre de mouvement et la guerre de position, mais par le peuple insurgé luttant en bandes plus ou moins organisées là où il se trouve. Il peut très bien s’agir de guerre populaire contre-révolutionnaire, à l’image de la chouannerie. Mao Zedong étudie la guerre populaire comme guerre révolutionnaire : alors s’ajoute le caractère politique, celui de la finalité politique de la guerre, à savoir les intérêts historiques des masses populaires ouvrières et paysannes. Clausewitz ne concevait de guerre populaire que comme résistance à l’invasion, et de ce fait, sa force devait se conjuguer avec celles de l’Etat, selon les modèles espagnol et russe. Au peuple la guérilla et l’insurrection, à l’armée les batailles rangées. Le caractère politique et révolutionnaire de la guerre populaire chez Mao fait de celle-ci non un complément des forces armées régulières de l’Etat, mais une puissance indépendante luttant seule et créant elle-même et d’elle-même, le moment venu, ses forces régulières.
Enfin, si Mao évoque les lois de la guerre « en général », il survole cette question pour se pencher longuement sur les spécificités de la guerre révolutionnaire en Chine. Au contraire, Clausewitz a consacré Vom Kriege aux lois de la guerre « en général ».
2.6. Clausewitz, Staline et Mao
J’ai traité de la critique de Clausewitz faite par Staline en 1946, dans sa Lettre au colonel Razine 47. Celui-ci, professeur et historien militaire soviétique, s’appuyant sur l’estime que professait Lénine pour Clausewitz, s’était étonné de la tendance des cercles militaires soviétiques à assimiler la pensée de Clausewitz à celle des états-majors hitlériens :
« Pour la science militaire soviétique la plus d’avant-garde en général, et pour notre science militaire historique en particulier, la question essentielle se trouve être celle de l’attitude envers l’héritage théorique du passé. Dans les classiques du marxisme-léninisme nous avons à ce propos des directives claires et précises : assimilation complète de tout ce qu’a donné la science passée, évaluation critique de tout ce qui a été créé par la pensée humaine, vérification dans la pratique. […] Ceci concerne également la culture militaire. Par conséquent, nous ne rejetons pas les acquisitions de la culture bourgeoise, par exemple, pour cette raison que les fascistes, comme l’on sait, ont profité de ces acquisitions avec pour objectif la barbarie la plus sauvage. Nous utiliserons les acquisitions de la culture bourgeoise pour la construction socialiste, pour l’édification de la société communiste. Mais nous n’assimilons pas mécaniquement toute la somme des connaissances de la science bourgeoise, nous remanions tout cela d’une façon critique, et sur des bases socio-économiques et politiques nouvelles, nous faisons avancer la science en avant.
Il y a deux formes avérées de critique de base : – la forme inférieure, recherche d’altérations, d’idéalisme, des vues mécanistes, réactionnaires, etc., et le rejet de tout, en entier ; – la forme supérieure, évaluation critique, recherche des noyaux de contenu positif derrière une forme erronée, les conserver, et les développer. » 48
Staline monte au créneau et argumente ainsi :
« [Lénine] louait Clausewitz avant tout parce que, le non-marxiste Clausewitz, faisant de son temps autorité en tant que connaisseur des affaires militaires, confirmait dans ses travaux la célèbre thèse marxiste qu’entre la guerre et la politique il existe une relation directe, que la politique engendre la guerre, que la guerre est la continuation de la politique par des moyens violents. La référence à Clausewitz était ici nécessaire à Lénine pour une fois de plus convaincre Plekhanov, Kautsky et d’autres de social-chauvinisme, de social-impérialisme.
Ensuite, il louait Clausewitz parce que Clausewitz confirmait dans ses travaux la thèse juste du point de vue du marxisme, que la retraite dans des conditions défavorables déterminées est de la même façon tout aussi légitime dans la lutte que l’offensive. La référence à Clausewitz était ici nécessaire à Lénine pour encore une fois convaincre les communistes de “gauche”, ne reconnaissant pas la retraite comme forme légitime de la lutte.
Par conséquent, Lénine approchait les œuvres de Clausewitz non comme un militaire, mais comme un politique […]
Devons-nous critiquer au fond la doctrine militaire de Clausewitz ?
Oui, nous le devons. Nous sommes obligés du point de vue des intérêts de notre cause et de la science militaire de notre temps, de critiquer sévèrement non seulement Clausewitz, mais encore Moltke, Schlieffen, Ludendorff, Keitel et d’autres porteurs de l’idéologie militaire en Allemagne 49. Les trente dernières années l’Allemagne a par deux fois imposée au monde la guerre la plus sanglante, et les deux fois elle s’est trouvée battue. Est-ce par hasard ? Evidemment non. Cela ne signifie-t-il pas que non seulement l’Allemagne dans son entier, mais encore son idéologie militaire, n’ont pas résisté à l’épreuve ? Absolument, cela le signifie. Tout le monde sait quel respect témoignaient les militaires du monde entier, et parmi eux nos militaires russes, envers les sommités militaires de l’Allemagne. Faut-il en finir avec ce respect non mérité ? Il faut en finir. Et pour cela il faut la critique, particulièrement de notre côté, du côté des vainqueurs de l’Allemagne.
En ce qui concerne, en particulier, Clausewitz, il a évidemment vieilli en tant que sommité militaire. Clausewitz était, au fond, un représentant de l’époque de la guerre des manufactures. Mais nous sommes maintenant à l’époque de la guerre mécanisée. Il est évident que la période de la machine exige de nouveaux idéologues militaires. Il est drôle à présent de prendre des leçons auprès de Clausewitz.
On ne peut aller de l’avant et faire avancer la science sans soumettre à l’examen critique les thèses et les énonciations vieillies de sommités connues. Ceci concerne non seulement les sommités de la science militaire, mais aussi les classiques du marxisme. » 50
Cette condamnation de Clausewitz par Staline va devenir la position officielle du mouvement communiste international. C’est ainsi par exemple que, dans la revue théorique du PCB, dont il est le rédacteur en chef, Bob Claessens publie une introduction à la lettre au colonel Razine qui épouse étroitement, et accentue même, la position de Staline 51.
Cette position, Mao va l’attaquer frontalement, et donner raison au colonel Razine dans un discours prononcé en janvier 1957 à une conférence destinée aux cadres du PCCh :
« Ils [Marx, Engels et Lénine] s’appliquaient à étudier et approfondir les diverses questions de leur temps ou du passé, et invitaient les autres à faire de même. C’est à travers des études sur les doctrines de la bourgeoisie, à savoir la philosophie classique allemande, l’économie politique classique anglaise et le socialisme utopique français, et à travers des luttes menées contre elles que les trois parties constitutives du marxisme ont pu voir le jour. Staline était moins fort. Par exemple, on considérait à son époque la philosophie classique allemande, philosophie idéaliste, comme une réaction de l’aristocratie allemande contre la Révolution française. Une telle conclusion est une négation complète de la philosophie classique allemande. Staline a rejeté en bloc la science militaire de l’Allemagne ; selon lui, puisque les Allemands ont perdu la guerre, leur science militaire ne vaut plus rien, et par conséquent, les ouvrages de Clausewitz ne méritent plus qu’on les lise.
Il y a pas mal de métaphysique chez Staline, et il a appris à beaucoup de gens à la pratiquer. […]
Dans le Petit dictionnaire philosophique, quatrième édition, publié en Union soviétique, l’article Identité exprime le point de vue de Staline. Il y est dit : « Les phénomènes tels que la guerre et la paix, la bourgeoisie et le prolétariat, la vie et la mort, etc. ne peuvent être identiques, car les deux aspects sont foncièrement opposés et s’excluent l’un l’autre. » Cela veut dire que, entre ces phénomènes foncièrement opposés, il n’existe pas d’identité dans le sens marxiste du mot et qu’ils ne font que s’exclure mutuellement, sans être liés l’un à l’autre ni pouvoir se convertir l’un en l’autre dans des conditions données. Voilà une assertion fondamentalement erronée.
Selon cet article, la guerre, c’est la guerre, et la paix, c’est la paix, deux choses qui ne font que s’exclure l’une l’autre, sans liaison aucune entre elles : la guerre ne peut se convertir en paix, pas plus que la paix en guerre. Lénine donne cette citation de Clausewitz : « La guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens » La lutte en période de paix, c’est la politique, et la guerre, c’est aussi la politique, mais avec recours à des moyens particuliers. La guerre et la paix s’excluent l’une l’autre tout en restant liées l’une à l’autre, et se transforment l’une en l’autre dans des conditions déterminées. Si la guerre ne se prépare pas en période de paix, comment peut-elle éclater brusquement ? Si la paix ne se prépare pas pendant la guerre, comment peut-elle s’établir subitement ? […]
Staline ne voyait pas la liaison entre la lutte des contraires et leur unité. Certains Soviétiques ont une méthode de pensée métaphysique. » 52
3. Clausewitz dans l’héritage maoïste
3.1. Giap53
[…] Giap commandait depuis plusieurs années l’Armée populaire lorsqu’il lut Clausewitz. Des mois durant, le secrétaire général du Parti Communiste Indochinois, Truong Chinh, avait poussé tous les cadres militaires à lire Vom Kriege mais Giap, de son propre aveu, ne s’y était intéressé qu’à l’approche du déclenchement de la résistance armée : « Avant ce jour, je pensais que Clausewitz avait traité de la guerre du siècle dernier et je n’approuvais pas tout à fait son jugement selon lequel « il faut que la guerre du peuple dispose d’espaces étendus qui n’existent en aucun pays d’Europe sauf en Russie ». » 54
De fait, parlant de la capacité de la guerre populaire « à forcer l’envahisseur à vider le sol de la patrie, sous peine d’y trouver son tombeau », Clausewitz avait ajouté cette importante restriction : « Hâtons-nous cependant de dire que, pour qu’une population insurgée pût à elle seule amener une pareille crise, il faudrait admettre des dimensions territoriales telles que la Russie en possède seule en Europe, ou une disproportion si extraordinairement avantageuse pour la défense entre la surface du pays envahi et l’armée envahissante, que le cas ne s’en produira jamais dans la réalité. Si donc on ne veut pas poursuivre un fantôme dans l’étude de cette question, il convient de se représenter toujours l’emploi des populations insurgées comme uni à celui d’une armée permanente, et le plan général des opérations militaires basé sur l’action combinée de ces deux instruments. » 55
C’est dans sa base du Viet Bac que Giap se fit lire, par son secrétaire particulier et par son épouse, certains passages de Vom Kriege. « En les écoutant, j’avais souvent l’impression que Clausewitz était assis devant moi pour disserter sur les événements en cours. Clausewitz avait des connaissances profondes sur la nature extrêmement complexe et changeante de la guerre. Cette dernière comporte en effet de nombreux éléments de hasard au point qu’il la comparait à un jeu. Selon Clausewitz, « aucune activité humaine ne dépend si complètement et si universellement du hasard que la guerre (…) la guerre devient un jeu par sa nature subjective comme par sa nature objective » 56. J’aimais particulièrement le chapitre intitulé « L’armement du peuple », un chapitre relativement court. Je me demandai sans cesse : Comment un officier de l’Empire prussien a-t-il pu émettre un tel jugement sur cette forme populaire de lutte armée ? Celui-ci était sûrement dû à son amour très fort pour sa patrie et à son refus de vivre en esclave. Sa théorie correspondait étrangement à ce que prônaient nos aïeux : affronter avec ses propres moyens un adversaire supérieur en armes et en nombre. Certains auteurs militaires ont discuté de « la petite guerre » (l’opposant à la « grande guerre ») utilisant de petites fractions qui peuvent passer partout, s’approvisionner sans difficulté par elles-mêmes, garder le secret, se déplacer promptement et se replier de même, y compris en l’absence de routes, etc. Tout ce que nous faisions pour l’instant ne ressemblait-il pas en partie à la « petite guerre » ? » 57
La culture militaire de Giap est de caractère autodidacte. Il avait étudié les campagnes de l’Empire avec bien plus de profondeur que n’en réclamaient les cours d’histoire qu’il donnait, en 1938, dans un lycée de Hanoï. C’est aussi à cette époque qu’il lut T. E. Lawrence, mais les principales sources de sa formation restent les écrits d’Engels et de Lénine sur l’insurrection, les documents sur la lutte de Mao Zedong et Zhu De qui parvenaient en Indochine, et la tradition de guerre nationale vietnamienne. […] En 1942, Giap effectue un court séjour en Chine, à l’école politique et militaire du Parti Communiste Chinois de Kangta, dans le Yenan 58. À cette époque Giap ne connaissait Clausewitz que par les arguments échangés au début des années 1940, quand des colonialistes français projetaient, en cas d’agression japonaise, une retraite à l’intérieur du pays pour y mener une guérilla à l’image de la guérilla chinoise. Ce projet avait été sévèrement critiqué avec l’autorité de Clausewitz pour qui, on l’a vu, une étendue considérable de territoire était nécessaire à la victoire d’une guérilla.
C’est d’ailleurs en ces termes que le débat reprit au sein du Vietminh, et ce débat fut serré, comme en atteste Giap : « Quand notre Parti choisit la guérilla, il reçut le soutien de tout le peuple. (…) Cependant parmi nos commandants, certains s’interrogeaient : « Notre pays est petit et le théâtre d’opération réduit, est-il possible par conséquent de mener une guérilla victorieuse ? » Des discussions soutenues furent organisées, au sein d’un cercle restreint, sans aboutir à une identité de points de vues ni à une conclusion unanime, mais sans jamais remettre en cause la politique du Parti. » 59. De fait, le Vietnam est peu étendu, l’ennemi y était déjà présent en plusieurs endroits, et ses moyens militaires modernes avaient réduit l’espace. Les bases les plus reculées de la résistance n’étaient qu’à une journée de route en véhicule à moteur (ou à une demi-heure de vol) de l’ennemi. Dans cette guerre contre les Français, le Vietminh ne pouvait pas disposer d’arrières sûrs où aurait pu régner un calme absolu. Ses replis ne pouvaient être que des changements cycliques de cantonnement, semblables à des parties de cache-cache. […]
C’est point par point que Giap applique ou réinvente la doctrine clausewitzienne dans le cadre particulier de la guerre révolutionnaire. […] [La] dialectique entre la défensive et l’offensive, Giap l’a maîtrisée au plus haut point. Bien entendu, le passage de l’une à l’autre forme ne s’est pas toujours fait sans difficulté. L’échec des trois offensives de 1951 contre le delta du fleuve Rouge, celui de l’offensive du Têt en 1968 60, et celui de l’offensive de Pâques 1972, s’expliquent par un passage prématuré d’une forme de guerre à l’autre. Un retour à une défensive active a permis de transformer les petits progrès quantitatifs de l’Armée populaire en changement global du rapport des forces — ce qui a permis d’aborder victorieusement le passage à l’offensive (prise de Dien Bien Phu en 1954, de Saïgon en 1975).
[…] Dien Bien Phu donne un éclairage éclatant de la manière dont Giap a mis en pratique le concept clausewitzien de « bataille décisive ». C’est après voir lu Clausewitz que Giap aborda cette bataille. Il a d’ailleurs rapporté le problème posé par Dien Bien Phu au chapitre de Vom Kriege intitulé Défense des montagnes : « Il est certain qu’un petit poste placé en pays montagneux sur une position judicieusement choisie acquiert par cela même une puissance de résistance extraordinaire. (…) On a été porté à croire qu’en donnant une force individuelle plus grande à des postes de cette espèces, et en en établissant une suffisante quantité les uns à côté des autres, on devait former un front très fort, en quelque sorte inattaquable, et qu’il ne s’agissait plus, dès lors, que de se prémunir contre un mouvement tournant en s’étendant de la même façon vers la droite et vers la gauche, jusqu’à ce qu’on trouvât sur chaque aile une point d’appui réellement suffisant, ou que l’on pût se fier à l’étendue même de la ligne et la tenir pour intournable. » 61 La conception de Dien Bien Phu correspond à cette analyse, à ceci près que les huit centres de résistances ne formaient pas une ligne défensive mais un complexe défensif circulaire.
Dien Bien Phu est le type de la « grande bataille clausewitzienne ». Giap attendait l’occasion de porter un coup décisif au Corps expéditionnaire français, un coup qui tout à la fois anéantirait les forces armées ennemies, lui ouvrirait la possibilité de contrôler du territoire, et briserait la volonté de lutte chez l’ennemi. […]
3.2. Gonzalo
Abimaël Guzmán Reynoso, le « Président Gonzalo » du Parti Communiste du Pérou (PCP), est certainement la deuxième grande figure historique de maoïsme après Mao lui-même. En orientant et dirigeant le PCP sur la voie d’une guerre populaire qu’il a mené bien près de la victoire, Gonzalo a contribué de manière décisive à la revalorisation de la stratégie maoïste de la guerre populaire prolongée. La formation militaire de Gonzalo s’est faite en 1965, dans la cadre d’une formation politico-militaire complète en Chine populaire, à Nankin.
Dans son interview de 1988 au journal El Diario, accordée alors que le PCP était au sommet de sa puissance, Gonzalo évoque Clausewitz à deux reprises.
D’abord lorsqu’il dénonce Gorbatchev :
« Il [Gorbatchev] dit ceci : « Classique en son temps, le précepte de Clausewitz selon lequel ‘la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens’ est devenu irrémédiablement démodé. Il appartient désormais aux bibliothèques. » Mais c’est une thèse soutenue par Lénine et reprise par le Président Mao au cours de ce siècle et c’est un principe clé dans la théorie militaire du prolétariat à laquelle nous nous référons dans la guerre populaire. Gorbatchev affronte donc ouvertement Lénine, comme l’affronte Khrouchtchev » 62
Ensuite, Gonzalo aborde cette phase de la guerre où les forces armées entreprirent d’anéantir le PCP avec tous les moyens de la guerre sales : tortures, escadrons de la mort, disparitions, et milices de civils armés (les rondas). Le 22 mars 1983, une de ces milices assassinait un cadre maoïste. Le 3 avril suivant, une colonne de guérilleros rassemble dans le village de Santiago de Lucanamarca 69 miliciens, officiels et proches de ceux-ci, avant de les exécuter de manière démonstrativement cruelle (à la machette, à coups de pierre). Lucanamarca a ceci de singulier qu‘il s’agissait tout à la fois de l’expression de la rage vengeresse des paysans membres de la guérilla contre les miliciens, et d’une mesure terroriste froidement décidée au plus haut niveau du PCP.
Gonzalo l’explique et l’assume :
« Face à l’utilisation des milices de ferme et à l’action militaire réactionnaire, nous répondîmes par une action frappante : Lucanamarca, ni eux, ni nous, ne l’oublierons, bien sûr, parce que là, ils ont vu une réponse à laquelle ils ne s’attendaient pas. Ici plus de 80 d’entre eux furent anéantis. Voilà la réalité. Et nous le disons, là il y eut un excès que nous analyserons en 1983. Mais toute chose dans la vie a deux aspects : notre problème était de frapper fort pour les freiner, pour leur faire comprendre que les choses n’étaient pas si faciles.
Dans certaines occasions, comme celle-ci, ce fut la Direction Centrale elle-même qui planifia l’action et mit les choses en place. Il en fut ainsi. Le principal est de les avoir frappés fort et de les avoir freinés ; ils ont compris qu’ils étaient face à un autre type de combattants du peuple, que nous n’étions pas de ceux qu’ils avaient combattus auparavant 63 ; c’est cela qu’ils comprirent. L’excès est l’aspect négatif. En comprenant la guerre et en nous basant sur ce qui dit Lénine ; quand il fait référence à Clausewitz, la masse, dans la guerre, dans le combat, peut déborder et manifester toute sa haine, le profond sentiment de haine de classe, de rejet, de condamnation qu’elle porte en elle, voilà ce qui fut à l’origine de cette action.
Ce fut expliqué par Lénine, bien clairement expliqué. Des excès peuvent être commis, le problème est de parvenir à un point et de ne pas le dépasser, parce que si tu le dépasses, tu dévies, c’est comme un angle qui a un certain degré d’ouverture, pas plus. Si nous donnons aux masses un ensemble de restrictions, d’exigences et d’interdits, au fond nous ne voulons pas que les eaux débordent.
Ce dont nous avions besoin, c’était que les eaux débordent, qu’un torrent se déchaîne, sûrs qu’à son passage il provoque des ravages, mais qu’ensuite il reprend son cours. Je répète que ceci est parfaitement expliqué par Lénine et c’est ainsi que nous comprenons cet excès. Mais, j’insiste, ici le primordial était de leur faire comprendre que nous étions un os dur à ronger, et que nous étions prêts à tout, à tout. » 64 ]
La thèse de Clausewitz évoquée par Gonzalo est double ; primo : dans la lutte, un sentiment d’hostilité se développe, même s’il n’existait pas à l’origine ; secundo, ce sentiment d’hostilité présent dans le peuple et chez les combattants est une des trois parties constitutive de la guerre, à côté de l’activité intellectuelle du commandement militaire, qui affronte l’entrelacs de probabilités de la guerre, et de l’autorité politique qui fait de la guerre un instrument de ses projets.
Clausewitz :
« Bien qu’en principe la lutte soit la manifestation d’un sentiment d’hostilité, dans les grandes luttes des nations civilisées il arrive fréquemment que l’intention seule soit hostile, et, pour le moins de combattant à combattant, l’hostilité de sentiment fait habituellement défaut. Quoiqu’il en soit, cependant, la lutte ne se poursuit jamais sans que quelque sentiment de nature analogue ne s’y développe (…), même dans le cas où aucune irritation ne paraît exister au début, par le seul fait de la lutte, une flambée d’animosité ne tarde pas à se produire entre les combattants, car tout acte de violence que, par ordre supérieur, notre adversaire exerce contre nous, nous enflamme aussitôt contre lui du désir de représailles et de vengeance. » 65
« Soumise comme un véritable caméléon aux influences des objectifs extérieures, la guerre ne se borne cependant pas uniquement à changer de nature dans chaque cas particulier, mais, par les tendances qui lui sont propres et les phénomènes qu’elle produit, elle en arrive en outre à former une trinité surprenant. Instinct naturel aveugle, si l’on ne considère que la violence originelle de son élément et les sentiments de haine et d’hostilité qui l’animent, le jeu des probabilité et du hasard en fait une libre activité de l’âme, et la politique, en la dirigeant, la transforme en instrument qu’elle se subordonne, et par là en un acte de raison. Par le premier de ces trois caractères, la guerre se trouve plus particulièrement en rapport avec le peuple, par le second avec le général en chef et avec l’armée, par le troisième avec le gouvernement. » 66
A Lucanamarca, l’autorité politico-militaire a délibérément déchaîné le sentiment d’hostilité des combattants, qui ont été au-delà de ce qu’elle avait imaginé, mais le contenu de l’action, sa direction, et finalement ses effets seront ceux qui étaient recherchés.
Lénine à plusieurs fois abordé cette problématique :
« C’est aujourd’hui seulement que nous appris au C. C. que les ouvriers de Pétrograd voulaient répondre à l’assassinat de Volodarski [rédacteur en chef de la Krasnaïa Gazeta bolchevique] par une action terroriste de masse et que vous [la direction du Parti de la ville] les en avez empêchés. Je proteste énergiquement ! (…) Le moment est d’une extrême gravité. Il faut encourager l’énergie et le caractère de masse du terrorisme visant les contre-révolutionnaires, ceci particulièrement à Pétrograd, car son exemple est décisif. » 67
« L’unité de volonté ne peut pas être une phrase, un symbole. Nous l’exigeons dans la pratique. Elle s’exprimait ainsi en temps de guerre : quiconque faisait passer ses propres intérêts (ceux de son village, de son groupe) avant les intérêts communs était traité de profiteur, et fusillé ; ces exécutions étaient justifiées dans la classe ouvrière par sa volonté consciente de vaincre. Nous parlions tout haut de ces exécutions, nous déclarions ne pas dissimuler la violence, parce que nous savions que nous ne pourrions sortir de la vieille société sans exercer de contrainte sur les éléments arriérés du prolétariat 68.
« Nous savons que dans tous les pays la résistance furieuse de la bourgeoisie contre la révolution socialiste est inévitable et qu’elle grandira à mesure que grandira la révolution. Le prolétariat brisera cette résistance, il deviendra définitivement capable de vaincre et d’exercer le pouvoir au cours même de la lutte contre la bourgeoisie récalcitrante. La presse bourgeoise vénale peut claironner sur tous les toits chaque faute commise par notre révolution. Nos fautes ne nous font pas peur. Les hommes ne sont pas devenus des saints du fait que la révolution a commencé. Les classes laborieuses opprimées, abêties, maintenues de force dans l’étau de la misère, de l’ignorance, de la barbarie pendant des siècles, ne peuvent accomplir la révolution sans commettre d’erreurs 69.
Contrairement à ce qu’écrit Gonzalo, Lénine n’a jamais mentionné Clausewitz à ce sujet. Mais cette petite erreur révèle en fait à quel point Gonzalo était un lecteur avisé de Clausewitz comme de Lénine : les notes de lecture de Lénine sur Vom Kriege montrent un vif intérêt pour la manière dont Clausewitz avait traité cette question. Lénine a recopié les passages sur la corrélation entre le déchaînement de la violence et la profondeur du caractère politique de la guerre 70, sur le sentiment d’hostilité dans le peuple comme composantes de la « trinité » clausewitzienne de la guerre 71 et sur le développement de ce sentiment d’hostilité 72.
3.3. L’U.C.I. (Sarbedaran)
Le 25 janvier 1982, l’Union des Communistes d’Iran (Sarbedaran), aujourd’hui Parti Communiste d’Iran (Marxiste-Léniniste-Maoïste), qui pratiquait la guérilla contre le régime islamique, rassembla ses forces dans les forêts environnant la ville d’Amol, près de la mer Caspienne, et les lança contre la ville. L’offensive bénéficia du soulèvement de la ville qui fut libérée pendant deux jours. Mais l’insurrection ne put s’étendre et fut écrasée. De nombreux cadres et militants de l’UCI (S) furent tués au combat ou dans la vague de répression qui s’ensuivit.
En octobre 1993, la courant liquidateur du PCP rendait public un document intitulé Asumir – Combatir por la Nueva Decision y Nueva Definicion, favorable à un accord de paix avec l’Etat péruvien, visant à donner une base théorique, politique et stratégiques aux « lettres de paix » attribuées au Président Gonzalo emprisonné, et qu’une grande partie du PCP dénonçaient comme des faux. Au sein du mouvement maoïste international, la réponse la plus argumentée à Asumir fut rédigée par l’UCI (S). Dans ce long document (plus de quarante pages) intitulé Le marxisme consiste en mille vérités, mais en dernière analyse elles se réduisent à une : on a raison de se révolter ! 73, Clausewitz est cité à trois reprises :
« Asumir et l’article de prison [les « lettres de paix »] traitent de la guerre comme si c’était un jeu. Eh bien non ! Surtout qu’en raison de son contenu social, une guerre révolutionnaire est une guerre passionné et furieuse. Comme le camarade Gonzalo l’a souligné, « Marx nous a enseigne ceci : on ne joue pas à l’insurrection, on ne joue pas à la révolution ; mais quand quelqu’un arbore l’insurrection, quand quelqu’un prend les armes, il ne baisse pas le drapeau, il le maintient victorieux jusqu’au triomphe, sans jamais le laisser tomber ; c’est cela qu’il nous a enseigné, peu importe le prix à payer ! » (Président Gonzalo, entrevue avec El Diairio, 1988). Notre guerre est jugée par son contenu social. Le point clé de toutes les guerres est ‘de préserver vos forces et de détruire les forces de l’ennemi.’ Mais ces lois fonctionnent en interaction avec un contenu social et le contexte dans lequel la guerre est menée. « Plus les motifs qui portent à la guerre ont d’ampleur et de puissance, plus la situation politique qui la précède est tendue, plus l’existence des peuples qui y prennent part s’y trouve engagée, et plus la guerre elle-même se rapproche de sa forme abstraite, vise au renversement de l’adversaire, et semble se soustraire à l’autorité de la politique pour ne suivre que ses propres lois : le but militaire et l’objectif politique deviennent identiques. » 74 (Clausewitz, De la guerre). Par exemple, quand les impérialistes se battent entre eux, ils ne de s’anéantissent pas, parce que ce n’est pas dans les intérêts de leur base de production capitaliste. Ils imposent seulement la capitulation pour obtenir des concessions. Mais quand il s’agit de la guerre populaire, ils ne se reposeront pas avant l’anéantissement, et leurs activités dans ce but ne cesseront que lorsqu’ils seront vaincus et que leur pouvoir d’Etat sera renversé. Et tant qu’Etat prolétarien ne sera pas fermement établi, les impérialistes vont tenter de le renverser. « Quand nous disons : ‘l’impérialisme est féroce’, nous entendons que sa nature ne changera pas, et que les impérialistes ne voudront jamais poser leur coutelas de boucher, ni ne deviendront jamais des bouddhas, et cela jusqu’à leur ruine » (Mao, Petit Livre rouge, »La guerre et la paix 75 » ). »
(…) C’est précisément en raison de la nature de la guerre révolutionnaire, qu’une fois une telle guerre lancée, nous ne pouvons pas retourner à la lutte fondamentalement pacifique. Cependant, c’est quelque chose que les révisionnistes armés et les forces nationalistes bourgeoises font souvent. Pourquoi et comment est-il possible pour eux et pas pour nous ? En raison de la nature réformiste de leur « guerre », parce que leur stratégie est de ne pas détruire le vieil Etat mais d’y gagner une place. Ce n’est rien de plus qu’une sorte de la lutte armée ou au mieux une « guerre minimale ou limitée », qui consiste à menacer simplement l’ennemi, en vue de négociations tenues en réserve. Dès lors qu’il n’y a plus d’intérêts vitaux en jeu, il n’y a plus que concessions et marchandages, Clausewitz a remarqué et expliqué ce phénomène : « L’idée politique qui préside à la guerre exerce aussi une grande autorité sur la manière de la conduire. Quand le sacrifice que l’on veut exiger de l’ennemi n’est pas considérable, il suffit de s’emparer d’un objet de valeur équivalente, et l’on espère y parvenir en n’y consacrant que peu d’efforts. L’adversaire fait habituellement un raisonnement à peu près semblable 76 (Clausewitz, De la guerre).
(…) L’ennemi apprend aussi. Il est illusoire de penser qu’ils vont s’abstenir d’utiliser tout leur esprit et toutes leurs réserves pour détruire une guerre maoïste. Pour eux, engager des négociations de paix fait partie de leur stratégie militaire d’anéantissement des révolutionnaires et des révolutionnaires potentiels (la base de masse). Autant qu’ils le peuvent, ils appliquent le principe de base de la guerre au sens strict contre une guerre révolutionnaire dirigée par les maoïstes. Il en est ainsi parce que le but politique de la guerre révolutionnaire est de détruire le vieil Etat et d’anéantir pour toujours le règne des classes exploitantes [ici une note en bas de page renvoie à la citation suivante : « Ainsi soumise à la politique, la guerre en prend nécessairement le caractère. Plus la première est forte et puissante et plus la seconde devient énergique. Il n’y a pas de limite à ce propos, et la guerre peut en arriver ainsi à sa forme absolue. » 77 (Clausewitz, De la guerre) »
Ces trois citations interviennent à des endroits distincts du document de l’UCI (S), elles proviennent de chapitres différents de Vom Kriege, mais qu’elles portent sur la même thèse de Clausewitz : une guerre déchaînée et sans loi révèle des enjeux politiques fondamentaux.
3.4. Pasang
Nanda Kishor Pun « Pasang », fut le principal dirigeant militaire de la guerre populaire au Népal. Surnommé le « Giap du Népal », il a participé à presque toutes les grandes opérations militaires de l’Armée Populaire de Libération (APL). Pasang a commencé sa militance dans le mouvement étudiant et fut arrêté et torturé à deux reprises. Durant la période de préparation de la guerre populaire, il présidait la Ligue des Jeunes Communistes et dirigeait la formation militaire des cadres du Parti Communiste du Népal (Maoïste). Pasang a étudié en profondeur Clausewitz, Sun Tzu, Marx, Lénine, Mao et Giap, les publications militaires contemporaines et les épopées hindoues Ramayan et Mahabharat. Il est devenu le commandant de la première unité de guérilla, le commandant de la Task-Force de la guérilla en 1999, et finalement le commandant en chef de l’Armée populaire.
Pasang a créé la Fondation de l’APL qui synthétise et popularise les leçons stratégiques et militaires de la guerre populaire. Outre la publication de manuels et de récits des combats au Népal, elle a traduit et publié une demi-douzaine de livres jugés importants, parmi lesquels Guerre du Peuple, Armée du Peuple de Giap et De la guerre de Clausewitz, ce dernier ayant été, de l’aveu de Pasang « laborieusement traduit » en cinq mois avant d’être remis à tous les secteurs de l’APL. Si l’influence de Clausewitz, comme celles de Giap et de Mao, sont très ouvertement revendiquées par Pasang, il est difficile de se prononcer sur l’impact des thèses clausewitziennes sur celui-ci, puisque les seuls écrits de Pasang traduits en anglais sont des interviews et des déclarations générales, ainsi que des récits d’opérations 78.
Membre du comité central et du bureau politique, Pasang appartient au courant prachandiste, qui a arrêté la guerre populaire à la faveur des accords de paix pour s’intégrer au système. Il a approuvé le désarmement de l’APL, la démobilisation d’une partie des combattants de l’APL et l’intégration de l’autre partie dans l’Armée « nationale ». Ce faisant, Pasang a contribué à la destruction de l’APL qu’il avait contribué à construire et qu’il avait menée de victoire en victoire…
4. Conclusion polémique
« Nombreux sont ceux qui discutent de la guerre, peu la font. »
Proverbe malinké
Il est surprenant de confronter l’importance de Clausewitz pour Lénine, Mao, Giap et Gonzalo, au peu de cas qu’en font certaines organisations maoïstes, ainsi celles qui s’en sont prises à mon travail 79.
Il est tentant de trouver un sens au fait que les partis maoïstes qui ont pratiqués la guerre populaire ont revendiqués Clausewitz, tandis que ceux qui n’ont pas tiré un coup de fusil depuis leur fondation, il y a dix ou vingt ans, lui trouvent tous les défauts du monde…
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