[Article repris du site Agauche.org]
Une introduction efficace et peut-être simple.
Les peuples slaves se caractérisent par un certain flottement de l’âme et chez les Russes, cela prend une tournure très prononcée. La découvrir, la redécouvrir est toujours un plaisir, et une nécessité alors que l’incessant bourrage de crâne occidental explique que la Russie n’existerait pas.
Le passage peut-être le plus représentatif de cette âme russe se situe dans le fameux roman de Léon Tolstoï, Guerre et paix, paru entre 1864 et 1869.
Nous sommes à la campagne et, après avoir entendu une mélodie, de manière irrépressible, un vieil aristocrate se met à la guitare, et une jeune aristocrate se met à danser.
Voici une scène d’une version filmée de 1966 et l’extrait de Guerre et paix.
Mais le génie national russe de ce passage de Guerre et paix ne tient pas seulement au contenu. De manière admirable, Léon Tolstoï s’abstient de décrire la danse. C’est un choix, un choix russe : la pudeur dans l’émotion pourtant montrée. C’est cela, l’âme russe.
« C’est mon cocher Mitka qui joue : aussi lui en ai-je acheté une excellente, cette musique me plaît ! » Il était d’habitude qu’au retour de la chasse, Mitka se livrât à ses fantaisies musicales, pendant que le « petit oncle » l’écoutait avec bonheur.
– C’est vraiment très joli, dit Nicolas avec une feinte indifférence, comme s’il était honteux d’avouer qu’il trouvait du charme à cette musique.
– Comment, très joli ? s’écria Natacha d’un ton de reproche, mais c’est charmant, mais c’est ravissant ! » Et en effet la chanson qu’elle écoutait lui semblait la plus idéale des mélodies, tout comme les champignons, le miel et les confitures d’Anicialui avaient paru être les meilleurs qu’elle eût jamais mangés !
« Encore, encore, je t’en prie, » dit Natacha, lorsque la « balalaïka » se tut. Mitka l’accorda et reprit de nouveau la Barina, avec variations et changements de ton. L’oncle, la tête légèrement inclinée, un vague sourire sur les lèvres, écoutait religieusement.
Le motif revint une centaine de fois sous les doigts exercés du musicien, et les cordes répétèrent à satiété les mêmes notes, sans fatiguer les oreilles de l’auditoire, qui ne cessait de les redemander. Anicia Fédorovna écoutait aussi, appuyée contre le linteau de la porte :
« Faites attention, mademoiselle, dit-elle avec un sourire qui rappelait celui de son maître. Il joue très bien !
– Voilà une mesure manquée, s’écria tout à coup le « petit oncle » en faisant un geste énergique. Ces notes-là doivent être plus vivement… enlevées, affaire sûre, marche !
– Sauriez-vous jouer de la balalaïka ? demanda Natacha surprise.
– Aniciouchka !… – et le « petit oncle » sourit malicieusement. – Vois un peu si les cordes de la guitare y sont toutes, il y a si longtemps que je ne l’ai eue entre les mains. »
Anicia exécuta cet ordre avec une visible satisfaction, et lui apporta la guitare.
La prenant avec soin, il souffla dessus pour en enlever quelques grains de poussière, et en tendit les cordes de ses doigts osseux ; puis, s’asseyant bien à son aise, et arrondissant d’une façon un peu théâtrale son coude gauche, il saisit le manche de l’instrument, cligna de l’œil à Anicia Fédorovna, et, pinçant un accord plein et sonore, commença, sans la moindre hésitation, à improviser sur le thème d’une chanson très populaire.
Le rythme en était lent, mais le refrain exprimait une gaieté si douce, si discrète, la gaieté d’Anicia, qu’il pénétra jusqu’au cœur de Nicolas et de Natacha… et leur cœur chanta à l’unisson !
Anicia, dont la figure rayonnait, rougit, se cacha la figure dans son mouchoir et quitta le cabinet en souriant toujours ; le « petit oncle » continuait avec précision et avec aplomb à moduler ses cadences et ses variations, et son regard vaguement inspiré se portait vers la place qu’elle avait occupée.
Un léger sourire flottait sous sa moustache grise, et s’accentuait vivement, lorsqu’il accélérait la mesure, que la chanson redoublait d’entrain, et qu’une corde criait aux passages difficiles.
« Ravissant, ravissant !… » Et Natacha, sautant de sa place, entoura le « petit oncle » de ses bras et l’embrassa : « Nicolas, Nicolas ! » ajouta-t-elle en se retournant vers son frère, comme pour lui faire partager sa surprise.
Mais le « petit oncle » avait recommencé à jouer. Anicia Fédorovna et plusieurs autres gens de la maison montrèrent leurs figures dans l’entrebâillement de la porte, pendant qu’il attaquait le : « Là-bas, là-bas, derrière la source fraîche, la jeune fille m’a dit : attends ! », et, brisant un accord, il remua légèrement les épaules.
« Eh bien, eh bien après ! » dit Natacha d’un ton si suppliant, que sa vie semblait dépendre de ce qui allait suivre.
Le « petit oncle » se leva ; on aurait dit qu’il y avait en lui deux hommes différents, dont l’un répondait par un grave sourire à la naïve et pressante invitation à la danse exécutée par l’autre, par le musicien :
« En avant, ma nièce ! s’écria-t-il tout à coup, et Natacha, se débarrassant vivement de son châle, s’élança au milieu de la chambre, posa ses mains sur ses hanches et attendit, en imprimant à ses épaules un balancement imperceptible.
Comment, par quel procédé inconnu cette petite comtesse, élevée par une émigrée française, avait-elle pu et su s’assimiler, sous la seule impression de son air natal, ces mouvements, inimitables et indescriptibles de l’enfant du peuple, si vrais, si typiques, si russes en un mot, et que le fameux pas du châle de Ioghel [dont les bals étaient les plus fameux] aurait dû depuis longtemps lui avoir fait oublier ?
Lorsqu’on la vit se préparer à répondre au signal, avec ses yeux pétillants de malice et son air souriant et assuré, la défiance involontaire de Nicolas et du reste de l’auditoire s’envola comme par enchantement ; il n’y avait plus à en douter, elle justifierait leur attente, et ils pouvaient hardiment l’admirer !
Elle mit une telle perfection à tout ce qu’elle avait à faire, qu’Anicia Fédorovna, après lui avoir aussitôt donné le petit mouchoir, complètement indispensable à ses attitudes, se mit à rire de bon cœur et à s’attendrir en même temps, pendant qu’elle suivait des yeux les pas et les gestes de cette fine et gracieuse créature.
C’est que Natacha, si supérieure à cette jeune comtesse élevée dans le velours et la soie, savait si bien comprendre et exprimer non seulement ce qu’elle, Anicia, comprenait et sentait, mais encore tout ce qui faisait aussi battre le cœur de son père, de sa mère, de tous les siens, en un mot et pour mieux dire, tout cœur véritablement russe !
« Bravo, petite comtesse, affaire sûre, marche ! s’écria le « petit oncle » à la fin de la danse… Il ne te manque plus qu’un beau garçon pour mari !
– Mais pas du tout, il est tout choisi, dit Nicolas.
– Ah bah ! » reprit le vieux, stupéfait.
Natacha répondit d’un signe de tête avec un joyeux sourire : « Et comme il est bien », ajouta-t-elle. »