BIELINSKI Vissarion Grigoriévitch (1811-1848). Eminent philosophe matérialiste russe, démocrate révolutionnaire, fondateur de l’esthétique démocratique révolutionnaire, brillant critique littéraire. Ses idées se formèrent sous l’influence de la lutte croissante de la paysannerie contre les grands propriétaires fonciers et le tsarisme. Dans les années 30 et 40, toute la lutte idéologique et politique en Russie gravitait autour du problème du servage.

Dans les années 30, Biélinski était ennemi du servage, mais ne professait pas encore d’idées révolutionnaires. Au début des années 40, c’est un démocrate révolutionnaire convaincu et l’animateur de la lutte contre le servage, pour la libération révolutionnaire du paysan opprimé. Il apparaît comme le précurseur de l’« évincement total de la noblesse par les roturiers dans notre mouvement de libération » (Lénine : Œuvres, t. 20, éd. russe, p. 223).

Sans doute n’a-t-il pas encore énoncé formellement le mot d’ordre de révolution paysanne, comme le feront Tchernychevski (V.) et ses compagnons, mais il a compris que seule la révolution populaire peut balayer l’esclavage féodal et libérer le peuple travailleur.

II a soumis à une critique implacable les trois « piliers » de la Russie féodale : le servage, l’autocratie et l’Eglise. On connaît le livre de Gogol, « Morceaux choisis de ma correspondance avec des amis », qu’il écrivit en pleine crise morale. La célèbre lettre à Gogol (1847) dans laquelle Biélinski critique avec véhémence les idées réactionnaires de cet ouvrage, est un témoignage éclatant de son démocratisme révolutionnaire.

Ce testament révolutionnaire qui dressait le bilan de son activité littéraire, politique et sociale, « a été l’une des meilleures œuvres de la presse démocratique non censurée, et a gardé une immense portée jusqu’à nos jours » (Ibid., pp. 223-224). Cette lettre, ainsi que ses autres écrits des années 40, exprimaient les intérêts des masses paysannes opprimées, leurs aspirations et leurs espoirs.

L’évolution des idées philosophiques de Biélinski a suivi une voie compliquée. Jusqu’à la fin des années 30, première période de son activité, Biélinski, sous l’influence de la philosophie de Hegel, est un partisan de l’idéalisme philosophique, avec lequel il ne tardera pas à rompre.

En tant que révolutionnaire, aspirant ardemment à la lutte pour la libération du peuple laborieux, il ne peut accepter la philosophie idéaliste qui dresse une barrière entre la pensée et la pratique, entre la théorie et la vie. C’est au début des années 40, au cours de la lutte contre l’idéologie réactionnaire russe et européenne, que Biélinski passe de l’idéalisme au matérialisme.

Il devient un philosophe matérialiste convaincu et défend passionnément la philosophie matérialiste. Il affirme que la conscience de l’homme, ses idées, dépendent du milieu matériel extérieur, que « les notions les plus abstraites ne sont que le résultat de l’activité des organes du cerveau, auquel sont inhérentes certaines facultés et qualités ». Il raille les mystiques et les émules de la « philosophie nébuleuse » de l’idéalisme allemand, qui, vivant éternellement dans l’abstraction, estiment indigne d’eux d’étudier la nature et l’organisme humain.

Ennemi de l’agnosticisme et du scepticisme, il s’efforce d’affermir la confiance des hommes en la possibilité de la vraie connaissance du monde. Son passage au matérialisme lui permet de développer ses conceptions dialectiques et de les appuyer sur une argumentation plus profonde. Le devenir ne peut nulle part et jamais s’arrêter, affirme-t-il. Le mouvement progressif de l’inférieur au supérieur est pour lui la loi absolue de la vie. Le développement dans la nature et dans la société, conditionné par la lutte des contraires inhérents aux phénomènes, s’opère par la destruction de l’ancien et la naissance du nouveau.

Le matérialisme de Biélinski n’est pas exempt de certains éléments d’anthropologisme (V.), il parle souvent de l’homme en général, déduisant de la physiologie de l’homme son activité intellectuelle et ses qualités morales. Il estime que la nature de l’homme est la source du progrès social, du mouvement en avant, aussi bien que de toute routine, de toute inertie ; quant à la lutte du nouveau contre l’ancien, il la considère comme la lutte de la raison contre les préjugés. Toutefois, contrairement à Feuerbach (V.), dont il connaît les œuvres, Biélinski s’efforce d’appliquer à la vie de l’homme l’idée du développement, le principe de l’historisme.

Les besoins de l’homme, ses intérêts, l’homme lui-même, changent en fonction de l’histoire. Biélinski partait du caractère de classe de la société et attachait une grande importance à la lutte entre l’ancien et le nouveau. Il écrivait : « Chacune de nos classes se distingue par le vêtement, les manières, le genre de vie, les mœurs… Tant la distance est grande qui sépare… les diverses classes d’une seule et même société ! »

Biélinski subit l’influence des premiers travaux de Marx. Il lut dans les « Annales franco-allemandes » les articles de Marx « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », « La question juive », et regrettait de ne pouvoir répandre ces idées dans la Russie de l’époque. Loin d’être contemplative, la doctrine de Biélinski a un caractère militant, révolutionnaire. Ses pensées tendent vers un seul but : la transformation révolutionnaire de la société sur des bases démocratiques.

Le concept du déterminisme historique est au centre de ses vues sociologiques. D’après lui la succession d’une époque historique à une autre, d’un système de rapports sociaux à un autre, n’a pas un caractère fortuit et ne s’effectue pas selon le bon plaisir des gouvernants ou des législateurs ; cette transition s’accomplit en vertu de la nécessité historique et conformément à ses lois. Sa conception, en somme idéaliste, de l’histoire ne lui permet cependant pas de justifier scientifiquement l’idée du déterminisme historique, de la coordonner avec la marche réelle de l’histoire.

Il ne voyait pas que la cause essentielle et déterminante de la lutte des classes, de la lutte du nouveau contre l’ancien, réside avant tout dans le mode de production des biens matériels (V.). Il ne distinguait pas la classe ouvrière de la masse des opprimés ; pour lui, le prolétariat n’en était que l’élément le plus malheureux. Il eut cependant en matière de sociologie nombre d’intuitions de caractère matérialiste. Il comprenait que les masses populaires jouent un rôle décisif dans l’histoire.

Le pouvoir doit, selon lui, passer aux mains des travailleurs par la voie révolutionnaire. Les masses populaires, disait-il, ne peuvent pas encore décider du sort de la société, mais l’avenir dépend d’elles. « … Lorsque la masse dort, faites ce que bon vous semble, tout sera selon vos désirs » ; mais lorsqu’elle se réveillera, le problème de la libération des paysans « se résoudra de lui-même d’une autre façon, mille fois plus désagréable pour la noblesse russe. Les paysans sont surexcités, ils rêvent de la libération. »

Biélinski était un fervent adepte de l’essor de l’industrie, du commerce et des voies ferrées en Russie. Il estimait que le capitalisme était un progrès par rapport au féodalisme, mais il comprenait que désormais la bourgeoisie « ne lutte pas, mais triomphe », que le capitalisme est incapable de résoudre les problèmes nouveaux, qu’il n’apportera ni la liberté ni le bonheur aux masses populaires. L’égalité ne sera instaurée que lorsqu’aura été écrasée la domination de la bourgeoisie qu’il appelle « la plaie syphilitique » de la société.

Socialiste utopiste, Biélinski déclarait que l’idée du socialisme était pour lui l’essentiel. Ayant assimilé les meilleures idées des socialistes utopistes d’Europe occidentale, il a abouti, grâce à son démocratisme révolutionnaire, à une conception plus avancée du socialisme utopique. Ce n’est pas par la voie pacifique qu’il espérait abolir le servage, mais par une révolution violente. Grand patriote, il aimait ardemment le peuple russe. Son patriotisme s’inspirait de son démocratisme révolutionnaire.

Il luttait contre les panslavistes et les slavophiles qui ne faisaient qu’un et qui vantaient le servage russe. Il flagellait les « hommes sans foi ni loi de l’humanité » : les cosmopolites, les libéraux bourgeois-féodaux, les « occidentaux » qui voulaient faire de la Russie un appendice de l’Europe capitaliste, qui ravalaient par tous les moyens le peuple russe et sa culture.

Pour Biélinski le bon sens, l’amour du labeur, l’esprit inventif, la fermeté d’âme, l’absence de mysticisme, l’élan généreux, le courage et l’héroïsme dans la lutte contre les ennemis sont les qualités inhérentes du peuple russe, qui lui ont permis de défendre sa terre, sa liberté et son indépendance contre les envahisseurs, de créer son Etat et sa culture nationale. Biélinski a maintes fois souligné que le patriotisme du peuple russe joue un rôle primordial dans le maintien et le renforcement de l’indépendance de la Russie.

Partisan de l’amitié des masses populaires de nationalités différentes, il voulait éveiller la sympathie pour les peuples opprimés de Russie et s’insurgeait contre l’oppression et la violence nationales.

Il comprenait parfaitement la nécessité d’une liaison étroite et de la coopération entre les différents peuples du monde et désirait que la Russie montrât à tous les peuples du monde l’exemple d’une communauté de nations, d’une vie nouvelle et heureuse.

Il a eu des paroles prophétiques sur la grande destinée de la Russie : « Nous envions, a-t-il dit, nos petits-fils et nos arrière-petits-fils auxquels il sera donné, en 1940, de voir la Russie à la tête du monde cultivé, donnant des lois à la science et à l’art, et recevant un hommage d’admiration respectueuse de toute l’humanité éclairée. »

Fondateur de l’esthétique et de la critique démocratiques révolutionnaires, Biélinski a donné une définition matérialiste de l’essence de l’art : celui-ci, d’après lui, reproduit la réalité, répète, recrée pour ainsi dire le monde. C’est à Biélinski que l’on doit les principes théoriques du réalisme artistique. Il défendait le rôle social de l’art et condamnait l’art contemplatif. L’art authentique est pour lui un art riche d’idées qui trace aux hommes le vrai chemin de la vie et lutte contre l’oppression sociale.

L’art véritable ne se détourne pas du peuple, il vit avec lui, l’exalte dans la lutte contre les oppresseurs, appelle le peuple à aller de l’avant. « L’esprit populaire est l’alpha et l’oméga de l’esthétique de notre temps… », écrivait Biélinski. « Depuis Biélinski les meilleurs représentants de l’intelligentsia révolutionnaire démocratique de Russie ont répudié ce qu’on appelle « l’art pur », « l’art pour l’art » ; ils se sont faits les champions d’un art pour le peuple, d’un art ayant une haute portée idéologique et sociale » (Jdanov).

Ses œuvres de critique littéraire étaient d’une valeur inestimable pour l’épanouissement de la littérature russe. Elles ont gardé toute leur fraîcheur et leur actualité à notre époque.

L’art soviétique bénéficie de tout l’apport précieux de Biélinski dans le domaine de l’esthétique et de la critique littéraire, il apprend auprès de lui l’intransigeance envers tout ce qui est arriéré, il fait siennes ses idées sur la haute mission de l’art d’avant-garde au service du peuple, de la Patrie.

Principaux ouvrages : « Rêveries littéraires » (1834), « Œuvres d’Alexandre Pouchkine » (1843-1846), « Coup d’œil sur la littérature russe en 1846 » (1847), « Coup d’œil sur la littérature russe en 1847 » (1848), « Lettre à N. Gogol, 3 juillet 1847 » et autres. En français, voir Textes philosophiques choisis en un volume, Editions en langues étrangères, M. 1951.


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