La liberté bourgeoise est pour les prolétaires un simple formalisme, une chose qui n’existe que « sur le papier », une phrase vide, une fiche de consolation ; car ils ne sont libres que « pour la forme ».
La phrase pompeuse de la Constitution de Weimar : « Chacun peut acquérir un terrain », ne représente qu’un progrès de pure forme par rapport aux époques où seules certaines classes sociales pouvaient acquérir des terrains, car les prolétaires ne peuvent toujours pas en acquérir − on a simplement oublié d’ajouter, de façon moins pompeuse : « s’il a les sous nécessaires ».
L’acquisition, éventuellement possible, d’un bout de terrain dans des jardins ouvriers ne suffit pas à faire du prolétaire un propriétaire terrien.
Le pire des formalismes était le socialisme des nazis, ce socialisme-là exige qu’on le démasque par des guillemets ; il a trompé beaucoup de gens.
Il y avait l’« union nationale » entre exploiteurs et exploités, entre ceux qui gagnaient l’argent et ceux qui le méritaient, il y avait l’« essor économique », le « miracle économique », obtenu par le réarmement.
Et sur le papier, le peuple eut une Volkswagen, voiture populaire, mais la dure réalité en fit un tank.
Vous le voyez, on peut, avec la forme, entreprendre toute sorte de choses, pratiquer toute sorte de tromperies et donner l’illusion d’améliorations qui, finalement, ne sont que de « pure forme ».
En art, la forme joue un grand rôle.
Elle n’est pas tout, mais elle a une si grande importance qu’en négligeant la forme d’un ouvrage, on le réduit à néant.
Ce n’est pas une chose extérieure, quelque chose que l’artiste ajoute au contenu, elle appartient si bien au contenu qu’elle se présente souvent à l’artiste comme le contenu lui-même.
Car au moment de la création d’une œuvre d’art, certains éléments formels surgissent le plus souvent à son esprit en même temps que la matière et souvent même avant elle.
Il peut avoir envie de faire quelque chose de « léger » un poème de quatorze vers, quelque chose de « sombre » sur les rythmes graves, une œuvre de longue haleine, colorée, etc… Il mêle des mots de goût singulier, les accouple sournoisement, leur joue des tours.
Au moment de composer, il manipule, essaie ceci et cela, mène l’action de telle ou telle façon.
Il cherche la diversité, les contrastes. Il débarbouille les mots, qui s’empoussièrent facilement ; il renouvelle les situations, qui tombent facilement dans l’ornière.
Il ne sait pas toujours, à tout moment, quand il « crée », que, sans arrêt, il travaille à une image de la réalité, ou à l’« expression » de ce que la réalité extérieure produit en lui.
Malheureusement pour son œuvre, il reste alors parfois en panne, mais les dangers du parcours ne font pas que la voie soit fausse et doive être évitée.
Les « grands artistes de la forme » sont souvent en danger, il leur arrive de succomber. Un excès de « polissage » détruit mainte création poétique, mais « l’éruption volcanique » aussi.
En tous cas, il devrait être bien établi que les poètes ne parlent pas « comme ça leur passe par la tête », à moins de tomber sur des crânes bien particuliers. Ils donnent forme et formulent. Mais cela ne suffit pas à faire d’eux des formalistes.
Ce serait pure folie de dire qu’en art il ne faut attacher aucune importance à la forme et à l’évolution de la forme.
Il le faut, au contraire.
Si elle n’apporte pas d’innovations formelles, la poésie ne peut apporter aux nouvelles couches de public les sujets et les points de vue nouveaux. Nous construisons nos maisons autrement que les élisabéthains, et nous construisons nos pièces de théâtre autrement.
Si l’on voulait s’en tenir à la façon dont Shakespeare construit les siennes, on devrait par exemple attribuer le déclenchement de la première guerre mondiale au besoin de se faire valoir éprouvé par un certain homme (l’empereur Guillaume − besoin provoqué chez lui par son bras atrophié).
Mais ce serait absurde.
En fait, ce serait là du formalisme : on renoncerait ainsi à un point de vue nouveau sur un monde transformé, uniquement pour s’en tenir à une certaine façon de construire les pièces.
Car il est tout aussi formaliste de plaquer sur un sujet des formes anciennes que de lui en imposer de nouvelles. Les vives critiques qui se sont élevées chez nous contre le formalisme concernaient de nouvelles formes d’art qui n’apportaient rien de nouveau, sinon justement des nouveautés formelles.
Par exemple, le psychique continua d’être considéré comme le moteur de l’histoire, rien de changé en cela, mais la psychologie fut modifiée, en ce sens que la psychanalyse ou le behaviorisme y furent introduits : c’était ça la nouveauté. A la base de ce processus, il y avait l’inquiétude qui s’était introduite dans une culture bourgeoise frappée de corruption − on cravachait ce vieux cheval de cirque qu’était la psychologie pour en tirer de nouvelles cabrioles et de nouvelles performances.
En peinture, les pommes devenaient un problème de couleur et de forme.
A la base, il y avait, à l’égard de la nature, une impatience nouvelle qui, ailleurs, en biologie, conduisait à créer de nouvelles variétés de fruits.
Un presbytérien américain utilisait certaines innovations de la technique théâtrale élaborées en vue de la représentation révolutionnaire de problèmes sociaux, pour célébrer l’apothéose contemplative d’une communauté de la Nouvelle-Angleterre.
Au même moment, ses frères en religion introduisaient le cinéma et le jazz dans un service divin qui était en train de perdre son attrait.
Ceux qu’on appelait les existentialistes découvraient que l’existence de l’homme bourgeoise est devenue problématique et que sur ce point un combat décisif doit être livré ; mais pour ôter son tranchant à cette idée neuve et intéressante, ils ne parlaient que de l’existence de l’« homme », sans faire intervenir l’adjectif « bourgeois », et ainsi on en restait aux vieux trucs rhabillés de neuf, et on recommandait le pessimisme comme nouvelle denrée de luxe.
Bref, partout on rendait de la saveur aux vieilleries par des innovations formelles, on retournait les vieilles frusques élimées, elles n’en devenaient pas plus chaudes pour autant, mais semblaient plus jolies… et plus chaudes. Rien d’étonnant si les innovations formelles finirent par tomber en discrédit. On voyait trop clairement qu’il existe ce qu’on pourrait appeler une évolution autonome de la forme, et qui est très dangereuse.
On trouve quelques principes, ils font parler d’eux, un nouveau passage semble découvert.
Au commencement, la nouvelle forme promet beaucoup, mais elle ne tarde pas à exiger toute sorte de choses, indépendamment de la matière, et de sa propre fonction.
Quand cela se produit, on peut être sûr que c’est une impasse, et qu’on ne fait que s’y installer confortablement pour ne plus en sortir.
La nouvelle direction dans les arts ne correspondait à aucune nouvelle direction en politique et dans les affaires publiques.
La forme nouvelle était un ordre nouveau, tel que celui qu’on a connu sous le national-socialisme ; une façon nouvelle, frappante, flatteuse, de disposer les vieilleries, un formalisme. Il est clair qu’il faut combattre ces pseudo-innovations, en un temps où il importe avant tout que les yeux de l’humanité se dessillent.
Il est tout aussi clair qu’on ne peut revenir en arrière, mais qu’il faut avancer dans le sens des vraies innovations.
Dans des territoires aussi peuplés que la France et l’Angleterre réunies, de nouvelles classes sociales se sont emparées du sol et des moyens de production ; la vieille Chine, aussi vaste que l’empire anglais au temps de sa plus grande « prospérité », entre dans l’histoire avec de nouveaux principes sociaux, etc.
Comment voudrait-on que les artistes reflètent tout cela avec les vieux procédés de l’art ?
NOTES SUR LA DISCUSSION RELATIVE AU FORMALISME
La discussion sur le formalisme se complique du fait que la bonne thèse n’a pas que de bons partisans et que des arguments faux sont avancés pour la soutenir.
Le progressisme de certains adversaires du formalisme n’est que celui de vieilles lunes.
En faveur d’une totale transformation de notre vie culturelle, on fabrique de toutes pièces des lois éternelles de l’art.
Le vocabulaire politique cède la place à celui de la médecine : au lieu de démontrer que dans telle et telle œuvre d’art il s’agit de quelque chose d’inutile ou de nuisible socialement, on affirme qu’il s’agit d’une maladie.
Si on n’appelle pas le médecin pour produire des œuvres qui soient saines, c’est la police qu’on appelle, pour punir un crime contre le peuple.
De tels errements paralysent les efforts et la lutte pour un art de valeur sociale.
L’attitude de certains adversaires du formalisme, qui font entre le peuple et eux-mêmes une distinction plus ou moins nette, est pour les artistes passablement stérile et même scandaleuse.
Ils ne parlent jamais de l’effet d’une œuvre d’art sur eux-mêmes, mais toujours de son effet sur le peuple. ils ne semblent pas appartenir eux-mêmes au peuple.
En revanche, ils savent exactement ce que veut le peuple.
« Le peuple ne comprend pas ça » disent-ils.
« Mais toi, l’as-tu compris ? » demande l’artiste. « Si c’est non, aie l’obligeance de dire que tu ne l’as pas compris, et je pourrai te reconnaître la qualité de témoin. »
En fait, ces gens-là sous-estiment d’une façon éhontée ce peuple pour lequel ils ont tant d’estime.
Naturellement, il y a les plaintes de ceux qui sont déçus par le mauvais accueil du public et disent que le peuple veut avant tout de la camelote et rien de plus.
De là vient que certains des artistes « déçus » font justement de l’art qui n’est pas pour le peuple, ou alors ils font de la camelote pour le peuple.
Ce qu’il faut faire, c’est définir ce qu’est le peuple. Et le voir comme une multitude pleine de contradictions, en pleine évolution, et une multitude à laquelle on appartient soi-même.
En face de l’artiste, en tant que public, le peuple n’est pas seulement l’acheteur ou celui qui passe une commande, il est aussi le fournisseur.
Il fournit des idées, il fournit le mouvement, il fournit la matière et il fournit la forme. Tout cela sans unité, dans un perpétuel changement, à son image.
LE TYPIQUE
Historiquement significatifs (typiques) sont des hommes et des événements qui peuvent ne pas être les plus fréquents en moyenne ou ceux qui frappent le plus les yeux, mais dont l’importance est décisive pour l’évolution de la société. Le choix du typique doit se faire d’après ce qui pour nous est positif (souhaitable) comme d’après ce qui est négatif (non souhaité).
Il semble y avoir beaucoup de donneurs de conseils qui déclarent non typique tout ce qu’ils aimeraient tenir caché ou tout ce qui n’est pas statistiquement fréquent.
On fait de ce mot un fétiche, en ce sens que le typique, c’est simplement ce que l’on souhaite.
Souvent on dirait que quelqu’un fait faire son portrait et déclare au peintre : mais, n’est-ce pas, la verrue ici et mes oreilles décollées, ce n’est pas typique de l’homme que je suis. Le sens propre du mot « typique », qui lui a valu d’être qualifié d’important par les marxistes, est : historiquement significatif.
Cette notion permet de projeter la lumière de la poésie même sur des événements minimes en apparence, rares et passés inaperçus, ainsi que sur des hommes peu voyants, apparaissant souvent ou rarement, parce qu’ils sont significatifs historiquement, c’est-à-dire importants pour le progrès de l’humanité, c’est-à-dire importants pour le socialisme.
Mais ces événements et ces hommes, il faut ensuite les représenter de façon réaliste, c’est-à-dire avec leurs contradictions ; il faut en outre que l’on connaisse le degré de fréquence de leur apparition.