Écrite en 1930, représentée pour la première fois le 10 décembre 1930 au Schauspielhaus par la chorale ouvrière de Berlin, avec une musique de Hanns Eisler, La Décision est la première des pièce, de Brecht à s’adresser directement à un public prolétarien, et à prendre pour sujets la lutte révolutionnaire du prolétariat, la première, aussi, des pièces écrites à l’intention des organisations prolétariennes d’artistes-amateurs, alors florissantes (les troupes de l’Agiprop au premier chef), dont elle s’approprie certaines techniques.
La Décision n’en reste pas moins dans la ligne des pièces antérieures — des pièces didactiques en particulier — dont elle reprend, dans ce cadre et cette perspective nouvelle, les thèmes essentiels : thème de La malléabilité de l’homme ; le docker Galy Gay (Homme pour Homme) avait été transformé en soldat de l’armée des Indes, le jeune camarade, grâce à une technique du montage assez semblable, se transformera, lui en agitateur ; après avoir effacé son visage, il se fera Chinois parmi les Chinois pour répandre là-bas la doctrine des classiques, l’a b c du marxisme ; thème de l’importance d’être d’accord (Badener Lehrstück), cette fois avec les perspectives de la révolution mondiale et les lois de son développement ; thème de l’ascèse également (Le Vol de Lindbergh : nécessité pour l’homme de savoir atteindre sa plus petite dimension), ascèse propre, cette fois, au révolutionnaire.
Peut-être La Décision apparaîtra-t-elle marquée par les recherches propres à l’époque de sa création. Mais elle garde toute sa valeur pédagogique : contraint en permanence à raconter l’évènement plutôt qu’à le jouer, contraint à chaque scène de changer de rôle (le personnage du jeune camarade est joué successivement par les quatre agitateurs), l’acteur y apprendra le jeu « distancié « , le style « épique ».
PERSONNAGES
Les quatre agitateurs, qui jouent successivement :
Le jeune Camarade.
Le Directeur de la Maison du Parti.
Les deux Coolies.
Le Surveillant.
Les deux Ouvriers du Textile.
Le Policier.
Le Négociant.
Le Chœur des Juges.
Le chœur des Juges :
Soyez les bienvenus ! Votre travail a porté ses fruits ; encore un pays
Où la Révolution va de l’avant, où les rangs des travailleurs sont en bon ordre.
Nous sommes d’accord avec ce que vous avez fait.
Les quatre agitateurs. -N’allez pas trop vite : nous avons quelque chose à vous dire !
Nous annonçons la mort d’un camarade.
Le chœur des Juges :
Qui l’a tué ?
Les quatre agitateurs. – Nous. Nous l’avons fusillé et jeté dans une fosse à chaux.
Le chœur des Juges :
Qu’avait-il fait pour cela ?
Les quatre agitateurs. – Souvent il a fait ce qu’il fallait, quelques fois ce qu’il ne fallait pas, mais pour finir il a mis en danger tout le mouvement. Ses intentions étaient bonnes, mais ses actes mauvais. Jugez-nous.
Le chœur des Juges :
Montrez-nous les événements, leurs causes. Nous vous dirons nos conclusions.
Les quatre agitateurs. – Nous accepterons vos conclusions.
Les quatre agitateurs. – Nous sommes venus de Moscou en qualité d’agitateurs. Nous devions gagner Moukden pour y faire de la propagande et soutenir dans les entreprises le Parti chinois. Nous devions nous présenter à la dernière Maison du Parti avant la frontière et y demander un guide. Un jeune camarade nous a reçu. Nous lui avons exposé notre mission. Voici la discussion :
Ils se disposent trois d’un côté, un de l’autre ; l’un des quatre représente le jeune camarade.
Le jeune camarade. – Je suis secrétaire de la Maison du Parti, la dernière avant la frontière. Mon cœur bat pour la Révolution. Le spectacle de l’injustice m’a fait rejoindre les rangs des combattants. L’homme doit venir en aide à l’homme. Je suis pour la liberté. Je crois en l’humanité. Et j’approuve les décisions du Parti Communiste, qui lutte contre l’exploitation et l’ignorance, pour la société sans classe.
Les trois agitateurs. – Nous venons de Moscou.
Le jeune camarade. – Nous vous attendions.
Les trois agitateurs. – Pourquoi ?
Le jeune camarade. – Nous sommes en difficultés. Le désordre et la pénurie ; peu de pain, mais de grandes luttes ; du courage, mais peu de gens sachant lire. Peu de machines, et personne qui sache s’en servir. Nos locomotives sont hors d’état. Avez-vous amené des locomotives ?
Les trois agitateurs. – Non.
Le jeune camarade. – Avez-vous des tracteurs ?
Les trois agitateurs. – Non.
Le jeune camarade. – Nos paysans s’attellent eux-mêmes à leurs vieilles charrues de bois ; avec cela, pas d’engrais pour les champs. Avez-vous amené de quoi faire les semailles ?
Les trois agitateurs. – Non.
Le jeune camarade. – Apportez-vous au moins des munitions et des mitrailleuses ?
Les trois agitateurs. – Non.
Le jeune camarade. – Nous sommes en tout deux ici pour défendre la Révolution. Vous avez certainement pour nous une lettre du Comité Central qui nous dit ce qu’il faut faire ?
Les trois agitateurs. – Non.
– Non.
Le jeune camarade.
Alors vous restez avec nous pour nous aider ?
Les trois agitateurs. – Jour et nuit, sans prendre le temps de quitter nos vêtements, nous luttons contre les assauts de la faim, de l’épuisement, de la contre-révolution. Vous venez, et vous ne nous apportez rien.
Les trois agitateurs. – C’est vrai, à vous nous n’apportons rien. Mais aux travailleurs chinois, à Moukden, de l’autre côté de la frontière, nous apportons les enseignements des classiques et des propagandistes : l’abc du communisme ; à ceux qui sont dans l’ignorance, la connaissance de leur condition ; aux opprimés la conscience de classe, et aux ouvriers l’expérience de la Révolution. Quant à vous, nous devons vous demander une automobile et un guide.
Le jeune camarade. – Donc, mes questions n’avaient aucun sens ?
Les trois agitateurs. – Si. La question était bonne, mais la réponse sera meilleure. Nous voyons qu’on a déjà exigé de vous le maximum ; mais on exigera davantage encore : l’un de vous doit nous conduire à Moukden.
Le jeune camarade. – Le travail que je quitte était trop lourd pour deux : un seul devra désormais y suffire. Je vous accompagnerai. Nous irons de l’avant, répandant la doctrine des classiques du communisme : la Révolution Mondiale.
Le Chœur :
ÉLOGE DE L’U.R.S.S.
Déjà le monde annonçait
Notre perte.
Mais à notre maigre table
Avait pris place
L’espérance de tous les opprimés
– elle se contente d’eau –
Et la science
Derrière la porte disloquée
Instruisait les convives
De sa voix claire.
Si la porte s’affaisse,
Eh bien, on nous verra de plus loin :
Le froid ne peut nous détruire, ni la faim.
Infatigablement, nous délibérons
Des destinées du monde.
Les quatre agitateurs. – Ainsi, le jeune camarade de la station frontière était d’accord avec le travail que nous allions faire, et nous nous sommes présentés ensemble – quatre hommes et une femme – devant le Directeur de la Maison du Parti.
Les quatre agitateurs. – Or, à Moukden, nous allions travailler dans la clandestinité. C’est pourquoi il nous fallait, avant de passer la frontière, effacer nos visages. Notre jeune camarade était d’accord. Nous reproduisons la scène.
Un des agitateurs représente le Directeur de la Maison du Parti.
Le Directeur. – Je suis le Directeur de la Maison du Parti. Je suis d’accord pour laisser partir mon camarade de la station en qualité de guide. Mais il y a de l’agitation dans les usines de Moukden, et ces jours-ci le monde entier a les yeux fixés sur la ville : on aimerait bien voir l’un des nôtres sortir des baraques des travailleurs chinois ; j’apprends que les canonnières sur les fleuves et les trains blindés sur les remblais sont prêts à attaquer immédiatement notre pays, s’ils découvrent là-bas un des nôtres. Ainsi j’engage les camarades à se transformer en Chinois pour passer la frontière. (Aux agitateurs ) : Vous n’avez pas le droit d’être vus.
Les deux agitateurs. – Nous serons invisibles.
Le Directeur. – Si l’un de vous est blessé, il faut qu’il disparaisse.
Les deux agitateurs. – Il disparaîtra.
Le Directeur. – Ainsi, vous êtes prêts à mourir ou à faire disparaître le cadavre ?
Les deux agitateurs. – Oui.
Le Directeur. – Alors, vous n’êtes plus vous-mêmes, tu n’es plus Karl Schmitt de Berlin, tu n’es plus Anna Kjersk de Kazan, tu n’es plus Piotr Sawitsch de Moscou : vous tous, sans nom, sans mère, êtes des feuilles blanches sur lesquelles la Révolution inscrit ses directives.
Les deux agitateurs. – Oui.
Le Directeur, leur donnant des masques qu’ils mettent. – Et maintenant vous n’êtes plus des individus dans visage ; maintenant, et sans doute jusqu’à votre disparition, vous êtes des travailleurs anonymes, des combattants, des Chinois, nés de mères chinoises, jaunes de peau et parlant chinois, en songe et dans le délire de la fièvre.
Les deux agitateurs. – Oui.
Le Directeur. – Dans l’intérêt du communisme, vous êtes d’accord pour la marche en avant des masses prolétariennes de tous les pays, vous dites oui à l’expansion de la Révolution à travail le monde.
Les deux agitateurs. – Oui. Ainsi le jeune camarade montra qu’il était d’accord pour effacer son visage.
Le Chœur :
Celui qui lutte pour le communisme
Doit savoir se battre et ne pas se battre
Dire la vérité et ne pas la dire
Rendre service et refuser ses services
Tenir ses promesses et ne pas les tenir
S’exposer au danger et fuir le danger
Se faire reconnaître et rester invisible.
Celui qui lutte pour le communisme
Ne possède, de toutes les vertus, qu’une seule :
Celle de lutter pour le communisme.
Les quatre agitateurs. – Transformés en Chinois, nous sommes allés à Moukden, quatre hommes et une femme, faire de l’agitation et soutenir le Parti chinois, apportant les enseignements des classiques et des propagandistes, l’abs du communisme ; à ceux qui sont dans l’ignorance la connaissance de leur condition, aux opprimés la conscience de classe, et aux ouvriers conscients l’expérience de la Révolution.
Le Chœur :
ÉLOGE DU TRAVAIL CLANDESTIN
Il est beau
De prendre la parole dans la lutte des classes.
De piétiner les oppresseurs, de libérer les opprimés.
Dures et utiles sont les petites tâches quotidiennes
Qui tissent en secret, obstinément,
Le réseau du Parti sous
Les armes braquées des capitalistes :
Parler, mais
En cachent l’orateur.
Vaincre, mais
En cachent le vainqueur.
Mourir, mais
En dissimulant la mort.
Pour la gloire, on a fait de grandes choses. Mais qui
Les fera pour l’oubli ?
Cependant, pour convive, à la maigre table, il y a l’Honneur :
De la baraque étroite et croulante sort
Irrésistible la Grandeur.
Et la Gloire recherche en vain
Les auteurs du plus grand exploit.
Sortez de l’ombre
Pour un instant
Combattants anonymes, au visage voilé, et recevez
Notre salut !
Les quatre agitateurs. – A Moukden, nous avons fait de la propagande parmi les travailleurs. Nous n’avions pas de pain pour les affamés ; mais du savoir pour ceux qui sont dans l’ignorance : donc, nous avons expliqué les racines profonde de la misère ; non pas extirpé la misère, mais expliquer comment extirper ses racines profondes.
Les quatre agitateurs. – En premier lieu, nous sommes allés à la basse ville. Des coolies, depuis la berge, halaient au bout d’une corde un bateau. Mais le sol était glissant. L’un d’eux dérapa, et le surveillant se mit à le frapper. Alors nous avons dit au jeune camarade : suis-les, et fais de la propagande parmi eux. Dis-leur qu’à Tientsin tu as vu des brodequins spéciaux pour haleurs, qui ont à la semelle des plaques de bois, si bien qu’on ne peut déraper. Essaye d’obtenir qu’ils réclament des brodequins semblables. Mais ne te laisse pas aller à la pitié ! Et puis nous lui avons demandé : es-tu d’accord ? Il était d’accord, il est parti immédiatement, et tout de suite, il s’est laissé aller à la pitié. Nous allons vous montrer la scène.
Deux agitateurs représentent des coolies : ils fixent une corde à un manche de bois et la passent par-dessus l’épaule. Un autre représente le jeune camarade ; le dernier, le surveillant.
Le surveillant. – Je suis le surveillant. Il faut qu’avant ce soit, le riz soit à Moukden.
Les deux coolies. – Nous sommes les coolies. Nous remorquons le bateau. Nous remontons le fleuve.
CHANT DES COOLIES HALANT LE BATEAU DE RIZ
A la ville, en haut du fleuve,
Nous recevons une bouchée de riz,
Mais le bateau est lourd, que nous devons remonter
Et l’eau coule vers en bas.
Jamais nous n’arriverons là-haut.
Tire coolie, tire plus sec
Le ventre crie famine.
Tire doucement, ne pousse pas
Celui qui tire à côté de toi.
Le jeune camarade. – Leur travail est un bagne, et ils le parent de la beauté du chant.
C’est horrible !
Voici venir la nuit. L’asile
Trop petit pour le dernier des chiens
Coûte la moitié de la bouchée de riz.
Mais la rive est glissante
Et nous n’avançons pas.
Tire coolie, tire plus sec
Le ventre crie famine.
Tire doucement, ne pousse pas
Celui qui tire à côté de toi.
Un coolie, dérapant. – Je n’en peux plus.
Les coolies se sont arrêtés ; les coups de fouet s’abattent sur eux ; Ils chantent jusqu’à ce que leur camarade se soit relevé :
Plus que nous
Durera la corde qui nous scie l’épaule.
Le fouet du surveillant
A connu quatre générations.
Nous ne serons pas la dernière.
Tire coolie, tire plus sec
Le ventre crie famine.
Tire doucement, ne pousse pas
Celui qui tire à côté de toi.
Le jeune camarade. – Qu’il est dur de regarder ces hommes sans être pris de pitié. (Au surveillant 🙂 Tu ne vois donc pas que le sol est trop glissant ?
Le surveillant. – Que le sol est comment ?
Le jeune camarade. – Trop glissant.
Le surveillant. – Quoi ? Tu prétends que la berge est trop glissante, qu’il n’est pas possible d’y remorquer un bateau de riz ?
Le jeune camarade. – Oui.
Le surveillant. – Donc, selon toi, Moukden n’a pas besoin de riz ?
Le jeune camarade. – Si les hommes tombent, comment veux-tu qu’ils tirent le bateau ?
Le surveillant. – Ça veut dire que je devrais leur mettre à chacun une pierre sous chaque pas, d’ici jusqu’à Moukden ?
Le jeune camarade. – Je ne sais pas ce que tu devrais faire, mais je sais très bien ce qu’eux ils ont à faire. Ne croyez pas que ce qui pendant deux mille ans n’a pas été possible ne sera jamais possible. A Tientsien, j’ai vu des haleurs qui avaient des brodequins avec des plaques de bois, si bien qu’ils ne glissaient pas. Ils les avaient réclamés tous ensemble, et ils les ont obtenus Donc réclamez tous ensemble des brodequins semblables !
Les coolies. – C’est vrai, sans des brodequins, nous ne pouvons plus remorquer le bateau.
Le surveillant. – Mais il faut que le riz soit à la ville ce soir.
Il les fouette. Ils tirent.
Les coolies :
Nos pères ont tiré le bateau un bout de chemin
Depuis l’embouchure du fleuve. Nos fils
Atteindront la source. Nous
Sommes entre les deux
Tire coolie, tire plus sec
Le ventre crie famine.
Tire doucement, ne pousse pas
Celui qui tire à côté de toi.
Le coolie tombe à nouveau.
Le coolie : – Aidez-moi !
Le jeune camarade. – Tu n’as pas de cœur ! Tiens, moi je prends une pierre et je la pose dans la boue. (Au coolie 🙂 Monte là-dessus !
Le surveillant. – Très juste. A quoi bon les brodequins de Tientsin ? J’autorise votre camarade au grand cœur à marcher à côté de vous avec une pierre qu’il mettra chaque fois sous le pied de celui qui dérape.
Les coolies :
Le bateau est plein de riz. Le paysan
Qui l’a planté a reçu
Quelques pauvres sous. Nous
Recevons moins encore. Un bœuf
Coûterait plus cher. Nous sommes trop.
L’un des coolies dérape ; le jeune camarade pose la pierre devant lui ; le coolie se relève.
Tire coolie, tire plus sec
Le ventre crie famine.
Tire doucement, ne pousse pas
Celui qui tire à côté de toi.
Quand le riz parviendra à la ville
Les enfants demanderont : qui donc
A tiré le lourd bateau ? On leur dira
Des hommes l’ont tiré.
L’un des coolies dérape ; le jeune camarade pose la pierre devant lui ; le coolie se relève.
Tire coolie, tire plus sec
Le ventre crie famine.
Tire doucement, ne pousse pas
Celui qui tire à côté de toi.
Le riz d’en bas rejoint là-haut
Les mangeurs de riz. Les hommes
Qui l’ont remorqué n’ont
Pas mangé
L’un des coolies dérape ; le jeune camarade pose la pierre devant lui ; le coolie se relève.
Le jeune camarade. – Je n’en peux plus. Il faut réclamer les brodequins.
Le coolie. – C’est un pauvre fou, personne ne le prend au sérieux !
Le surveillant. – Non, c’est un de ces individus qui viennent exciter nos gens. Allez, empoignez-le !
Les quatre agitateurs. – Et tout de suite, ils l’empoignèrent. Puis deux jours durant, la police le prit en chasse ; il nous rejoignit, et nous aussi la police nous prit en chasse, avec lui, à travers la ville de Moukden, pendant toute une semaine ; nous ne pouvions plus nous montrer dans la basse ville.
DISCUSSION
Le chœur des Juges :
Mais n’est-il pas juste de soutenir le faible
En quelque lieu qu’on le rencontre, d’aider
L’exploité, écrasé par son labeur quotidien
Et par l’oppression ?
Les quatre agitateurs. – Il n’a aidé personne ; mais nous, il nous a empêchés de faire notre propagande dans la basse ville.
Le chœur :
Nous sommes d’accord.
Les quatre agitateurs. – Notre jeune camarade reconnut son erreur : il avait séparé le sentiment de la raison. Mais nous l’avons réconforté en lui citant les paroles du camarade Lénine :
Le chœur :
Le bon communiste n’est pas celui qui ne fait point de fautes.
Le bon communiste est celui qui sait rapidement les corriger.
Les quatre agitateurs. – Nous avons fondé les premières cellules dans les entreprises ; nous avons formé les premiers responsables, organisé une école du Parti et montré aux camarades chinois comment imprimer la littérature clandestine. Puis nous avons travaillé dans une usine de textiles : les salaires avaient été diminués, une partie des ouvriers s’était mise en grève ; mais d’autres continuaient à travailler, et la grève risquait de tourner court. Alors, nous avons dit au jeune camarade : poste-toi à la porte de l’usine et distribue des tracts. Nous reproduisons la discussion :
Les trois agitateurs. – Tu as flanché dans l’affaire des haleurs du bateau de riz.
Le jeune camarade. – Oui.
Les trois agitateurs. – En as-tu tiré la leçon ?
Le jeune camarade. – Oui.
Les trois agitateurs. – Seras-tu plus solide pour cette grève ?
Le jeune camarade. – Oui.
Deux agitateurs représentent des ouvriers du textile, le troisième le policier.
Les deux ouvriers. – Nous sommes des ouvriers de l’usine de textiles.
Le policier. – Je suis un policier, et je suis nourri par les gens au pouvoir pour combattre le mécontentement.
Le chœur des juges :
Viens avec nous, camarade. Risque
Le sous qui ne te nourrit pas.
Ton lit qui est trempé de pluie
Et ton travail – demain du le perdras !
Viens dans la rue ! Il faut se battre !
Il n’est plus temps d’attendre,
Aide, aide-nous. Notre arme c’est
La solidarité !
Le jeune camarade :
Laisse-là tout ce que tu as, camarade !
Tu n’as rien.
Le chœur :
Viens avec nous, camarade, devant les fusils
Réclamer ton salaire entier !
Car si tu sais que tu n’as rien à perdre
Les fusils des policiers ne leur suffiront pas !
Viens dans la rue ! Il faut se battre !
Il n’est plus temps d’attendre !
Aide-toi, aide-nous. Notre arme c’est
La solidarité !
Les deux ouvriers du textile. – Nous avons terminé notre journée et nous rentrons chez nous. On nous a diminué nos salaires. Ne sachant pas ce qu’il faut faire, nous continuons à travailler.
Le jeune camarade, glissant un tract dans la poche du premier ouvrier ; le deuxième reste impassible. – Lis et fais passer. Quand tu l’auras lu, tu sauras ce qu’il faut faire.
Le premier ouvrier prend le tract et continue son chemin.
Le policier, arrachant le tract au premier ouvrier. – Qui t’a donné ce tract ?
Le premier ouvrier. – Je ne sais pas. Quelqu’un me l’a glissé dans la poche au passage.
Le policier, s’avançant vers le second ouvrier. – C’est toi qui lui as donné ce tract. Nous autres policiers, c’est notre métier de rechercher les individus qui distribuent de pareils tracts.
Le deuxième ouvrier. – Je n’ai jamais donné de tract à personne.
Le jeune camarade. – Éclairer sur leur vraie situation ceux qui ne la connaissent pas, est-ce un crime ?
Le policier, au deuxième ouvrier. – Vos éclaircissements, ça mène loin. Quand vous « éclairez » une usine comme celle-là, elle ne reconnaît même plus son légitime propriétaire. Ce petit tract-là, c’est plus dangereux que dix canons.
Le jeune camarade. – Qu’est-ce qu’il dit, le tract ?
Le policier. – Je n’en sais rien. (Au deuxième ouvrier 🙂 Qu’est-ce qu’il dit, le tract ?
Le deuxième ouvrier. – Je n’ai jamais vu ce tract. Ce n’est pas moi qui l’ai distribué.
Le jeune camarade. – C’est vrai, je sais que ce n’est pas lui.
Le policier, au jeune camarade. – C’est toi qui lui as donné ce tract ?
Le jeune camarade. – Non.
Le policier, au deuxième ouvrier. – Donc c’est toi.
Le jeune camarade, au premier ouvrier. – Qu’est-ce qu’il va lui arriver ?
Le premier ouvrier. – Peut-être qu’ils vont le fusiller.
Le jeune camarade. – Pourquoi veux-tu le fusiller, toi, le policier ? N’es-tu pas un prolétaire, toi aussi ?
Le policier, au deuxième ouvrier. – Je t’embarque.
Il le frappe à la tête.
Le jeune camarade, cherchant à l’en empêcher. – Ce n’est pas lui.
Le policier. – Alors, c’est quand même toi !
Le deuxième ouvrier. – Ce n’est pas lui.
Le policier. – Alors c’est tous les deux !
Le premier ouvrier. – File, bon sang, mais file, tu as la poche pleine de tracts.
Le policier assomme le deuxième.
Le jeune camarade, désignant le policier au premier ouvrier. – Il a abattu un innocent, tu es témoin.
Le premier ouvrier, se jetant sur le policier. – Chien vendu !
Le policier tire son revolver. Le jeune camarade prend le policier à revers et l’empoigne par le cou. Le premier ouvrier lui rabat lentement le bras vers l’arrière. Le coup part. Ils désarment le policier.
Le jeune camarade, criant. – A l’aide, camarades ! A l’aide ! On assassine des innocents !
Le deuxième ouvrier, se relevant, au premier ouvrier. – Voilà, nous avons descendu un policier. Demain, nous ne pourrons pas nous présenter à l’usine, et (au jeune camarade) c’est à toi la faute.
Le jeune camarade. – Aller à l’usine, c’est trahir vos camarades.
Le deuxième ouvrier. – J’ai une femme et trois enfants ; quand vous vous êtes mis en grève, on nous a augmenté nos salaires. Regarde : j’ai reçu une double paie !
Le jeune camarade, lui faisant, d’un coup, tomber l’argent des mains – Tu n’as pas honte. Chien, vendu !
Le premier ouvrier l’empoigne par le cou, tandis que le deuxième ramasse son argent. Le jeune camarade abat l’assaillant d’un coup de matraque.
Le deuxième ouvrier, criant. – A l’aide ! Des provocateurs !
Les quatre agitateurs. – Et là-dessus, les ouvriers qui travaillaient sont sortis de l’usine et ont chassé les piquets de grève.
DISCUSSION
Le chœur :
Qu’aurait pu faire le jeune camarade ?
Les quatre agitateurs. – Il aurait pu dire aux ouvriers qu’ils n’avaient qu’un moyen de se défendre contre la police : obtenir que les autres ouvriers de l’usine manifestent, face à la police, leur solidarité avec eux. Car le policier avait commis une injustice.
Le chœur :
Nous sommes d’accord.
Les quatre agitateurs. – Nous avons lutté jour après jour contre les vieilles corporations, le découragement et la soumission ; nous avons appris aux travailleurs à transformer la lutte pour un meilleur salaire en lutte pour le pouvoir. Nous leur avons enseigné l’usage des armes et la tactique des combats de rue. Puis un beau jour, nous avons appris que les négociants de la ville étaient en conflit, au sujet des droits de douane, avec les Anglais nos maîtres. Afin d’utiliser au profit des opprimés le conflit des maîtres entre eux, nous avons envoyé le jeune camarade porter une lettre au négociant le plus riche. Elle disait : il faut armer les coolies ! Au jeune camarade, nous avons donné pour consigne : fais en sorte que tu obtiennes des armes. Mais quand la table fut servie, il ne sut pas se taire. Voici la scène :
Un agitateur représente le négociant.
Le négociant. – Je suis le négociant. J’attends une lettre de l’association des coolies au sujet de notre action commune contre les Anglais.
Le jeune camarade. – Voici la lettre de l’association des coolies.
Le négociant. – Je t’invite à déjeuner avec moi.
Le jeune camarade. – C’est un honneur pour moi de pouvoir déjeuner avec vous.
Le négociant. – Pendant qu’on prépare le repas, je vais te dire ce que je penser des coolies. Assieds-toi, je te prie.
Le jeune camarade. – Votre opinion m’intéresse fort.
Le négociant. – Pourquoi est-ce que j’obtiens tout moins cher qu’un autre ? Pourquoi un coolie, chez moi, travaille-t-il pour presque rien ?
Le jeune camarade. – Je ne saurais dire.
Le négociant. – Parce que je suis un négociant intelligent. Vous aussi d’ailleurs, vous êtes intelligents : vous savez y faire pour que les coolies vous entretiennent.
Le jeune camarade. – Bien sûr. Mais, au fait, vous allez armer les coolies contre les Anglais ?
Le négociant. – Peut-être, peut-être. Croyez-moi, je suis maître dans l’art de manier le coolie. Un coolie, dit-on, il faut lui donner juste assez de riz pour éviter qu’il ne meure ; sinon, comment travaillerait-il pour nous ? C’est un raisonnement logique, n’est-ce pas ?
Le jeune camarade. – Oui, c’est logique.
Le négociant. – Eh bien, moi je dis : non ! Si le coolie est moins cher que le riz, il vaut mieux remplacer le coolie. Voilà qui est encore plus logique !
Le jeune camarade. – Oui, c’est plus logique. – Mais, au fait, quand allez-vous envoyer les premières armes à la basse ville ?
Le négociant. – Bientôt, bientôt. Tu devrais voir comment les coolies qui déchargent mes ballots de cuir viennent à la cantine acheter mon riz.
Le jeune camarade. – Oui, je devrais voir ça.
Le négociant. – Tu te rends compte, et avec les salaires que je paie !
Le jeune camarade. – Oui, je connais vos salaires, et je sais que votre riz est cher ; et avec ça, le travail doit être bien fait, mais votre riz, lui, est mauvais.
Le négociant. – On ne peut rien vous cacher !
Le jeune camarade. – Et quand est-ce que vous allez armer les coolies contre les Anglais ?
Le négociant. – Après le repas, nous pourrons aller visiter mon arsenal. Permettez d’abord que je vous chante ma chanson préférée.
QU’EST-CE QU’UNE MARCHANDISE ?
Il y a du riz en bas près du fleuve
Et dans les hautes provinces, on a besoin de riz.
Si nous laissons le riz dans les entrepôts
Le riz là-haut leur coûtera cher.
Et les haleurs des chalands de riz en auront moins encore.
Alors, le riz me reviendra, à moi, encore moins cher.
Qu’est-ce au juste que le riz ?
Un grain de riz : est-ce que je sais ce que c’est ?
Y a-t-il seulement quelqu’un qui le sache ?
Un grain de riz, je ne sais pas ce que c’est.
Je ne connais que son prix.
Vient l’hiver, on a besoin d’habits.
Si nous achetons du coton
Et le gardons dans nos entrepôts,
Quand viendront les froids, les habits seront plus chers.
Les filatures paient de trop hauts salaires.
D’ailleurs il y a trop de coton.
Qu’est-ce au juste que le coton ?
Un plant de coton : est-ce que je sais ce que c’est ?
Y a-t-il seulement quelqu’un qui le sache ?
Un plant de coton, je ne sais pas ce que c’est.
Je ne connais que son prix.
Un homme, ça mange trop.
C’est ça qui fait monter son prix.
Pour fabriquer le manger, il faut des hommes.
Les cuisiniers en font baisser le prix, mais
Les mangeurs le font monter.
D’ailleurs il y a trop peu d’homme.
Qu’est-ce au juste qu’un homme ?
Un homme : est-ce que je sais ce que c’est ?
Y a-t-il seulement quelqu’un qui le sache ?
Un homme, je ne sais pas ce que c’est.
Je ne connais que son prix.
Au jeune camarade :
Et maintenant, nous allons manger mon riz. Il est bon.
Le jeune camarade, se levant. – Je ne partagerai pas votre repas.
Les quatre agitateurs. – Voilà ce qu’il a dit. Les moqueries et les menaces n’ont pu l’amener à partager le repas d’un homme qu’il méprisait. Le négociant l’a mis dehors, et les coolies n’ont pas reçu d’armes.
DISCUSSION
Le chœur. – Mais n’est-il pas juste de mettre l’honneur au-dessus de tout ?
Les quatre agitateurs. – Non.
TRANSFORME LE MONDE : IL EN A BESOIN
Le chœur :
Avec qui le Juste refuserait-il de se mettre à table
S’il s’agit d’aider à la justice ?
Quel remède paraîtrait trop amer
Au mourant ?
Quelle bassesse refuserais-tu de commettre
Pour extirper toute bassesse ?
Si tu pouvais enfin transformer le monde, que
N’accepterais-tu de faire ?
Qui es-tu ?
Enfonce-toi dans la fange,
Embrasse le boucher, mais
Transforme le monde : il en a besoin !
Déjà nous ne vous écoutons plus pour
Vous juger – mais
Pour apprendre.
Les quatre agitateurs. – A peine dans l’escalier, le jeune camarade comprit sa faute et nous pria de lui faire repasser la frontière. Nous vîmes bien sa faiblesse, mais nous avions encore besoin de lui, car il avait de bonnes liaisons avec les organisations de jeunesse et nous aidait considérablement, en ces jours, à tisser, sous les fusils des capitalistes, le réseau du Parti.
Les quatre agitateurs. – Au cours de cette semaine, la répression s’accentua gravement. Nous n’avions plus qu’un seul local sûr pour l’imprimerie et pour les tracts. Mais un matin, de grandes émeutes de la faim éclatèrent dans la ville, et de la plaine environnante, on nous annonça des troubles importants. Au soir du troisième jour, tandis qu’échappant à la police nous arrivions à notre refuge, le jeune camarade vint au devant de moi, sur le pas de la porte. Devant la maison, des sacs étaient empilés sous la pluie. Nous reproduisons la discussion :
Les trois agitateurs. – Qu’est-ce que c’est, ces sacs ?
Le jeune camarade. – C’est notre matériel de propagande.
Les trois agitateurs. – Et qu’est-ce qu’il fait là ?
Le jeune camarade. – Il faut que je vous mette au courant : les nouveaux chefs des sans-travail sont venus ici, ce matin, et m’on convaincu qu’il fallait déclencher immédiatement notre action. Nous allons distribuer le matériel de propagande et prendre d’assaut les casernes.
Les trois agitateurs. – Tu leur as montré la mauvaise voie. Mais dis-nous tes raisons, et essaie de nous convaincre !
Le jeune camarade. – La misère grandit dans la ville, et les révoltes se multiplient.
Les trois agitateurs. – Ceux qui ne savent rien commencent à comprendre leur situation.
Le jeune camarade. – Les sans-travail se sont ralliés à notre doctrine.
Les trois agitateurs. – Les opprimés acquièrent la conscience de classe.
Le jeune camarade. – Ils descendent dans la rue et veulent faire sauter les filatures.
Les trois agitateurs. – Il leur manque l’expérience de la Révolution. Notre responsabilité grandit.
Le jeune camarade :
Les sans-travail ne peuvent plus attendre, et moi
Non plus, je ne peux plus attendre.
Il y a trop de miséreux.
Les trois agitateurs. – Mais encore trop peu de combattants.
Le jeune camarade. – Leurs souffrances sont inouïes.
Les trois agitateurs. – Il ne suffit pas de souffrir.
Le jeune camarade. – Il y a, chez nous, une délégation de sept hommes, venus nous trouver de la part des sans-travail. Ils ont derrière eux sept mille hommes, qui savent que le malheur ne pousse pas tout seul, comme les peux sur la tête ; que la misère ne tombe pas du ciel, comme la tuile du toit ; que le malheur et la misère sont l’œuvre d’hommes qui font leur cuisine, organisent la pénurie et se repaissent des lamentations. Ils savent tout.
Les trois agitateurs. – Est-ce qu’ils savent de combien de régiments dispose le gouvernement ?
Le jeune camarade.– Non.
Les trois agitateurs. – Alors, ils n’en savent pas assez. Où sont vos armes ?
Le jeune camarade, montrant ses mains. – Nous nous battrons avec nos dents, avec nos ongles.
Les trois agitateurs. – Ça ne suffira pas. Tu ne vois que la misère des sans-travail, et pas la misère de ceux qui travaillent. Tu ne vois que la ville, et pas le paysan de la plaine. Tu ne vois dans le soldat que l’oppresseur, et non le miséreux en uniforme qui t’opprime. Donc, tu iras trouver les sans-travail, tu rétracteras le conseil que tu leur as donné de prendre d’assaut les casernes, et tu les convaincras de manifester ce soir avec les ouvriers des entreprises ; nous essaierons, de notre côté, de convaincre les soldats mécontents de participer eux aussi, en uniforme, à la manifestation.
Le jeune camarade. – J’ai rappelé aux sans-travail que plus d’une fois les soldats ont tiré sur eux. Dois-je maintenant leur dire de manifester avec des assassins ?
Les trois agitateurs. – Oui, car les soldats peuvent reconnaître qu’il n’était pas juste de tirer sur les miséreux, leurs frères de classe. Souviens-toi du conseil classique que nous donnait le camarade Lénine : ne pas considérer tout paysan comme un ennemi de classe, mais se faire un allié de la pauvreté au village.
Le jeune camarade. – Alors, il faut que je vous pose une question : est-ce que les classiques admettent que la misère attende ?
Les trois agitateurs. – Ils traitent des méthodes qui permettent de saisir la misère dans son ensemble.
Le jeune camarade. – Alors, les classiques ne sont pas d’avis qu’il faut aider les miséreux tout de suite, sans délai, sans condition ?
Les trois agitateurs. – Non.
Le jeune camarade. – Dans ce cas, les classiques, c’est de la merde et je les déchire ; car l’homme, l’être de chair et de sang, hurle, et sa misère emporte toutes les digues que veut lui imposer la doctrine. C’est pourquoi je vais déclencher l’action, tout de suite ; car je hurle et j’emporte les digues de la doctrine.
Il déchire le matériel de propagande.
Les trois agitateurs :
Ne déchire rien. Nous avons besoin
De chaque tract. Vois donc les choses comme elles sont !
Ta révolution est vite faite ; elle dure un jour
Et demain elle est étranglée.
Notre révolution, elle, commence demain,
S’impose et transforme le monde.
Ta révolution disparaît, si toi-même tu disparais.
Toi disparu,
Notre révolution, elle, continue sa marche.
Le jeune camarade. – Écoutez ce que j’ai à vous dire : je sais, parce que mes yeux le voient, que la misère ne peut attendre. C’est pourquoi je m’oppose à votre décision, je refuse d’attendre.
Les trois agitateurs. – Tu ne nous as pas convaincus. Donc, tu vas aller trouver les sans-travail et les convaincre de la nécessité pour eux de prendre leur place dans le front de la Révolution. Nous t’y invitons au nom du Parti.
Le jeune camarade. – Qui c’est, le Parti ?
Les trois agitateurs :
Le Parti, c’est nous.
Toi, moi, vous – nous tous.
Ton veston lui tient chaud, camarade, et dans ta tête il pense.
Où j’habite, il est chez lui ; où l’on t’attaque, il combat.
Montre-nous le chemin qu’il faut prendre, et nous
Le prendrons avec toi ; mais
Ne t’engage pas sans nous sur le bon chemin.
Sans nous il est
Le plus mauvais de tous.
Ne te sépare pas de nous !
Nous pouvons nous tromper, tu peux avoir raison, donc
Ne te sépare pas de nous !
Le chemin direct vaut mieux que le détour – nul ne le conteste :
Mais si, le connaissant,
Tu ne sais nous le montrer, à qui nous sert ta science ?
Partage-la avec nous !
Ne te sépare pas de nous !
Le jeune camarade. – J’ai raison. Donc je ne peux pas céder. Je sais, parce que mes yeux le voient, que la misère ne peut attendre.
Le chœur des juges :
ÉLOGE DU PARTI
Car chaque camarade a deux yeux
Le Parti en a mille.
Le Parti connaît trois continents
Chaque camarade connaît une ville.
Chaque camarade a son heure
Le Parti, lui, a mille fois son heure.
Chaque camarade peut être anéanti
Mais le Parti ne peut être anéanti
Car il est l’avant-garde des masses
Et dirige leur combat
Avec les méthodes des classiques, forgées
Dans la connaissance de la réalité.
Le jeune camarade. – Tout cela n’est plus vrai. A la vue du combat, je rejette tout ce qu’hier encore je tenais pour vrai, et je ne suis plus du tout d’accord avec aucun de vous ; j’agis, moi, au nom de l’Homme. L’action va se déclencher. J’en prends la tête. Mon cœur bat pour la Révolution.
Les trois agitateurs. – Tais-toi !
Le jeune camarade. – Vous ne voyez donc pas l’oppression ? Je suis pour la révolte immédiate !
Les trois agitateurs. – Tais-toi ! Tu nous trahis !
Le jeune camarade. – Je ne peux pas me taire : j’ai raison.
Les trois agitateurs. – Raison ou pas, si tu parles, nous sommes perdus ! Tais-toi !
Le jeune camarade :
J’en ai vu trop.
C’est pourquoi je vais me présenter devant eux,
Leur dire qui je suis, et ce que je fais.
Il ôte son masque et crie :
Nous sommes venus vous aider.
Nous venons de Moscou.
Il déchire son masque.
Les quatre agitateurs :
Nous le regardions, et dans l’ombre du crépuscule
Nous vîmes son visage nu,
Un visage d’homme, ouvert et sans malice. Il avait
Déchiré son masque.
Et des maisons
Sortaient les cris des exploités : qui
Trouble le sommeil des pauvres ?
Une fenêtre s’ouvrit, et une voix cria :
Des étrangers ! Chassez les provocateurs !
On nous reconnaissait !
Or au même moment nous apprîmes que des émeutes avaient éclaté
Dans la basse ville, et que les prolétaires, avides d’apprendre, nous attendaient
Dans leurs salles de réunion,
Et que les prolétaires, réclamant des armes, nous attendaient dans les rues.
Mais le jeune camarade, lui, ne cessait de hurler.
Nous l’avons assommé,
Puis nous l’avons emporté, et, en hâte, nous avons quitté la ville.
Le chœur :
Ils ont quitté la ville !
Les troubles s’étendent dans la ville
Mais les dirigeants prennent la fuite.
Dites-nous votre décision !
Les quatre agitateurs :
Attendez !
Il est facile de voir ce qu’il faut faire
Quand on est loin du feu,
Quand on a des mois devant soi.
Nous avions dix minutes
Et nous réfléchissions face aux fusils braqués.
Lorsque, dans notre fuite, nous sommes arrivés à proximité des fosses à chaux, en bordure de la ville, nous avons vu que la police nous suivait de près. Notre jeune camarade rouvrit les yeux, apprit ce qui s’était passé, comprit ce qu’il avait fait, et dit : nous sommes perdus.
Le chœur :
Dites-nous votre décision !
Lorsque la répression s’aggrave, lorsque la situation s’embrouille la théorie,
Les combattants font le schéma de la situation
Pour évaluer les forces en présence et les possibilités.
Les quatre agitateurs. – Nous reproduisons notre analyse :
Le premier agitateur. – Il faut l’emporter de l’autre côté de la frontière.
Le second agitateur. – Mais les masses sont dans la rue.
Le troisième agitateur. – Nous devons les amener à nos réunions.
Le premier agitateur. – Donc il ne nous est pas possible d’emporter notre camarade de l’autre côté de la frontière.
Le troisième agitateur. – Nous ne pouvons le cacher. Mais si on le trouve, qu’arrivera-t-il, puisqu’il a été reconnu ?
Le premier agitateur. – Les canonnières sur les rivières et les trains blindés sur les remblais sont prêts à attaquer, si l’on découvre l’un d’entre nous dans la ville. Nous ne pouvons permettre qu’on le voie.
Le chœur :
Si l’on nous voit où que ce soit
On crie : il faut anéantir
Les meneurs.
Et les canons tirent.
Car si l’affamé
En gémissant rend ses coups à son bourreau
C’est que nous l’avons payé
Pour qu’il gémisse et rende les coups.
On lit sur notre front
Que nous sommes contre l’exploitation.
On lit sur notre mandat d’arrêt : ces hommes
Sont pour les opprimés !
Qui vient en aide au désespéré
Est la lie de l’humanité.
Nous sommes la lie de l’humanité.
Nous ne pouvons permettre qu’on nous trouve.
Les trois agitateurs :
Voici notre décision :
Il faut qu’il disparaisse – complètement.
Nous ne pouvons ni l’emmener, ni le laisser là
Nous devons le fusiller et le jeter dans la fosse à chaux car
La chaux le brûlera.
Le chœur :
N’avez-vous pas trouvé d’autre issue ?
Les quatre agitateurs :
Nous avions peu de temps : nous n’avons pas trouvé d’autre issue.
L’animal vient en aide à l’animal.
Ainsi, nous souhaitions venir en aide au jeune camarade, qui
Avait lutté avec nous, pour notre cause.
La police sur nos talons, pendant cinq minutes
Nous avons réfléchi, cherchant
Une meilleure solution.
Réfléchissez maintenant vous aussi, cherchez
Une meilleure solution.
Un silence.
Donc nous avons décidé : il faut
Tailler dans notre chair et couper notre propre pied.
Tuer nous fait horreur.
Pourtant nous tuons, non seulement les autres, aussi les nôtres, s’il le faut.
Car seule la violence peut transformer
Ce monde meurtrier : quiconque
Vit le sait.
Il ne nous est pas encore permis, disions-nous,
De ne pas tuer.
Seule notre volonté inflexible de transformer le monde justifiait
Notre décision.
Le chœur :
Continuez votre récit, notre sympathie
Vous est acquise.
Il n’était pas facile d’agir avec discernement.
Le jeune camarade a été condamné non par vous, mais
Par la réalité.
Les trois agitateurs. – Nous vous rapportons notre dernière discussion :
Le premier agitateur. – Nous allons lui demander s’il est d’accord, car c’était un vaillant combattant. (Sans doute, le visage apparu sous le masque était-il différent de celui que le masque avait recouvert, et celui qu’allait éteindre la chaux différent de celui qui nous avait accueilli à la frontière).
Le deuxième agitateur. – Pourtant, même s’il n’est pas d’accord, il faudra qu’il disparaisse – complètement.
Le premier agitateur, au jeune camarade. – S’ils te prennent, ils vont te fusiller, et comme ils t’auront reconnu, notre travail sera découvert. Donc il faut que nous te fusillions nous-mêmes et te jetions dans la fosse à chaux, afin que la chaux te dévore. Mais nous te le demandons : connais-tu une autre issue ?
Le jeune camarade. – Non.
Les trois agitateurs. – Alors, nous te demandons : es-tu d’accord ?
Silence.
Le jeune camarade. – Oui.
Les trois agitateurs. – Que devons-nous faire de toi, avons-nous demandé.
Le jeune camarade. – Me jeter dans la fosse à chaux, dit-il.
Les trois agitateurs. – Nous lui avons demandé : veux-tu le faire toi-même ?
Le jeune camarade. – Aidez-moi.
Les trois agitateurs :
Appuie ta tête sur notre bras
Ferme les yeux.
Le jeune camarade, caché :
Il dit encore : dans l’intérêt du communisme
D’accord avec la marche en avant des masses prolétariennes
De tous les pays
Je dis oui à l’expansion de la Révolution à travers le monde.
Les trois agitateurs :
Puis nous l’avons fusillé, et
Jeté dans la fosse à chaux.
Lorsque la chaux l’eut englouti
Nous sommes retournés à notre travail.
Le chœur :
Et votre travail a porté ses fruits.
Vous avez répandu
La doctrine des classiques
L’abc du communisme,
Apportant à ceux qui n’avaient pas la connaissance de leur situation
Aux opprimés la conscience de classe
Aux ouvriers conscients l’expérience de la Révolution.
Et là aussi la Révolution marche de l’avant.
Les rangs des combattants sont en bon ordre, là aussi.
Nous sommes d’accord avec ce que vous avez fait.
Votre rapport cependant nous montre aussi qu’il faut beaucoup de choses
Pour transformer le monde :
La colère et la ténacité. La science et l’indignation,
L’initiative rapide, la longue réflexion,
La froide patience et la persévérance infinie,
La compréhension du cas particulier et la compréhension de l’ensemble :
Seuls les leçons de la réalité peuvent nous apprendre
A transformer la réalité.