On a vu comment Al-Farabi (872-950) dans son contexte propose son modèle de la « cité vertueuse », avec une réflexion puisant ouvertement dans Platon et Aristote.
Les philosophies de ces derniers, qui pour Al-Farabi forment d’ailleurs une seule et même philosophie, permettraient une explication rationnelle du monde créé par Dieu.
Ainsi, la connaissance n’est ni plus ni moins qu’une « clairvoyance [kahanat] dans les choses divines », conjuguant connaissance de la réalité et de la source divine, le dirigeant de la Cité vertueuse devant par là-même être à la fois un chef, un philosophe et en quelque sorte un prophète.
Le monde étant de fait organisé et établi selon des règles, ici divines, le dirigeant est simplement celui qui « capte » le plus l’organisation de ce monde, qui saisit le plus ses règles. Il est celui qui passe de la sensation à une compréhension intellectuelle complète.
Il y a ainsi un premier niveau chez Al-Farabi :
« Les sensations dont nous avons fait une fois l’expérience ne sont pas tout à fait morte. Elles peuvent réapparaître sous la forme d’images. La puissance par laquelle nous faisons revivre une expérience sensible passée sans l’aide d’un stimulus physique s’appelle imagination (el-motakhayilah).
La puissance par laquelle nous combinons et divisons des images est appelé le cogitative (el-mofakarah).
Si nous étions limités à la seule expérience de nos sensations présentes, nous aurions seulement le présent, et avec elle il n’y aurait pas de vie intellectuelle du tout.
Mais heureusement nous sommes dotés de la puissance de rappel d’une expérience ancienne, et c’est ce qu’on appelle la mémoire (el-hafizah-el-zakirah). »
Et il y a un second niveau, où le monde a sa propre logique – un intellect comme planant autour, dans et au-dessus du monde – qui illumine les esprits de ceux capables de « réceptionner » cela de manière adéquate. Al-Farabi dit ainsi :
« L’intellect actif brille d’une sorte de lumière sur le passif, par lequel le passif devient réel (aql bilfil) et l’intelligible en puissance devient intelligible en acte.
En outre, l’intellect actif est une substance distincte, qui, en allumant les fantasmes, fait qu’ils soient en fait intelligibles. »
Les êtres humains sont en quelque sorte comme des ordinateurs se raccordant eux-mêmes, d’une manière naturelle, à l’internet qu’est l’univers, qui leur donne des informations (que « l’internet » cosmique éternel conserve toujours telle une base de données).
Les êtres humains « prennent des informations » ; ils ne créent pas, ils « compilent ». C’est là ni plus ni moins que la conception d’Aristote, qu’Al-Farabi place dans le cadre islamique, accordant au philosophie-prophète-chef une nature particulière.
La tentative d’Al-Farabi est clairement philosophique, mais avec la philosophie comme outil afin de résoudre une question pratique, relevant de l’organisation de l’État islamique dans un contexte extrêmement difficile alors, une question qui ne connaîtra d’ailleurs jamais de réponse satisfaisante.
L’État islamique bascule, à partir de cette période, toujours davantage dans un mythe politico-militaire, religieux-théologique, utopiste-populaire… qui sera par ailleurs puissamment réactivé dans la seconde moitié du 19e siècle avec la colonisation et surtout l’effondrement de l’empire ottoman à la suite de la première guerre mondiale impérialiste.
Avicenne intervient ici à la suite d’Al-Farabi en renversant le sens des priorités. Il fait de l’ensemble des activités un outil de la philosophie, au lieu que la philosophie ne fasse que contribuer directement à une formulation étatique.
Il liquide en fait ce qui parasitait la philosophie d’Aristote, posant un grand retour à son matérialisme, dans le cadre concret de son époque.
D’ailleurs, à l’opposé d’Al-Farabi, il comprend que Platon et Aristote n’ont rien à voir et il supprime toute référence au platonisme et aux platoniciens, ainsi qu’aux néo-platoniciens. Avicenne se fonde sur la philosophie d’Aristote en tant que telle.