Avicenne modifie la définition de Dieu que l’on trouve chez Aristote. Chez ce dernier en effet, Dieu n’est que le « moteur premier ». Il est simplement le moteur lui-même non mu, car il fallait bien un démarreur pour activer le système de causes et de conséquences caractérisant le monde.
Aristote ne pose pas la question d’un Dieu qui serait tourné vers nous en quelque manière que ce soit, c’est seulement un principe à côté du monde, pour l’expliquer.
Avicenne modifie la définition dans un sens religieux, parallèle à l’Islam. Il dit en effet que Dieu est la cause du monde, et pas seulement son moteur. Même si comme chez Aristote Dieu et le monde ont toujours coexisté, car il ne pouvait pas en être autrement (Dieu étant ce qu’il est et ne choisissant pas), Dieu est comme dans l’Islam la source du monde.
Pourquoi cela ? Pourquoi Avicenne, qui s’appuie sur le matérialisme d’Aristote, conjugue-t-il cela apparemment avec une sorte d’Islam néo-platonicien (correspondant à l’ismaélisme) ?
La raison est le saut qualitatif. Aristote est parfois retombé sur la dialectique, tout comme Avicenne. Mais étant donné qu’il raisonnait en termes de causes et de conséquences, il n’existait pas de principe d’opposition, de transformation interne, de saut qualitatif.
Avec Aristote, on accumule des connaissances au moyen de l’expérience, fournissant des données qu’on compile, les classifiant et les reliant au moyen du syllogisme (Socrate est un homme, les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel). Il n’y a pas de place pour la rupture, le saut, l’infini.
Comment alors expliquer que l’esprit humain peut conceptualiser quelque chose de nouveau, qu’il puisse apprendre de nouvelles vérités sur le monde ? Ou, plus précisément, comment expliquer que, parfois, un esprit synthétise et saisisse subitement un nouveau concept ?
Avicenne contribue ici à la philosophie d’Aristote, qui n’explique pas cela, en disant : il s’agit en fait d’une « révélation » divine. Dieu fournit des connaissances « auto-évidentes ».
Ce n’est évidemment pas le cas : pour nous, c’est un saut qualitatif du processus de réflexion. Il n’y a toutefois pas cela dans un système cause-conséquence – d’où l’utilisation des messages de l’au-delà pour expliquer ces conceptions nouvelles.
D’où d’ailleurs la poésie du prophète, qui ne comprend pas ce qu’il a compris, et qui comme Moïse, Jésus et Mahomet déraille dans sa présentation de ce qu’il a conceptualisé, en s’imaginant porteur d’un message divin. Incapables de comprendre leur propre démarche, ils l’attribuent à l’au-delà.
Avicenne a ici en fait une analyse matérialiste inversée quant à ces prophètes, reconnaissant que leurs compréhensions viennent de l’au-delà, mais en expliquant que c’est tout de même une réflexion de l’ordre universel. Si l’on supprime l’au-delà, alors cette réflexion vient du processus matériel, et on a le matérialisme dialectique.
Cela a une conséquence gigantesque sur le plan intellectuel, qui va avoir un impact absolument massif en Europe lors de la diffusion, à partir de la fin du moyen-âge, des écrits d’Avicenne et d’Averroès, les principaux représentants des partisans d’Aristote dans le monde musulman.
En effet, si Dieu est capable d’amener des révélations, alors cela signifie que Dieu est présent dans le monde.
Dans les religions, c’est tout à fait différent : on a un Dieu qui est la cause de la création du monde, tout en restant séparé. Il transmet des messages par l’intermédiaire de figures individuelles qu’il a choisi, principalement selon les religions Moïse, Jésus, Mahomet.
Or, chez Avicenne, tout le monde est tout le temps capable de se tourner vers les concepts formant le monde – tout comme chez Aristote.
Cela signifie que la révélation est tout le temps présente – et que tout le monde peut y accéder.
Ici, « Dieu » fournit un message universel et ne connaît pas les particuliers. Moïse, Jésus, Mahomet sont simplement des figures ayant mieux « réceptionné » le message que les autres, ils n’ont pas été choisis de manière décidée et arbitraire par Dieu.
Il s’ensuit une modification essentielle, sur le plan des idées, des notions d’essence (Al-Māhia الماهية) et d’existence (Al-Wujūd الوجود). Avicenne va ici littéralement bouleverser la conception religieuse traditionnelle et permettre à la philosophie d’Aristote d’incarner Dieu – dans le monde, en tant que monde.
Il préfigure ni plus ni moins que Spinoza, qui est en fait un avicennien absolu.
On peut faire le tableau suivant pour bien comprendre ce qui se passe au niveau conceptuel.
Aristote était un matérialiste. Mais comme il avait besoin d’une source pour le principe des causes et des conséquences, il a dit : il y a un moteur premier, loin et séparé. Cela pose tout de même un problème pour un matérialiste que ce « Dieu » séparé.
Avicenne résout le problème en utilisant Islam dans une version à la fois panthéiste et ismaélienne. Il dit : Dieu n’est pas du tout séparé. L’intellect agent qui « flotte » au-dessus du monde et dont parle Aristote, ce n’est pas une figure abstraite formant tous les concepts universels de la réalité.
C’est le prolongement du moteur-premier, sous la forme d’un archange qui est un décalque d’un décalque d’un décalque de Dieu, une sorte de chargé de mission à responsabilité limitée.
Donc ce moteur premier n’est pas séparé du monde. On comprend aisément pourquoi Spinoza prolongera le tir et assimilera Dieu et le monde, en disant que « Dieu » est simplement la Nature, c’est-à-dire l’essence de toutes les choses existantes.
Avicenne ne va pas aussi loin. Mais il dit tout de même déjà que l’essence et l’existence ne sont pas séparées, mais liées. Cela Aristote le disait déjà : chaque chose a une forme (chien, chat, table…) obéissant à des règles propres à sa nature, ce qui est son essence.
Cependant, il existe une essence parallèle, celle du moteur divin, à l’origine du fonctionnement du monde, comme « moteur premier ».
Avicenne modifie cela en disant : le moteur premier n’est pas une essence parallèle, c’est la première essence, qui combine sa nature avec l’existence. Dieu est la fusion de l’essence et de l’existence, tandis que pour tout le reste, c’est séparé.
Dans son Livre de sciences, Avicenne déclare ainsi que tout a une cause, une existence nécessaire dans un cheminement déterminé par la cause, et qu’en fait, on peut ainsi remonter jusqu’à Dieu :
« Vous savez que les choses ne se passent pas sans être nécessaires. Il y a une cause pour tout, mais toutes les causes ne nous sont pas connues… si nous avions connu toutes les causes, nous en aurions eu la certitude.
Tout existant a son origine dans l’Existant nécessaire, et sa procession à partir de l’Existant nécessaire est nécessaire. »
Dieu ne peut donc pas avoir choisi de créer le monde, il était obligé de le faire et il a l’a toujours fait : le monde est éternel comme Dieu.
La révélation – synthèse implique la révolution du rapport entre essence et existence : Dieu rejoint dans le monde matériel, quittant les limbes d’une existence théorique-abstraite en tant que « cause des causes » nécessaire au principe des causes et des conséquences formulées par Aristote.
Avicenne reste cependant totalement engagé dans le cadre du féodalisme, d’où la limite de sa proposition. Son universalisme reste sur le fond impérial, c’est-à-dire féodal et non bourgeois, de par la nature de l’islam, c’est même un féodalisme beaucoup plus abouti que dans sa version occidentale et latine ou même gréco-byzantine au sens où dans ces derniers cas, l’Empire sera défaillant.
Ce sera même la chance historique de la bourgeoisie européenne que de pouvoir se frayer un chemin à travers les mailles du féodalisme impérial défaillant de l’Occident latin.
Avicenne, lui, s’adresse essentiellement à l’aristocratie féodale, d’où sa faiblesse. Historiquement, seule la bourgeoisie, en portant l’individu comme particulier et la coopération comme conceptualisation du collectif, permet de posséder de manière plus complète Aristote et de parvenir à le dépasser.
En un sens, sa proposition avait une dimension démocratique, au sens bourgeois et dans une perspective encore élémentaire.
Mais adressée à l’aristocratie militaire dans le cadre du féodalisme, l’aristotélisme islamique ne pouvait qu’échouer, avant de renaître sous une autre forme, puis à nouveau échouer etc. Toute l’histoire de l’Islam après Avicenne est comme hantée par l’aristotélisme, c’est-à-dire par ses propres contradictions cherchant à dépasser le féodalisme.
La version aristotélicienne de l’Islam proposée par Avicenne tente ainsi d’aller à la science et à l’universel, mais cela suppose une base en mesure d’assumer une vision du monde matérialiste, au moins partiellement.
Une telle vision était cependant encore trop déconnectée de la vie des masses, prises en étau dans le mysticisme et le besoin de sécurité, et l’aristocratie militaire, même profondément engagée dans le chi’isme, ne pouvait l’assumer sans se liquider au bout du compte et liquider avec elle tout l’Empire et le féodalisme comme mode de production.
La mise en œuvre des forces productives passe alors encore par une religion féodale, exprimant le service chevaleresque et majestueux d’une aristocratique militaire supérieure, noble, mais qui s’affirme « esclave » au sens de serviteur, de l’Empire et de Dieu, pour le bien de l’Humanité. Il s’agit toujours de dominer la Nature et la société de manière complète, pour l’organiser et la pacifier, et la ramener vers son modèle idéal et divin.
Il n’y a alors pas de base sociale assez large et développée pour porter une vision du monde comme celle d’Avicenne qui replace l’Humanité dans la Nature, et lui redonne sa dignité, assumant le réel et la matière et l’harmonie du Cosmos. Une telle vision va même au-delà de ce que la bourgeoisie pourrait assumer, alors l’aristocratie féodale le peut encore moins.
S’il a été en mesure de formuler une étape pour faire avancer le matérialisme – et quel immense succès rien que cela ! – Avicenne était bloqué historiquement par la réalité historique.