Il va de soi qu’en disant qu’un être humain peut comprendre l’univers et le refléter, Avicenne redit la même chose qu’Aristote, mais même s’il intègre cela à l’Islam, il y a un décalage fort avec cette religion.
Pour l’Islam en effet, Dieu est à la base même extrêmement loin et inaccessible, incompréhensible et indéfinissable. C’est le principe du Tawhid, de l’unicité divine portée jusqu’à la négation de toute définition de la raison elle-même.
On parle cependant ici de l’Islam dans sa version sunnite. Or, Avicenne a comme contexte l’affirmation tant de la révolte persane que de l’affirmation du chiisme dans sa variante ismaélienne, qui prédominera d’ailleurs dans le chiisme à cette époque.
C’est là quelque chose d’à la fois de très facile et de très difficile à comprendre.
Le principe est le suivant. Avicenne est un médecin : il pense qu’il peut soigner, car il y a des lois dans le développement de la matière. Le médecin découvre ces lois et organise son activité de guérison en fonction.
Or, en tant que médecin, il va justement soigner des gens concrets. Dans sa jeunesse, il parvient ainsi au diagnostic d’une intoxication par le plomb du prince Nouh ibn Mansour en raison des peintures décorant la vaisselle employée. En remerciement, il a accès à la très riche bibliothèque royale de la dynastie musulmane persane des Samanides.
Et cette médecine rentre toujours dans ce cadre musulman persan. Avicenne part en effet ensuite pendant plusieurs années pour le royaume persan des Korasmiens, avant de rejoindre Gorgan, la capitale du royaume persan des Ziyarides, puis Rayy, la capitale du royaume persan des Bouyides, et enfin Hamadan, capitale d’un royaume persan des Bouyides temporairement concurrent.
Il y devient vizir, puis, à la mort du prince Chams ad-Dawla, il est précipité en prison, dont il parvient de s’enfuir au bout de quatre mois pour parvenir à Ispahan, capitale du royaume persan ka-kouyide, encore une scission temporaire du royaume persan des Bouyides.
On sait justement que le chiisme est né comme expression politique des courants musulmans persans cherchant à donner un trait impérial à l’Islam, en lieu et place de l’Islam purement militaire des Arabes. Ces derniers ont dû de toutes façons céder en partie devant les traditions persanes afin d’être en mesure de former une administration.
Mais le chiisme va plus loin encore : il dit que le chef de l’État islamique doit être conforme à une tradition religieuse de « pureté » et non un simple chef de guerre. C’est une tentative de formuler un cadre impérial, avec une véritable équipe politico-religieuse autour du chef, en lieu et place d’une simple dictature militaire connectée à la religion.
Le chiisme a cependant réussi à triompher au point qu’il y a plusieurs royaumes s’en revendiquant. Naturellement, cela pose un souci : comment peut-il y avoir plusieurs royaumes avec tous un chef « pur » ? Il faudrait qu’il n’y ait qu’un seul « chef » pur dans un seul royaume. De là une situation de concurrence acharnée, avec une modification idéologique du chiisme.
La variante ismaélienne dit en effet qu’il n’est pas tout à fait exact que le chef de l’État islamique doit être conforme à une tradition religieuse de « pureté » et non un simple chef de guerre. Cela voudrait dire en effet que la « prophétie » islamique est terminée.
L’ismaélisme dit alors que chaque chef « pur » porte lui-même la prophétie et que, par conséquent, il a le droit d’établir un nouveau style, une nouvelle mentalité, une nouvelle approche, voire de nouvelles règles.
Cela répond au besoin nécessaire d’ajuster l’orientation idéologique, dans une démarche impériale capable de fédérer et non plus simplement de diriger par en haut de manière absolutiste. L’Imam n’est pas que le représentant d’une tradition avec toute une équipe : il l’ajuste.
On notera ici d’ailleurs que l’un des sens profonds de la révolution islamique iranienne de 1979 et le renversement du shah d’Iran, un bureaucrate moderniste qui n’était tourné que vers la population persane, au profit d’une « république islamique » d’allure en fait impérialo-religieuse unissant les peuples d’Iran (soit environ 65 % de Perses , 8 % de Kurdes, 14 % d’Azéris, 6 % de Lors, 2 % d’Arabes, 2 % de Baloutches, ainsi que des Turkmènes, des Arméniens, des Assyriens, des Tats, des Mazandaris, des Chaldéens, etc.).
Les tentatives ismaéliennes vont être extrêmement nombreuses, diversifiées et insurrectionnelles. L’une des plus connues a abouti à la mise en place du califat dit fatimide (882-1171), mis en place par « l’imam » Ubayd Allah al-Mahdi.
On a également les Qarmates, qui n’hésitent pas à s’inspirer du zoroastrisme persan. Leur insurrection va même les amener à piller La Mecque pendant 17 jours en 930 et à voler la fameuse « pierre noire », pièce essentielle du dispositif religieux musulman.
Une scission fatimide est à l’origine d’un épisode très célèbre et marquant : celui de la mise en place, par le « vieux de la montagne » Hassan ibn al-Sabbah (1050-1124), de la forteresse d’Alamut comme base ismaélienne « hashashyn » envoyant des assassins, les fedayins, mener des assassinats ciblés contre ses ennemis.
Son fils Hassan II proclama justement à Alamut, en 1162, la « Résurrection des Résurrections », impliquant une sorte de dépassement des préceptes islamiques. Cela correspond à l’esprit ismaélien de l’imam dirigeant la communauté et « actualisant » la religion.
D’où d’innombrables variantes-scissions de l’ismaélisme, ainsi que les syncrétismes. L’ismaélisme au Gujarat en Inde s’est divisé en Jafari Bohras, Dawoodi Bohras, Sulaymani Bohras, Aliyah Bohras, etc.., alors qu’il existe une variante indienne hindoue-ismaélienne, le Satpanth.
Ce qu’il faut bien saisir ici, au niveau idéologique, c’est que pour justifier « l’actualisation » des préceptes religieux, des valeurs, etc., l’ismaélisme se revendique d’une lecture non littérale du Coran. C’est la variante du chiisme qui pousse le plus loin la théorie d’un message « secret » dans le Coran, que justement Ali aurait connu, Mahomet étant si l’on veut la face visible.
Un hadith, c’est-à-dire un propos rapporté de Mahomet, dit la chose suivante dans la tradition chiite :
« Dieu Très-haut m’a dit : Ô Mohammad [= Mahomet]! J’ai envoyé Ali avec les autres prophètes invisiblement, je l’ai envoyé à toi visiblement.
[Et Mahomet de dire à Ali:] Tu es par rapport à moi comme Aaron par rapport à Moïse. »
Un autre hadith de tradition chiite dit par exemple :
« Le Coran est descendu selon sept lectures dont chacune a un sens apparent et un sens caché, et ‘Alî Ibn Abî Tâlib possède la science du sens apparent et du sens caché. »
Si le chiisme (aujourd’hui majoritaire) à 12 imams (dont le dernier est « occulté ») se veut le gardien de la tradition islamique et le porteur du « secret » dans le Coran, l’ismaélisme se veut simplement le porteur du « secret » dans le Coran.
Et il n’hésite pas à ouvertement se tourner vers tous les discours lui pouvant être utile à l’explication de ce secret, y compris la philosophie grecque, en particulier Platon. Cela est justifié intellectuellement par le fait que le « secret » de l’ordre cosmique peut être compris, et qu’il y a donc eu des tentatives de le faire par certains ailleurs ou auparavant.
L’ismaélisme est ainsi proche de l’hindouisme dans le syncrétisme, à ceci près que lui mélange, fusionne les mysticismes.
C’est très exactement dans cette émergence de l’ismaélisme qu’il y avait un espace pour Avicenne, dont le père et le frère appartenaient à ce courant religieux encore musulman.
Il n’existe pour le reste strictement aucune information quant au choix de la variante islamique effectué par Avicenne, ce qui est par ailleurs relativement conforme à l’esprit de prudence propre à l’ismaélisme, même si au fond Avicenne était avant tout un médecin et un philosophe partisan d’Aristote.