Alain Badiou et Julien Coupat sont deux personnalités qui ont essayé de formuler une « métaphysique » de la révolution. De notre point de vue, c’est la construction post-moderne d’un mysticisme et cela tend nécessairement au fascisme. Voici leurs positions.
Initialement, Alain Badiou est en apparence le dirigeant de l’organisation maoïste appelé l’Union des communistes de France marxiste-léniniste, fondé en 1969, bataillant pour l’autonomie prolétarienne.
Cependant, en réalité, il a depuis le départ sa propre philosophie, radicalement différente du matérialisme dialectique. Il va alors avoir un parcours schizophrène, célébrant la psychanalyse de Jacques Lacan d’un côté, mettant en avant le maoïsme de l’autre.
Alain Badiou s’est par la suite inséré dans l’État, comme agrégé de philosophie, professeur d’une nouvelle faculté à Reims, professeur à l’université post-moderne de Paris 8 Vincennes, responsable du département de philosophie de l’École Normale Supérieure, etc.
Il est alors devenu le véritable gourou de ce qui succéda en 1985, dans une semi-clandestinité, à l’UCFML : « l’Organisation Politique », menant des luttes en faveur des « ouvriers sans papiers », avant de finir par se dissoudre au milieu des années 2000, lorsque Badiou devint une figure intellectuelle reconnue en France, donnant des cours annoncés dans le journal Le Monde, lui-même ne venant souvent en fait même pas malgré la centaine de personnes présentes, etc.
Alain Badiou bascula alors de fait dans un populisme médiatique de plus en plus outrancier, célébrant Samuel Beckett, publiant De quoi Sarkozy est-il le nom ? (2007), écrivant un article dans le premier numéro de la revue bourgeoise Vanity Fair pour rêver d’un film sur Platon avec Brad Pitt dans le rôle du philosophe, etc.
La philosophie d’Alain Badiou est absolument illisible et consiste en un bricolage incompréhensible, mais l’on peut en saisir ainsi les grandes lignes : la seule chose qui existe, finalement, est la pensée, tournée vers quatre thèmes : l’amour, l’art, la science, la politique. La pensée doit saisir la réalité, et elle ne peut le faire que mathématiquement, et qui plus est dans des situations particulières, des « événements ».
A partir de là, Alain Badiou a réalisé tout un bricolage à coups de mathématiques et de références à Platon pour la quête de l’un, de l’unité (en amour, en politique, etc.).
Voici comment Alain Badiou présente de manière « simple » sa réflexion, formellement opposé au matérialisme dialectique :
« La seule solution, c’est de s’attaquer à l’impossible lui-même. A ce que l’ordre établi, par la bouche des gouvernements successifs, déclare impossible. Jacques Lacan disait que l’impossible, c’est le réel (…).
La philosophie est une activité distincte de la politique. Elle doit seulement proposer un cadre conceptuel homogène à l’impératif politique du moment. La dialectique de Hegel n’était pas réductible à une politique, mais elle fournissait à Marx le cadre mental de son entreprise.
Disons, en toute modestie, que je souhaite être le Hegel du nouveau communisme. Il s’agit pour moi de construire une dialectique, non pas du déterminisme, mais de l’impossible (…).
J’appelle « événement » le moment où l’on parvient à déplacer l’impossible, à changer le réel, qu’il s’agisse d’une découverte scientifique, d’un acte artistique, de la naissance d’un amour ou d’une révolution politique (…).
Un communisme primitif a tiré du rôle de la négation dans la dialectique hégélienne la conviction que détruire sans pitié des ennemis, réels ou supposés, est la voie de l’avenir. D’où le terrorisme d’État. C’est évidemment inacceptable. »
(Le Nouvel Observateur, Mai 2013)
On a donc ici une métaphysique bien peu offensive, mais pratique pour avoir l’air « radical », notamment à l’époque où Sarkozy était président. C’est ce que lui a reproché Julien Coupat et ses amis, qui inscriront à la bombe sur le mur en face du domicile d’Alain Badiou : « Badiou, platonisme pour branchés ».
Julien Coupat est devenu de son côté une figure médiatique, suite à sa mise en examen avec d’autres en novembre 2008 pour avoir, selon la police, saboté des caténaires SNCF (« l’affaire Tarnac », du lieu des arrestations). Il y a lieu d’avoir ici un aperçu, de par l’idéologie fondamentalement post-moderne qui se situe en arrière-plan.
Julien Coupat fait en effet partie de la tradition formée par Guy Debord, il a cependant vu que sa position était trop intellectuelle, aussi l’a-t-il modernisée en y ajoutant une mystique révolutionnaire, une « métaphysique » de la contestation.
Les germes pour ce mysticisme étaient déjà là dans la pensée de Guy Debord, mais Julien Coupat les a poussés jusqu’au bout, en jonglant entre les intellectuels parisiens « rive gauche » et la mouvance autonome parfois ultra-radicale, jusqu’à l’implosion provoquée par l’État avec la fameuse « affaire Tarnac ».
L’intervention de l’État a été moquée par la gauche et l’extrême-gauche, qui ont cru ou voulu croire en la stratégie des gens de Tarnac de se faire passer pour des contestataires bon teint. En réalité, toute personne réellement révolutionnaire sait que Julien Coupat avait réussi à pousser à la structuration plusieurs centaines de personnes, sur la base d’une mystique révolutionnaire très poussée.
Naturellement, de par ses contradictions et de par la base de classe, cette idéologie n’a pas pu, malgré quelques dégâts de-ci de-là (dont personne n’avait pratiquement connaissance à part les protagonistes et l’État), se concrétiser sous la forme d’un mouvement, malgré l’énorme succès de L’insurrection qui vient. Mais ce succès fut justement aussi son échec.
La démarche fut la suivante : il y eut, d’abord, la publication de la revue Tiqqun (1998-2001), ensuite la publication de Appel en 2004, et enfin la publication de L’Insurrection qui vient, en 2007.
Lorsque la revue Tiqqun fut publiée, à la fin des années 1990, le syndicat de tendance anarchiste CNT avait phagocyté l’extrême-gauche radicale. Il ne restait que trois tendances : une ultra-minoritaire consistant en ce qui allait donner le PCMLM, une mouvance ultra-activiste issue de l’autonomie à la française et liée aux conceptions réformistes radicales de l’italien Toni Negri (à la suite du groupe CARGO et dans le mouvement des chômeurs), et enfin ceux qui furent appelés les « apellistes » et qui furent dans le prolongement de la revue Tiqqun.
Les articles de la revue Tiqqun étaient illisibles et produits par des intellectuels bourgeois parisiens, cependant ils avaient l’avantage d’être une source d’inspiration pour un discours anti-système qui fut qualifiée alors d’insurrectionnaliste.
Cette inspiration est naturellement de type mystico-religieuse, conformément à la conception du « mythe » chez Michel Foucault, Georges Sorel, Louis Massignon, Henry Corbin, etc. etc.
Voici ce que dit l’article « La métaphysique critique, ou comment se débarrasser de la société spectaculaire marchande », publié dans le premier numéro de Tiqqun – Organe conscient du Parti Imaginaire :
« La civilisation occidentale vit à crédit.
Elle a cru qu’elle pourrait durer toujours sans s’acquitter à aucun moment de l’arriéré de ses mensonges.
Mais elle étouffe à présent sous l’écrasement de leur poids mort (…)
L’essence de l’économie, ce pseudonyme transparent sous lequel la modernité marchande essaie régulièrement de se faire passer pour une éternité d’évidence, n’est rien d’économique ; et de fait, son fondement, qui lui tient aussi lieu de programme, s’énonce en ces termes abrupts : NEGATlON DE LA METAPHYSIQUE, c’est-à-dire de ce que pour l’homme la transcendance est la cause efficiente de l’immanence, soit en d’autres termes, de ce que le monde, pour lui, fait sens, le suprasensible apparaissant dans le sensible.
Ce beau projet est entièrement contenu dans l’illusion aberrante mais efficace qu’une complète séparation entre le physique et le métaphysique serait possible – disjonction qui prend le plus souvent la forme d’une hypostase du physique, érigé en modèle de toute objectivité, et commande logiquement une myriade d’autres scissions locales, entre vie et sens, rêve et raison, individu et société, moyens et fins, artistes et bourgeois, travail intellectuel et travail matériel, dirigeants et exécutants, etc., qui ne sont, dans leur nombre, pas moins absurdes, chacun de ces concepts devenant abstrait et perdant tout contenu hors de l’interaction vivante avec son contraire -.
Or, une telle séparation étant réellement, c’est-à-dire humainement, impossible, et la liquidation de l’humanité ayant à ce jour échoué, rien de moderne n’a jamais pu exister comme tel.
Ce qui est moderne n’est pas réel, ce qui est réel n’est pas moderne (…).
La consommation ne parvient plus à éponger l’excès des larmes contenues.
Aussi faut-il mettre en oeuvre des dispositifs de sélection toujours plus ruineux et plus drastiques pour exclure des rouages de la domination ceux qui n’ont pu ravager en eux-mêmes toute propension à l’humanité.
Aucun de ceux qui participent effectivement à cette société n’est censé ignorer ce qui pourrait lui en coûter de laisser voir en public sa douleur véritable.
Toutefois, en dépit de ces machinations, la souffrance n’en continue pas moins de s’accumuler dans la nuit forclose de l’intimité, où elle cherche à tâtons, avec obstination, un moyen de s’écouler.
Et comme le Spectacle ne peut éternellement lui interdire de se manifester, il doit de plus en plus souvent le lui concéder, mais alors en en travestissant l’expression, en désignant au deuil planétaire un de ces objets vides, une de ces momies royales dont la confection est son secret.
Seulement la souffrance ne peut se satisfaire de pareils faux-semblants.
Aussi attend-elle, patiente, comme à l’affût, la brutale suspension du cours régulier de l’horreur, où les hommes s’avoueraient en un soulagement sans limites : « Tout nous manque indiciblement.
Nous crevons de la nostalgie de l’Être.»
On a ici le discours d’extrême-droite classique sur l’absence authenticité du monde moderne, et de fait la mouvance de Tiqqun s’est toujours considérée comme au-delà de la question politique elle-même, elle a toujours refusé l’extrême-gauche, non pas pour la dépasser par la gauche, mais en la niant.
Tiqqun eut d’emblée un succès d’estime, et par la suite fut donc publié Appel, qui donnera le nom d’appelistes de la part des gens tentant de donner un nom aux gens d’une mouvance relativement importante. Appel est, encore une fois, irrationnel et se voulant une inspiration directement insurrectionnelle :
« Nous ne contestons rien, nous ne revendiquons rien. Nous nous constituons en force, en force matérielle, en force matérielle autonome au sein de la guerre civile mondiale.
[…]
D’un côté, nous voulons vivre le communisme ; de l’autre, nous voulons répandre l’anarchie.
Scolie
L’ÉPOQUE QUE NOUS TRAVERSONS est celle de la plus extrême séparation. La normalité dépressive des métropoles, leurs foules solitaires expriment l’impossible utopie d’une société d’atomes.
La plus extrême séparation enseigne le sens du mot « communisme » (…).
Le communisme, donc, part de l’expérience du partage. Et d’abord du partage de nos besoins. Le besoin n’est pas ce à quoi les dispositifs capitalistes nous ont accoutumés. Le besoin n’est jamais besoin de chose sans être dans le même temps besoin de monde. Chacun de nos besoins nous lie, par-delà toute honte, à tout ce qui l’éprouve. Le besoin n’est que le nom de la relation par quoi un certain être sensible fait exister tel ou tel élément de son monde. C’est pourquoi ceux qui n’ont pas de monde – les subjectivités métropolitaines, par exemple – n’ont aussi que des caprices. Et c’est pourquoi le capitalisme, là où il satisfait pourtant comme aucun autre le besoin de choses, ne répand universellement que l’insatisfaction : car pour ce faire, il doit détruire les mondes.
[…]
Le désert est le progressif dépeuplement du monde. L’habitude que nous avons prise de vivre comme si nous n’étions pas au monde. Le désert est dans la prolétarisation continue, massive, programmée des populations – comme il est dans la banlieue californienne, là où la détresse consiste justement dans le fait que nul ne semble plus l’éprouver. Que le désert de l’époque ne soit pas perçu, cela vérifie encore le désert ».
Le discours est radical et surtout il propose une « philosophie de la vie » dans l’esprit traditionnel de l’autonomie, des cultures alternatives.
En ce sens, l’idéologie de Appel a siphonné tout ce qui pouvait former un mouvement autonome, tout le public possible de ce qui deviendra par la suite le PCMLM, en bref tout ce que la France pouvait compter de gens alternatifs récusant les valeurs dominantes et cherchant une culture de la contestation au quotidien, proche finalement de l’esprit autonome berlinois des années 1980.
Cependant, les producteurs d’idéologie étaient eux, encore parisiens et c’est dans la maison d’édition contestataire parisienne « La Fabrique » que fut publié en 2007 L’Insurrection qui vient, avec comme auteur le « Comité invisible ».
Il s’agit, cette fois, d’unifier les forces qui ont suivi Appel. Il s’agit de passer à l’action, de construire l’insurrection par des actions diverses et variées, s’unifiant dans une sorte de vaste chaos.
On lit ainsi :
« Nous appartenons à une génération qui vit très bien sans cette fiction. Qui n’a jamais compté sur la retraite ni sur le droit du travail, encore moins sur le droit au travail. Qui n’est même pas « précaire » comme se plaisent à le théoriser les fractions les plus avancées de la militance gauchiste, parce qu’être précaire c’est encore se définir par rapport à la sphère du travail, en l’espèce : à sa décomposition.
Nous admettons la nécessité de trouver de l’argent, qu’importent les moyens, parce qu’il est présentement impossible de s’en passer, non la nécessité de travailler. D’ailleurs, nous ne travaillons plus : nous taffons. »
« Il n’y a pas de « choc des civilisations ». Ce qu’il y a, c’est une civilisation en état de mort clinique, sur laquelle on déploie tout un appareillage de survie artificielle, et qui répand dans l’atmosphère planétaire une pestilence caractéristique. »
« Une commune se forme à chaque fois que quelques-uns, affranchis de la camisole individuelle, se prennent à ne compter que sur eux-mêmes et à confronter leur force à la réalité. »
« L’incendie de novembre 2005 n’en finit plus de projeter son ombre sur toutes les consciences. Ces premiers feux de joie sont le baptême d’une décennie pleine de promesses. »
« La commune est l’unité élémentaire de la réalité partisane. Une montée insurrectionnelle n’est peut-être rien d’autre qu’une multiplication de communes, leur liaison et leur articulation. Selon le cours des événements, les communes se fondent dans des entités de plus grande envergure, ou bien encore se fractionnent. »
« Un authentique pacifisme ne peut pas être refus des armes, seulement de leur usage. Être pacifiste sans pouvoir faire feu n’est que la théorisation d’une impuissance. Ce pacifisme a priori correspond à une sorte de désarmement préventif, c’est une pure opération policière. En vérité, la question pacifiste ne se pose sérieusement que pour qui a le pouvoir de faire feu.
Et dans ce cas, le pacifisme sera au contraire un signe de puissance, car c’est seulement depuis une extrême position de force que l’on est délivré de la nécessité de faire feu. D’un point de vue stratégique, l’action indirecte, asymétrique, semble la plus payante, la plus adaptée à l’époque : on n’attaque pas frontalement une armée d’occupation.»
A la suite de cela, l’Etat décida d’intervenir et ce qui devait arriver arriva : tant Julien Coupat que les autres personnes mises en examen maintinrent un profil bas, s’exprimant dans Le Monde et Libération, n’assumant subitement plus du tout la très sérieuse ligne insurectionnelle, se contentant de parler de révolte nécessaire contre « l’oligarchie mondiale et française ».
La bulle « métaphysique » s’est dégonflée dès qu’elle devint politique, pour la simple raison que la massive production de textes n’avait aucun fond matérialiste, et ne servait que d’inspiration à des jeunes en rupture avec l’idéologie dominante, mais sans aucuns repères culturels et politiques concrets, et profondément prisonniers de la pensée bourgeoise.
La dynamique insurectionnaliste, malgré toutes ses promesses, se révéla absolument vide, purement post-moderne universitaire au final.