Pour comprendre pourquoi Alexandre d’Aphrodise représente un tournant favorable à l’élan de la philosophie d’Aristote chez les philosophes de la civilisation islamique, il suffit se de se tourner vers un propos d’Averroès (1126–1198), qui sera pareillement nommé le « commentateur ».
Dans ses remarques au sujet du Commentaire de la Métaphysique (point Λ 7) d’Aristote par Alexandre d’Aphrodise, Averroès cite ce dernier :
« Il n’est pas nécessaire de comprendre par « plaisir » le plaisir qui découle d’une affection.
Car la puissance qui est liée à l’affection a pour opposé la peine, alors que le plaisir qui est dans l’intellect lui-même n’est pas une affection et n’a pas d’opposé, puisque cette saisie [intellectuelle] n’a pas pour opposé une ignorance.
En effet, le plaisir est l’un des concomitants de la saisie [intellectuelle], tout comme l’ombre l’est pour le corps.
Et s’il y a une saisie qui n’a pas d’opposé et qui n’est pas en puissance à un certain moment, celui qui saisit n’est jamais accompagné d’une douleur causée par l’absence de saisie. »
On a ici le principe selon lequel l’être humain peut lui-même atteindre une béatitude au moyen d’une compréhension du monde. En effet, on pense en conceptualisant. Donc le monde est déjà conceptualisé dans sa nature même. La pensée de l’être humain est un intellect passif retrouvant, lorsqu’il est mis en branle, l’intellect actif à l’échelle de l’univers.
Il suffit de lire le passage suivant du Coran, de la sourate Yunus, pour retrouver l’écho de cette exigence de se tourner vers la compréhension du monde tel qu’il est :
« C’est Lui qui a fait du soleil une clarté et de la lune une lumière, et Il en a déterminé les phases afin que vous sachiez le nombre des années et le calcul (du temps). Allah n’a créé cela qu’en toute vérité. Il expose les signes pour les gens doués de savoir.
Dans l’alternance de la nuit et du jour, et aussi dans tout ce qu’Allah a créé dans les cieux et la terre, il y a des signes, certes, pour des gens qui craignent (Allah). »
Naturellement, les vrais religieux, au sens strict, ne peuvent nullement se retrouver dans le matérialisme d’Aristote, son panthéisme souligné par Alexandre d’Aphrodise. Mais plus il y avait une charge matérialiste dans la civilisation islamique, plus était inévitable la convergence avec la perspective d’Aristote, par les points mis en avant d’Alexandre d’Aphrodise.
C’est pour cela qu’on va avoir chez Alexandre d’Aphrodise et les philosophes de la Falsfa arabo-persane littéralement la conception commune d’un esprit humain se tournant vers le monde pour en refléter les concepts, à la manière d’un ordinateur relié à un réseau afin de puiser des informations correctes dans un système central.
On est ici dans une adéquation intellectuelle avec l’ordre cosmique, une quête scientifique. Les auteurs de la falsafa arabo-persane appartiendront à la culture islamique, mais rejetteront catégoriquement le soufisme, les mysticismes islamiques en général. Il s’agit d’une perspective scientifique, d’un éveil intellectuel, de correction de ce qui est erroné afin de correspondre à sa propre essence, car chaque chose obéit par nature à son essence naturelle.
En s’identifiant au monde, comme « création divine » selon le Coran mais en fait également et surtout comme nature éternelle, l’être humain est un animal qui par son intellect matériel peut procéder à des abstractions et des raisonnements, l’amenant à saisir l’ordre du monde, à s’y reconnaître.
On n’est pas dans une reconnaissance passive du cours du monde, comme chez le stoïcisme. On est dans une bataille pour faire parler le monde, pour se mettre en adéquation avec lui. On a ici un point de la plus haute valeur matérialiste, avec une portée dialectique formidable.
Le problème historique, inévitable, c’est bien sûr que ni Aristote ni Alexandre d’Aphrodise ne connaissaient le principe du reflet, de par leur époque arriérée. Mais ils étaient matérialistes : on apprend par les sens et si l’intellect agent n’est pas considéré comme matériel, au sens de la matière se reflétant par son mouvement dialectique dans l’esprit, il n’est pas considéré comme non immatériel pour autant, car il existe de par l’existence de la matière ayant des « formes ».
En fait, le problème était insoluble pour Aristote et Alexandre d’Aphrodise, car pour eux la matière était statique et il fallait qu’elle soit mise en mouvement. En réalité, tout est tout le temps en mouvement. Ni Aristote ni Alexandre d’Aphrodise ne pouvaient donc saisir le mouvement de la matière dans l’esprit, comme reflet.
Ils ont cependant eu l’intuition matérialiste que l’être humain ne pense pas, que l’intellect matériel d’un individu n’est qu’une copie de l’intellect agent universel.
En insistant en particulier sur cet aspect, Alexandre d’Aphrodise a permis de saisir de manière adéquate la démarche d’Aristote, et donc de réactiver le matérialisme comme vision d’un monde unifié. C’est cela que saisit la falsafa arabo-persane.