Alexandra Kollontaï1
En pensant aux grandes choses,
Lénine ne perdait pas de vue les affaires les plus communes
Rabotnitsa », 1946, n° 1.
Je me demandais toujours avec surprise comment Lénine savait, tout en pensant à l’essentiel, au plus important, ne pas oublier les petites choses de la vie courante. Comment, alors qu’il créait un grand État nouveau, sans précédent dans le monde, il ne manquait jamais l’occasion de nous rappeler, même à propos de petits riens, que dans un État, surtout dans un État socialiste, il fallait avoir de l’ordre. En voici un exemple.
C’était en décembre 1917, à la veille de Noel. A Smolny2, personne n’y songeait. Smolny vivait dans la fièvre du travail. L’hiver était humide. Une neige fondue tombait sur la ville, et le vent du Nord balayait les quais de la Néva.
Kroupskaia3 cherchait à décider Vladimir Ilitch à prendre quelques jours de repos à la campagne pour Noël. Elle lui disait que cette petite détente lui était indispensable. Il dormait mal, il était visiblement fatigué.
Le directeur de la maison de cure « Khalila » en Finlande, dans l’isthme de Carélie, venu un jour me trouver au Commissariat du peuple de la Sécurité sociale, m’avait dit qu’il disposait d’une maisonnette neuve, claire et bien chauffée qu’il mettrait avec plaisir à la disposition de Lénine. Mais celui-ci ne voulait pas en entendre parler. Bien que nous lui eussions dit qu’il y avait là-bas une magnifique forêt et de belles chasses, il nous répondit :
– Certes, la chasse est une bonne chose, mais nous avons énormément de travail. Nous avons bien commencé, cependant, en deux mois, même les bolchéviks sont incapables de mettre sur pied un État Cela demandera une dizaine d’années au moins.
– Mais, rétorqua Kroupskaïa, aurais-tu l’intention de passer tout ce temps assis devant ton bureau ?
– On verra, répondit-il.
Cependant, quelques jours plus tard, il pensa que pendant 3 ou 5 jours, là-bas, à la campagne, il aurait le temps d’écrire tout un ouvrage, ce qu’il n’arriverait pas à faire à Smolny. Et, inspiré par cette idée, il dit un matin à Kroupskaïa :
– Si Kollontaï a effectivement cette maisonnette dans la forêt où personne ne me dérangera, je suis prêt à y aller.
Le 24 décembre au matin, je vins à la gare de Finlande souhaiter bon voyage à Vladimir Ilitch qui partait pour la maison de repos. Nadejda Konstantinovna, Maria Ilinitchna4 et lui venaient de monter dans le wagon. Lénine s’assit dans le coin près de la fenêtre pour ne pas attirer l’attention. Il avait Maria Ilinitchna à ses côtés et Nadejda Konstantinovna en face de lui. Il estimait qu’il courrait moins de risques dans un simple wagon de train de voyageurs. Deux soldats rouges et un camarade finlandais sûr s’installèrent dans le même compartiment.
Lénine portait son pardessus usé qu’il avait encore lors de son retour de l’étranger et un chapeau de feutre bien qu’il fît déjà assez froid. Un homme chargé de trois pelisses et d’un bonnet de fourrure à oreillettes me suivit dans le compartiment.
– Cela, vous le mettrez, dis-je à Lénine, lorsque vous prendrez le traîneau, il fera très froid au milieu des champs. Vous aurez un bon bout de chemin à faire de la gare à l’établissement. Ces pelisses, ajoutai-je, sont prises dans le dépôt de notre Commissariat du peuple.
– Cela se voit bien, fit-il, en retournant le pan d’une pelisse, où l’on apercevait les numéros du magasin et du registre. C’est pour que les choses ne soient pas égarées ? Le bien public, c’est le bien public. Vous avez raison.
Lénine voulut que je partisse avec eux, mais j’avais un tas d’affaires urgentes qui m’attendaient. Je promis de venir plus tard.
Il se rappela tout à coup n’avoir pas d’argent finlandais :
– Il faudrait bien que j’aie une centaine de marks finlandais du moins pour payer les porteurs et pour d’autres petites dépenses.
Je courus à la caisse, mais comme je n’avais pas beaucoup d’argent sur moi, je n’arrivai à me procurer que quelques dizaines de marks.
Ainsi, vous dites que la maisonnette est bien isolée, bien chauffée, et qu’on chasse dans la forêt ? Mais y a-t-il des lièvres là-bas ?
Je ne pouvais rien garantir pour ce qui était des lièvres, mais je savais qu’il y avait des écureuils. – Bah, chasser des écureuils, ce n’est pas sérieux, dit-il.
Kroupskaïa intervint :
– Ce sera heureux, s’il veut bien aller se promener dans le bois, au lieu de passer ses trois jours à écrire.
– Mais, là-bas, même dans la pièce, l’air est plus pur, interrompit Lénine.
Le train se mit en marche. Les gens étaient loin de se douter que le Président du Conseil des commissaires du peuple voyageait dans un wagon de seconde ordinaire.
Quelques jours plus tard, Lénine travaillait de nouveau à Smolny. Je reçus un mot écrit de sa main :
« Je vous envoie avec mes remerciements et en bon état les pelisses faisant partie de l’inventaire de votre Commissariat. Elles nous ont bien servi. Nous avons été surpris par une tempête de neige. A « Khalila », nous avons bien passé notre temps.
Je ne vous rends pas pour le moment les marks finlandais, mais j’ai compté ce que cela ferait en argent russe, c’est-à-dire 83 roubles que vous trouverez ci-joints. Je sais que vous n’êtes pas trop riche.
Votre Lénine. »
C’était tellement caractéristique de Lénine : les grandes affaires d’État ne l’empêchaient pas de penser à ces petites choses et d’être toujours attentif envers ses camarades.
Rabotnitsa, 1946, n° 1, p. 6.