L’article « Le marxisme et la question nationale », écrit fin 1912-début 1913, à Vienne, parut pour la première fois en 1913 sous la signature K. Staline dans les numéros 3-5 de la revue bolchévik Prosvechtchénié, sous le titre : « La question nationale et la social-démocratie ». En 1914, il fut publié en brochure sous le titre : la Question nationale et le marxisme, aux éditions Priboï (Pétersbourg). En 1920, l’article fut réédité par le commissariat du peuple aux Minorités nationales dans le Recueil d’articles de Staline sur la question nationale (Editions d’Etat, Toula). Ce recueil était précédé d’une « Note de l’auteur » dont le passage ci-dessous se rapporte au présent article :
… « L’article reflète la période des discussions de principe sur la question nationale dans les rangs de la social-démocratie russe, à l’époque de la réaction tsariste et des grands propriétaires fonciers, un an et demi avant le début de la guerre impérialiste, époque où montait la révolution démocratique bourgeoise en Russie. Deux théories de la nation s’affrontaient alors et, partant, deux programmes nationaux : le programme autrichien, appuyé par le Bund et les menchéviks, et le programme russe, bolchevik. Le lecteur trouvera dans l’article la caractéristique de ces deux courants. Les événements ultérieurs, plus particulièrement la guerre impérialiste et le démembrement de l’Autriche-Hongrie en Etats nationaux distincts, ont montré avec évidence de quel côté est la vérité. Maintenant que Springer et Bauer sont restés Gros-Jean comme devant avec leur programme national, il n’est guère possible de douter que l’histoire a condamné l’ « école autrichienne ». Le Bund lui-même a dû reconnaître que « la revendication de l’autonomie nationale-culturelle [c’est-à-dire du programme national autrichien], formulée en régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste » (voir la XIIe conférence du Bund, 1920). Le Bund ne se doute même pas que, de ce fait, il a reconnu (sans le faire exprès) l’inconsistance doctrinale des fondements théoriques du programme national autrichien, l’inconsistance doctrinale de la théorie autrichienne de la nation. »
C’est à propos de cet article de Staline que Lénine écrivait à Gorki dans la seconde moitié de février 1913 : « Nous avons ici un merveilleux Géorgien qui, après avoir rassemblé tous les matériaux autrichiens et autres, a entrepris de composer un grand article pour le Prosvechtchénié. »
Lorsque l’ouvrage parut, Lénine en reconnut hautement le mérite dans son article : « le Programme national du P. O. S. D. R. », que publia la revue Social-démocrate, n° 32, du 28 (15) décembre 1913. Indiquons les raisons qui, au cours de cette période, placèrent à l’un des tout premiers plans la question nationale, il écrit : « Dans la littérature marxiste théorique, cet état de choses, ainsi que les principes du programme national de la social-démocratie ont déjà, ces derniers temps, été mis en lumière (citons ici en premier lieu l’article de Staline). »
Le Marxisme et la question nationale
La période de contre-révolution en Russie apporta non seulement « la foudre et l’éclair », mais aussi la déception à l’égard du mouvement, le manque de foi dans les forces communes. On avait cru à un « avenir radieux », et les gens luttaient ensemble indépendamment de leur nationalité : les problèmes communs, avant tout ! Un doute se glissa dans l’âme, et les gens commencèrent à se séparer pour regagner chacun son chez soi national : que chacun ne compte que sur soi-même ! « Problème national », avant tout !
En même temps, se produisait dans le pays une sérieuse refonte de la vie économique. L’année 1905 n’avait pas été perdue pour lui : les restes du régime de servage à la campagne avaient reçu un coup de plus. Une série de bonnes récoltes succédant aux disettes et l’essor industriel qui suivit, firent progresser le capitalisme. La différenciation à la campagne et la croissance des villes, le développement du commerce et des voies de communication firent un grand pas en avant. Cela est vrai surtout en ce qui concerne la périphérie. Or, cela ne pouvait pas ne pas accélérer le processus de consolidation économique des nationalités composant la Russie. Ces dernières devaient se mettre en mouvement…
C’est encore dans le sens d’un réveil des nationalités qu’agissait le « régime constitutionnel » qui s’était établi à cette époque. Le développement des journaux et de la littérature en général, une certaine liberté de la presse et des institutions culturelles, le développement des théâtres nationaux, etc., contribuèrent sans nul doute à renforcer les « sentiments nationaux ». La Douma avec sa campagne électorale et ses groupes politiques ouvrit de nouvelles possibilités pour ranimer les nations, une nouvelle et vaste arène pour la mobilisation de ces dernières.
Et la vague de nationalisme belliqueux, partie d’en haut, toute une suite de répressions de la part des « détenteurs du pouvoir », qui se vengeaient sur la périphérie pour son « amour de la liberté », provoquèrent une contre-vague de nationalisme montant d’en bas, qui se transformait parfois en un grossier chauvinisme. Le renforcement du sionisme [Sionisme, courant politique nationaliste-réactionnaire, qui avait des partisans dans la petite et la moyenne bourgeoisie juive commerçante et artisanale, parmi les intellectuels, les employés de commerce, les artisans et dans les couches les plus arriérées des ouvriers juifs. Ce courant se donnait pour but d’organiser en Palestine un Etat bourgeois juif propre et cherchait à isoler les masses ouvrières juives de la lutte commune du prolétariat.] parmi les Juifs, le chauvinisme croissant en Pologne, le panislamisme [Panislamisme, idéologie politique des couches supérieures turques, tatars, etc. (khans, moulahs, grands propriétaires fonciers, marchands, etc.), qui tendaient à réunir en un tout unique tous les peuples confessant l’islamisme (religion musulmane). Un autre courant proche du panislamisme, c’est le panturquisme ; celui-ci tendait à grouper les populations musulmanes turkies sous le pouvoir des Turcs.] parmi les Tatars, le renforcement du nationalisme parmi les Arméniens, les Géorgiens, les Ukrainiens la tendance générale du philistin à l’antisémitisme, autant de faits connus de tous.
La vague de nationalisme montait, toujours plus forte, menaçant d’entraîner les masses ouvrières. Et plus le mouvement de libération allait décroissant, plus les fleurs du nationalisme s’épanouissaient luxuriantes.
Dans ce moment difficile, une haute mission incombait à la social-démocratie : battre en brèche le nationalisme, préserver les masses de la « contagion » générale. Car la social-démocratie, et elle seule, pouvait le faire, en opposant au nationalisme l’arme éprouvée de l’internationalisme, l’unité et l’indivisibilité de la lutte de classes. Et plus la vague de nationalisme montait, plus retentissante devait être la voix de la social-démocratie en faveur de la fraternité et de l’unité des prolétaires de toutes les nationalités de Russie. En cette circonstance, les social-démocrates de la périphérie, qui se heurtaient directement au mouvement nationaliste, devaient faire preuve d’une fermeté particulière.
Or, tous les social-démocrates ne se sont pas montrés à la hauteur de cette tâche, et, avant tout, les social-démocrates de la périphérie. Le Bund [Le Bund, Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Fondé en septembre 1897 au congrès de Vilna, il déploya une grande activité principalement parmi les artisans juifs. Le Bund adhéra au P.O.S.D.R. au Ier congrès de ce dernier (en 1898), « en tant qu’organisation autonome, indépendante seulement dans les questions concernant spécialement le prolétariat juif ». Jusqu’en 1901, au nombre des revendications politiques, le Bund ne formulait à part que celle de l’égalité civique pour les Juifs. Au IIe congrès du P.O.S.D.R., en 1903, le Bund quitta le Parti, après que le congrès eut repoussé la revendication du Bund exigeant qu’on le reconnût comme le représentant unique du prolétariat juif et qu’on acceptât une structure du Parti sur des bases fédératives. A son VIe congrès tenu en 1905, le Bund formule la revendication de l’ « autonomie culturelle-nationale », qui s’exprime dans le « retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.), et dans leur transmission à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales, tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel égal, direct et secret ». La seconde union du Bund avec le P.O.S.D.R. eut lieu après le IVe congrès de Stockholm, en 1906. Ce congrès n’examina pas la question du programme national du Bund ; il la laissa ouverte. Dans la lutte au sein du Parti, le Bund occupait la plupart du temps une position de droite et soutenait les menchéviks ; à dater de 1912, il entra en rapports étroits d’organisation avec les liquidateurs. Pendant la guerre, le Bund (à l’exception d’un petit nombre d’internationalistes) fut partisan de la défense nationale, et, après la révolution de Février, il soutint le gouvernement de coalition et combattit les bolchéviks. Fin 1918, des groupes de gauche s’organisèrent au sein du Bund et, en mai 1919, se tint à Kiev la première conférence du « Bund communiste » dissident d’Ukraine, où il fusionna avec le « Parti communiste juif unifié » pour former l’ « Union communiste juive » (Komfarband), admise au Parti communiste russe au mois d’août 1919. En Russie- Blanche, l’aile gauche du Bund, organisée en « Parti communiste juif », adhéra également au P.C.R., en mars 1919. Enfin, en mars 1921, à la conférence de Minsk, les restes du Bund prirent la décision d’adhérer officiellement au P.C.R., ne laissant en dehors de ce dernier qu’une partie insignifiante du Bund avec Abramovitch à la tête. Déjà en 1920, à sa XIIe conférence qui avait reconnu la nécessité de renoncer à la tactique d’opposition à l’égard du pouvoir des Soviets, le Bund avait reconnu officiellement l’inutilité de sa principale revendication nationaliste, l’ « autonomie culturelle-nationale », et il avait déclaré que « la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, formulée dans le cadre du régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste ».] qui, auparavant, soulignait les tâches communes, plaçait maintenant au premier plan ses buts particuliers, purement nationalistes : il est allé jusqu’à proclamer la « fête du samedi » et la « reconnaissance du yiddish » (Cf. Rapport sur la IXe conférence du Bund.) comme revendication de combat dans sa campagne électorale. [La IXe conférence du Bund se tint en juin 1912, à Vienne. Elle examina les questions relatives aux élections pour la IVe Douma d’Empire et à la convocation de la conférence d’août (des liquidateurs), à laquelle, comme on le sait, participèrent les bundistes. Les résolutions de la Xe conférence du Bund portaient un caractère d’opportunisme et de liquidationisme extrêmes (rejet du mot d’ordre de la République, mise à l’arrière-plan du travail illégal, abandon des tâches révolutionnaires du prolétariat). La conférence sanctionna l’union déclarée du Bund avec les menehéviks-liquidateurs et la « gauche » du Parti socialiste polonais.] Le Bund a été suivi du Caucase : une partie des social-démocrates caucasiens qui, auparavant, niaient avec les autres social-démocrate caucasiens l’« autonomie culturelle-nationale », en font maintenant une revendication du jour. (Cf. Communication de la conférence d’août.) Nous ne parlons même pas de la conférence des liquidateurs [Il s’agit de la conférence des liquidateurs, dite conférence d’août, qui se tint en août 1912, à Vienne, et qui avait pour but l’organisation d’un bloc anti-bolchévik. Prirent part à la conférence les liquidateurs, le Bund, les Lettons et une partie des social-démocrates caucasiens ; quant au principal organisateur et inspirateur de la conférence, ce fut L. Trotski. Voir la résolution adoptée à cette conférence sur la question nationale et la critique de cette résolution aux pages 58 et suivantes de la présente édition.] qui a sanctionné diplomatiquement les flottements nationalistes. [Cf. Communication de la conférence d’août.]
Il s’ensuit donc que les conceptions de la social-démocratie russe sur la question nationale ne sont pas encore nettes pour tous les social-démocrates.
Un examen sérieux de la question nationale sous tous ses aspects est évidemment nécessaire. Il faut que les social-démocrates conséquents fassent un effort coordonné et inlassable pour dissiper le brouillard nationaliste, d’où qu’il vienne.
Qu’est-ce que la nation ?
La nation, c’est avant tout une communauté, une communauté déterminée d’individus.
Cette communauté n’est pas de race, ni de tribu. L’actuelle nation italienne a été formée de Romains, de Germains, d’Etrusques, de Grecs, d’Arabes, etc. La nation française s’est constituée de Gaulois, de Romains, de Bretons, de Germains, etc. Il faut en dire autant des Anglais, des Allemands et des autres, constitués en nations avec des hommes appartenant à des races et à des tribus diverses.
Ainsi, la nation n’est pas une communauté de race ni de tribu, mais une communauté d’hommes historiquement constituée.
D’autre part, il est hors de doute que les grands Etats de Cyrus ou d’Alexandre ne pouvaient pas être appelés nations, bien que formés historiquement, formés de tribus et de races diverses. Ce n’étaient pas des nations, mais des conglomérats de groupes accidentels et peu liés entre eux, qui se désagrégeaient et s’unissaient, suivant les succès ou les défaites de tel ou tel conquérant.
Ainsi, une nation n’est pas un conglomérat accidentel ni éphémère, mais une communauté stable d’hommes.
Mais toute communauté stable ne crée pas la nation. L’Autriche et la Russie sont aussi des communautés stables, pourtant personne ne les dénomme nations. Qu’est-ce qui distingue la communauté nationale de la communauté d’Etat ? Entre autres, le fait que la communauté nationale ne saurait se concevoir sans une langue commune, tandis que pour l’Etat la langue commune n’est pas obligatoire. La nation tchèque en Autriche et la polonaise en Russie seraient impossibles sans une langue commune pour chacune d’elles ; cependant que l’existence de toute une série de langues à l’intérieur de la Russie et de l’Autriche n’empêche pas l’unité de ces Etats. Il s’agit évidemment des langues populaires parlées, et non des langues officielles des bureaux.
Ainsi, communauté de langue, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.
Cela ne veut évidemment pas dire que les diverses nations parlent toujours et partout des langues différentes, ou que tous ceux qui parlent la même langue constituent forcément une seule nation. Une langue commune pour chaque nation, mais pas nécessairement des langues différentes pour les diverses nations ! Il n’est pas de nation qui parle à la fois plusieurs langues, mais cela ne signifie pas encore qu’il ne puisse y avoir deux nations parlant la même langue ! Les Anglais et les Nord-américains parlent la même langue et cependant ils ne constituent pas une même nation. Il faut en dire autant des Norvégiens et des Danois, des Anglais et des Irlandais.
Mais pourquoi, par exemple, les Anglais et les Nord-américains ne constituent-ils pas une seule nation, malgré la langue qui leur est commune ?
Tout d’abord parce qu’ils ne vivent pas côte à côte, mais sur des territoires différents. Une nation ne se constitue que comme le résultat de relations durables et régulières, comme le résultat de la vie commune des hommes, de génération en génération. Or, une longue vie en commun est impossible sans un territoire commun. Les Anglais et les Américains peuplaient autrefois un seul territoire, l’Angleterre, et formaient une seule nation. Puis, une partie des Anglais émigra d’Angleterre vers un nouveau territoire, en Amérique, et c’est là, sur ce nouveau territoire, qu’elle a formé avec le temps, une nouvelle nation, la nord-américaine. La diversité des territoires a amené la formation de nations diverses.
Ainsi, communauté de territoire, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.
Mais ce n’est pas encore tout. La communauté du territoire en elle-même ne fait pas encore une nation. Pour cela, il faut qu’il y ait en outre une liaison économique interne, soudant les diverses parties de la nation en un tout unique. Une telle liaison n’existe pas entre l’Angleterre et l’Amérique du Nord, et c’est pourquoi elles forment deux nations différentes. Mais les Nord-américains eux-mêmes ne mériteraient pas d’être appelés nation, si les différents points de l’Amérique du Nord n’étaient pas liés entre eux en un tout économique, grâce à la division du travail entre eux, au développement des voies de communication, etc.
Prenons, par exemple, les Géorgiens. Les Géorgiens d’avant la réforme [Il s’agit ici de la réforme de 1863-1867, qui abolit le servage en Géorgie.] vivaient sur un territoire commun et parlaient une seule langue ; et pourtant ils ne formaient pas, à parler strictement, une seule nation, car, divisés en une série de principautés détachées les unes des autres, ils ne pouvaient vivre une vie économique commune, se faisaient la guerre durant des siècles et se ruinaient mutuellement, en excitant les uns contre les autres les Persans et les Turcs. La réunion éphémère et accidentelle des principautés, que réussissait parfois à réaliser un tsar chanceux, n’englobait dans le meilleur des cas que la sphère administrative superficielle, pour se briser rapidement aux caprices des princes et à l’indifférence des paysans. D’ailleurs, il ne pouvait en être autrement, en présence du morcellement économique de la Géorgie. Celle-ci, en tant que nation, n’apparut que dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la fin du servage et le progrès de la vie économique du pays, le développement des voies de communication et la naissance du capitalisme, eurent établi la division du travail entre les régions de la Géorgie, et définitivement ébranlé l’isolement économique des principautés pour les réunir en un tout unique.
Il faut en dire autant des autres nations qui ont franchi le stade du féodalisme et développé chez elles le capitalisme.
Ainsi, communauté de la vie économique, cohésion économique, comme l’une des particularités caractéristiques de la nation.
Mais cela non plus n’est pas tout. Outre ce qui a été dit, il faut encore tenir compte des particularités de la psychologie des hommes réunis en nation. Les nations se distinguent les unes des autres non seulement par les conditions de leur vie, mais aussi par leur mentalité qui s’exprime dans les particularités de la culture nationale. Si l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Irlande qui parlent une seule langue forment néanmoins trois nations différentes, un rôle assez important est joué en l’occurrence par cette formation psychique originale qui s’est élaborée, chez elles, de génération en génération, par suite de conditions d’existence différentes.
Evidemment, la formation psychique en elle-même, ou, comme on l’appelle autrement, le « caractère national », apparaît pour l’observateur comme quelque chose d’insaisissable ; mais pour autant qu’elle s’exprime dans l’originalité de la culture commune à la nation, elle est saisissable et ne saurait être méconnue.
Inutile de dire que le « caractère national » n’est pas une chose établie une fois pour toutes, qu’il se modifie en même temps que les conditions de vie ; mais pour autant qu’il existe à chaque moment donné, il laisse son empreinte sur la physionomie de la nation.
Ainsi, communauté de la formation psychique qui se traduit dans la communauté de la culture, comme l’un des traits caractéristiques de la nation.
De cette façon, nous avons épuisé tous les indices caractérisant la nation.
La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture.
Et il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise aux lois de l’évolution, possède son histoire, un commencement et une fin.
Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés, pris isolément, ne suffit à définir la nation. Bien plus : l’absence même d’un seul de ces indices suffit pour que la nation cesse d’être nation.
On peut se représenter des hommes ayant un « caractère national » commun, sans que l’on puisse dire toutefois qu’ils forment une seule nation, s’ils sont économiquement dissociés, s’ils vivent sur des territoires différents, s’ils parlent des langues différentes, etc. Tels sont, par exemple, les Juifs russes, galiciens, américains, géorgiens, ceux des montagnes du Caucase qui, à notre avis, ne forment pas une nation unique.
On peut se représenter des hommes dont la vie économique et le territoire sont communs, et qui cependant ne forment pas une nation, s’ils n’ont pasr la communauté de langue et de « caractère national ». Tels, par exemple, les Allemands et les Lettons dans les pays de la Baltique.
Enfin les Norvégiens et les Danois parlent une seule langue, sans pour cela former une seule nation, vu l’absence des autres indices.
Seule, la réunion de tous les indices pris ensemble nous donne la nation.
Il peut sembler que le « caractère national » ne soit pas un des indices, mais l’unique indice essentiel de la nation, et que tous les autres indices constituent à proprement parler les conditions du développement de la nation, et non ses indices. Ce point de vue est partagé, par exemple, par les théoriciens social-démocrates de la question nationale, connus en Autriche, R. Springer et surtout O. Bauer.
Examinons leur théorie de la nation.
D’après Springer,
« la nation est une association d’hommes pensant et parlant de la même manière… la communauté culturelle d’hommes contemporains, qui ne sont plus liés au « sol » (Voir le Problème national de R. Sphinger, p. 43, édit. Obchtchestvennaïa Polza, 1909.) [souligné par nous. J. S.].
Ainsi, « association » d’hommes pensant et parlant de la même manière, quelque dissociés qu’ils soient entre eux et où qu’ils vivent.
Bauer va encore plus loin :
« Qu’est-ce que la nation ? interroge-t-il. Est-ce la communauté de langue qui réunit les hommes en nation ? Mais les Anglais et les Irlandais… parlent une seule langue, sans toutefois former un seul peuple. Les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et forment, néanmoins, une nation. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social- démocratie, p. 1-2, édit. Serp. 1909.)
Mais alors qu’est-ce qu’une nation ?
« La nation est une communauté de caractère relative. » (Idem, p. 6.)
Mais qu’est-ce que le caractère, en l’espèce le caractère national ?
Le caractère national, c’est :
« la somme des indices distinguant les hommes d’une nationalité de ceux d’une autre, un complexe de qualités physiques et morales qui distingue une nation de l’autre. » (Idem, p. 2.)
Certes, Bauer sait que le caractère national ne tombe pas du ciel, aussi ajoute-t-il :
« Le caractère des hommes n’est déterminé par rien d’autre que leur sort », … « la nation n’est autre chose qu’une communauté du sort », déterminée à son tour par les « conditions dans lesquelles les hommes produisent leurs moyens d’existence et répartissent les produits de leur travail. » (Voir O. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 24-25, éd. Serp, 1909.)
Ainsi, nous en arrivons à la définition la plus « complète » de la nation, comme s’exprime Bauer.
« La nation est tout l’ensemble des hommes réunis dans une communauté de caractère sur le terrain de la communauté du sort. » (Idem, p. 139.)
Donc, communauté du caractère national sur le terrain de la communauté du sort, prise en dehors du lien obligatoire avec la communauté du territoire, de la langue et de la vie économique.
Mais que reste-t-il, en ce cas, de la nation ? De quelle communauté nationale peut-il être question chez des hommes dissociés économiquement les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant, de génération en génération, des langues différentes ?
Bauer parle des Juifs comme d’une nation, bien qu’« ils n’aient pas du tout de langue commune » (Idem, p. 2.) ; mais de quelle « communauté du sort » et de quelle cohésion nationale peut-il être question, par exemple, chez les Juifs géorgiens, daghestanais, russes ou américains, complètement détachés les uns des autres, vivant sur des territoires différents et parlant des langues différentes ?
Les Juifs en question vivent, sans nul doute, une vie économique et politique commune avec les Géorgiens, les Daghestanais, les Russes et les Américains, dans une atmosphère culturelle commune avec chacun de ces peuples ; cela ne peut manquer de laisser une empreinte sur leur caractère national ; et s’il leur est resté quelque chose de commun, c’est la religion, leur origine commune et certains vestiges de leur caractère national. Tout cela est indéniable. Mais comment peut-on affirmer sérieusement que les rites religieux ossifiés et les vestiges psychologiques qui s’évanouissent, influent sur le « sort » des Juifs mentionnés, avec plus de force que le milieu vivant social, économique et culturel qui les entoure ? Or, ce n’est qu’en partant de cette hypothèse que l’on peut parler des Juifs en général comme d’une nation unique.
Qu’est-ce qui distingue alors la nation de Bauer, de l’ « esprit national » mystique et se suffisant à lui-même des spiritualistes ?
Bauer trace une limite infranchissable entre le « trait distinctif » d’une nation (caractère national) et les « conditions » de sa vie, en les dissociant l’un des autres. Mais qu’est-ce que le caractère national, sinon le reflet des conditions de vie, sinon un concentré des impressions reçues du milieu environnant ? Comment peut-on se borner uniquement au caractère national, en l’isolant et le dissociant du terrain qui l’a engendré ?
Et puis, qu’est-ce qui distinguait, à proprement parler, la nation anglaise de la nord-américaine, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, alors que l’Amérique du Nord se dénommait encore la « Nouvelle-Angleterre » ?
Ce n’est évidemment pas le caractère national : car les Nord-américains étaient originaires de l’Angleterre ; ils avaient emporté avec eux, en Amérique, outre la langue anglaise, le caractère national anglais, dont ils ne pouvaient évidemment pas se départir si vite, quoique sous l’influence des conditions nouvelles, un caractère particulier se formât vraisemblablement chez eux. Et cependant, malgré la communauté plus ou moins grande du caractère, ils constituaient déjà à cette époque une nation distincte de l’Angleterre ! Il est évident que la « Nouvelle-Angleterre », en tant que nation, se distinguait alors de l’Angleterre, en tant que nation, non par son caractère national particulier, ou moins par le caractère national que par le milieu distinct de l’Angleterre, par les conditions de vie.
De cette façon, il est clair qu’il n’existe pas en réalité d’indice distinctif unique de la nation. Il existe seulement une somme d’indices parmi lesquels, lorsqu’on compare les nations, se détache avec plus de relief tantôt un indice (caractère national), tantôt un autre (langue), tantôt un troisième (territoire, conditions économiques). La nation est une combinaison de tous les indices pris ensemble.
Le point de vue de Bauer identifiant la nation avec le caractère national, détache la nation du sol et en fait une sorte de force invisible, se suffisant à elle-même. Dès lors, ce n’est plus une nation, vivante et agissante, mais quelque chose de mystique, d’insaisissable et d’outre-tombe. Car, je le répète, qu’est-ce par exemple que cette nation juive, constituée par des Juifs géorgiens, daghestanais, russes, américains et autres, dont les membres ne se comprennent pas les uns les autres (parlent des langues différentes), vivent dans les différentes parties du globe, ne se verront jamais, n’agiront jamais en commun, ni en temps de paix, ni en temps de guerre ? Non, ce n’est pas pour de telles « nations » n’existant que sur le papier, que la social-démocratie établit son programme national. Elle ne peut tenir compte que des nations réelles, qui agissent, qui se meuvent et qui, pour cette raison, obligent les autres à compter avec elles.
Bauer confond évidemment la nation, catégorie historique, avec la tribu, catégorie ethnographique.
Au reste, Bauer lui-même sent apparemment la faiblesse de sa position. Proclamant résolument, au début de son livre, les Juifs comme une nation (Voir p. 2 de son livre : la Question nationale et la social-démocratie.), Bauer se corrige à la fin de son livre, affirmant que la « société capitaliste en général ne leur permet pas (aux Juifs) de se conserver en tant que nation » (Idem., p. 389.) et les assimile aux autres nations. La raison en est, paraît-il, que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation » (Idem., p. 388.), alors qu’une telle région existe, par exemple, chez les Tchèques qui, d’après Bauer, doivent se conserver comme nation. Bref, la cause en est dans l’absence de territoire.
Raisonnant ainsi, Bauer voulait démontrer que l’autonomie nationale ne peut pas être la revendication des ouvriers juifs (Idem., p. 396.), mais il a, de ce fait, renversé, sans le faire exprès, sa propre théorie, qui nie la communauté du territoire, comme l’un des indices de la nation.
Mais Bauer va plus loin. Au début de son livre, il déclare résolument que « les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et n’en forment pas moins une nation ». (Idem., p. 2.) Mais à peine arrivé à la page 130, il change de front en déclarant avec non moins de résolution : « Il n’est pas douteux qu’aucune nation n’est possible sans une langue commune » (Cf. la Question nationale et la social-démocratie, p. 130.) (souligné par nous. J.S.).
Bauer voulait démontrer ici que « la langue est l’instrument le plus important des relations entre les hommes » (Idem., p. 130.), mais, en même temps, il a démontré aussi, sans le faire exprès, ce qu’il ne se proposait pas de démontrer, à savoir : la carence de sa propre théorie de la nation, qui nie l’importance de la communauté de la langue.
C’est ainsi que se dément elle-même cette théorie cousue de fil idéaliste.
La nation n’est pas simplement une catégorie historique, mais une catégorie historique d’une époque déterminée, de l’époque du capitalisme ascendant. Le processus de liquidation du féodalisme et de développement du capitalisme est en même temps le processus de constitution des hommes en nations. Il en va ainsi, par exemple, en Europe occidentale. Les Anglais, les Français, les Allemands, les Italiens, etc., se sont constitués en nations, alors que s’effectuait la marche victorieuse du capitalisme qui triomphait du morcellement féodal.
Mais la formation des nations y signifiait du même coup leur transformation en Etats nationaux indépendants. Les nations anglaises, françaises et autres sont, en même temps, des Etats anglais, etc. L’Irlande, restée en dehors de ce processus, ne change rien au tableau d’ensemble.
Il en va un peu autrement dans l’Europe orientale. Alors qu’en Occident les nations se sont développées en Etats, en Orient se sont formés des Etats multinationaux, Etats composés de plusieurs nationalités. Telles l’Autriche-Hongrie, la Russie. En Autriche, les Allemands se sont avéré les plus évolués sous le rapport politique ; aussi se sont-ils chargés, eux, de réunir les nationalités autrichiennes dans un Etat. En Hongrie, les Magyars, noyau de nationalités hongroises, se sont avérés les plus aptes à s’organiser en Etat ; et ce sont encore eux les unificateurs de la Hongrie. En Russie, le rôle d’unificateurs des nationalités a été assumé par les Grands-Russes, qui avaient à leur tête une forte bureaucratie militaire de la noblesse, organisée et historiquement constituée.
Il en a été ainsi en Europe orientale.
Ce mode particulier de constitution des Etats ne pouvait avoir lieu que dans les conditions du féodalisme non encore liquidé, dans les conditions d’un capitalisme faiblement développé, lorsque les nationalités refoulées à l’arrière-plan n’avaient pas encore eu le temps de se consolider économiquement, pour se constituer en nations.
Mais le capitalisme commence à se développer aussi dans les Etats de l’Europe orientale. Le commerce et les voies de communication se développent. De grandes villes surgissent. Les nations se consolident économiquement. Le capitalisme, ayant fait irruption dans la vie calme des nationalités refoulées, les agite et les met en mouvement. Le développement de la presse et du théâtre, l’activité du Reichsrat (en Autriche) et de la Douma (en Russie), contribuent à renforcer les « sentiments nationaux ». L’intelligentzia qui s’est formée, se pénètre de l’« idée nationale », et agit dans la même direction…
Mais les nations refoulées, éveillées à la vie propre, ne se constituent plus en Etats nationaux indépendants : elles rencontrent sur leur chemin la résistance vigoureuse des couches dirigeantes des nations maîtresses, placées depuis longtemps déjà à la tête de l’Etat. —Trop tard !…
C’est ainsi que se constituent en nations les Tchèques, les Polonais, etc., en Autriche ; les Croates, etc., en Hongrie ; les Lettons, les Lituaniens, les Ukrainiens, les Géorgiens, les Arméniens, etc., en Russie. Ce qui était une exception en Europe occidentale (Irlande) est devenu la règle en Orient.
En Occident, l’Irlande a répondu au régime d’exception par un mouvement national. En Orient, les nations réveillées devaient répondre de même.
Ainsi, se sont formées les conditions qui poussèrent les jeunes nations de l’Est européen à la lutte.
La lutte s’engagea et s’enflamma, à proprement parler, non pas entre les nations dans leur ensemble, mais entre les classes dominantes des nations maîtresses et des nations refoulées. La lutte est menée ordinairement ou par la petite bourgeoisie citadine de la nation opprimée contre la grande bourgeoisie de la nation maîtresse (Tchèques et Allemands) ; ou par la bourgeoisie rurale de la nation opprimée contre les grands propriétaires fonciers de la nation dominante (les Ukrainiens en Pologne) ; ou bien par toute la bourgeoisie « nationale » des nations opprimées contre la noblesse régnante de la nation maîtresse (Pologne, Lituanie, Ukraine en Russie).
La bourgeoisie détient le principal rôle.
Le marché, voilà la question essentielle pour la jeune bourgeoisie. Ecouler ses marchandises et sortir victorieuse dans la concurrence avec la bourgeoisie d’une autre nationalité, tel est son but. De là, son désir de s’assurer son marché « propre », « national ». Le marché est la première école où la bourgeoisie apprend le nationalisme.
Mais les choses, ordinairement, ne se bornent pas au marché. A la lutte vient se mêler la bureaucratie semi-féodale, semi-bourgeoise de la nation dominante, avec ses méthodes de la « poigne et de la défense expresse ». La bourgeoisie d’une nation maîtresse, qu’elle soit petite ou grande, il n’importe, acquiert la possibilité de venir à bout de son concurrent « plus vite » et « plus résolument ». Les « forces » s’unissent, et toute une série de mesures restrictives commencent à s’exercer contre la bourgeoisie « allogène », mesures dégénérant en répression. De la sphère économique, la lutte est reportée dans la sphère politique. La restriction de la liberté de déplacement, les entraves à l’usage de la langue, la restriction des droits électoraux, la réduction du nombre des écoles, les entraves à l’exercice de la religion, etc., pleuvent dru sur la tête du « concurrent ». Certes, de telles mesures ne servent pas seulement les intérêts des classes bourgeoises de la nation maîtresse, mais aussi les buts spécifiques, les buts de caste, pour ainsi dire, de la bureaucratie régnante. Mais au point de vue des résultats, cela est absolument indifférent : les classes bourgeoises et la bureaucratie marchent en l’occurrence la main dans la main, qu’il s’agisse de l’Autriche-Hongrie ou de la Russie, peu importe.
Pressée de toutes parts, la bourgeoisie de la nation opprimée entre naturellement en mouvement. Elle en appelle à « son peuple » et commence à invoquer à grands cris la « patrie », faisant passer sa propre cause pour celle du peuple entier. Elle recrute pour elle-même une armée parmi ses « compatriotes » dans l’intérêt… de la « patrie ». Et le « peuple » ne reste pas toujours indifférent aux appels, il se rassemble autour de son drapeau : la répression d’en haut l’atteint, lui aussi, et provoque son mécontentement.
C’est ainsi que commence le mouvement national.
La force du mouvement national est fonction du degré de participation à ce mouvement des vastes couches de la nation, du prolétariat et de la paysannerie.
Le prolétariat se rangera-t-il sous le drapeau du nationalisme bourgeois, cela dépend du degré de développement des contradictions de classe, de la conscience et de l’organisation du prolétariat. Le prolétariat conscient possède son propre drapeau éprouvé, et point n’est besoin pour lui de se ranger sous le drapeau de la bourgeoisie.
En ce qui concerne les paysans, leur participation au mouvement national dépend avant tout du caractère de la répression. Si la répression heurte les intérêts de la « terre », comme ce fut le cas en Irlande, les grandes masses de paysans se rangent aussitôt sous le drapeau du mouvement national.
D’un autre côté, si, par exemple en Géorgie, il n’y a pas de nationalisme anti-russe tant soit peu sérieux, c’est d’abord parce qu’il n’y a point là-bas de grands propriétaires fonciers russes ou de grosse bourgeoisie russe, qui pourraient alimenter un tel nationalisme dans les masses. Il existe en Géorgie un nationalisme antiarménien, mais c’est parce qu’il y a encore là-bas, une grande bourgeoisie arménienne qui, battant la petite bourgeoisie géorgienne non encore affermie, pousse cette dernière au nationalisme anti-arménien.
Suivant ces facteurs, le mouvement national ou bien prend un caractère de masse, en gagnant toujours du terrain (Irlande, Galicie), ou bien il se transforme en une suite de petites échauffourées et dégénère en scandale et « lutte » pour les enseignes de boutiques (certaines petites villes de Bohême).
Le contenu du mouvement national ne peut, évidemment, pas être le même partout : il dépend entièrement des revendications diverses formulées par le mouvement. En Irlande, le mouvement revêt un caractère agraire ; en Bohême, un caractère de « langue » ; ici, on réclame l’égalité civile et la liberté confessionnelle ; là, ses fonctionnaires « à soi » ou une Diète à soi. Les revendications diverses laissent entrevoir souvent des traits divers caractérisant la nation en général (langue, territoire, etc.). Chose à retenir, c’est que nulle part on ne trouve la revendication concernant l’universel « caractère national » bauerien. Et cela se conçoit : le « caractère national », pris en lui-même, est insaisissable, et, comme l’a justement fait remarquer I. Strasser, « on ne saurait s’en servir pour faire de la politique ». (Voir son Der Arbeiter und dit Nation, 1912, p. 33.)
Tels sont, en somme, les formes et le caractère du mouvement national.
De ce qui précède, il résulte nettement que la lutte nationale dans les conditions du capitalisme ascendant, est une lutte des classes bourgeoises entre elles. Parfois, la bourgeoisie réussit à entraîner dans le mouvement national le prolétariat, et alors la lutte nationale prend, en apparence, un caractère « populaire général », mais rien qu’en apparence. Dans son essence, elle reste toujours bourgeoise, avantageuse et souhaitable principalement pour la bourgeoisie.
Mais il ne s’ensuit nullement que le prolétariat ne doit pas lutter contre la politique d’oppression des nationalités.
Les restrictions à la liberté de déplacement, la privation des droits électoraux, les entraves à l’usage de la langue, la réduction du nombre des écoles et autres mesures répressives atteignent les ouvriers autant que la bourgeoisie, sinon davantage. Une telle situation ne peut que freiner le libre développement des forces spirituelles du prolétariat des nations assujetties. On ne peut parler sérieusement du plein développement des dons spirituels de l’ouvrier tatar ou juif, alors qu’on ne lui permet pas d’user de sa langue maternelle dans les réunions et les conférences, alors qu’on lui ferme ses écoles.
Mais la politique de répression nationaliste est, d’un autre côté encore, dangereuse pour la cause du prolétariat. Elle détourne l’attention des grandes couches de la population des questions sociales, des questions de lutte de classe, vers les questions nationales, vers les questions « communes » au prolétariat et à la bourgeoisie. Et cela crée un terrain favorable pour prêcher le mensonge de l’« harmonie des intérêts », pour estomper les intérêts de classe du prolétariat, pour asservir moralement les ouvriers. Ainsi, une barrière sérieuse est dressée devant l’œuvre d’unification des ouvriers de toutes les nationalités. Si une partie considérable des ouvriers polonais demeure jusqu’ici moralement asservie par les nationalistes bourgeois ; si elle demeure jusqu’ici à l’écart du mouvement ouvrier international, c’est surtout parce que la politique séculaire anti-polonaise des « détenteurs du pouvoir » prête le terrain à une telle servitude, rend difficile l’affranchissement des ouvriers de cette servitude.
Mais la politique de répression ne s’en tient pas là. Du « système » d’oppression elle passe souvent au « système » d’excitation des nations l’une contre l’autre, au « système » de massacres et de pogroms. Evidemment, ce dernier n’est pas toujours ni partout possible, mais là où il est possible — en l’absence des libertés élémentaires — il prend souvent des proportions effrayantes, menaçant de noyer dans le sang et les larmes l’œuvre de rassemblement des ouvriers. Le Caucase et la Russie méridionale en fournissent nombre d’exemples. « Diviser pour régner », tel est le but de la politique d’excitation. Et dans la mesure où une telle politique réussit, elle constitue le plus grand mal pour le prolétariat, un obstacle des plus sérieux à l’œuvre de rassemblement des ouvriers de toutes les nationalités composant l’Etat.
Mais les ouvriers sont intéressés à la fusion complète de tous leurs camarades en une seule armée internationale, à leur prompte et définitive libération de la servitude morale à l’égard de la bourgeoisie, au total et libre développement des forces morales de leurs compagnons, à quelque nation qu’ils appartiennent.
Aussi, les ouvriers luttent-ils et continueront-ils de lutter contre la politique d’oppression des nations sous toutes ses formes, depuis les plus subtiles jusqu’aux plus brutales, de même que contre la politique d’excitation sous toutes ses formes.
Aussi, la social-démocratie de tous les pays proclame-t-elle le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire : seule la nation elle-même a le droit de décider de son, sort, nul n’a le droit de s’immiscer par la force dans la vie de la nation, de détruire ses écoles et autres institutions, de briser ses us et coutumes, d’entraver l’usage de sa langue, d’amputer ses droits.
Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie soutiendra toutes les coutumes et institutions possibles et imaginables de la nation. Luttant contre les violences exercées sur la nation, elle ne défendra que le droit de la nation à décider elle-même de son sort, tout en faisant de l’agitation contre les coutumes et institutions nocives de cette nation, afin de permettre aux couches laborieuses de ladite nation de s’en affranchir.
Le droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire que la nation peut s’organiser comme bon lui semble. Elle a le droit d’organiser sa vie suivant les principes de l’autonomie. Elle a le droit de lier, avec les autres nations, des rapports fédératifs. Elle a le droit de se séparer complètement. La nation est souveraine, et toutes les nations sont égales en droits.
Cela ne veut pas dire assurément que la social-démocratie défendra n’importe quelle revendication de la nation. La nation a le droit de retourner même à l’ancien ordre de choses, mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie souscrira à une semblable décision de telle ou telle institution de la nation envisagée. Les devoirs de la social-démocratie qui défend les intérêts du prolétariat, et les droits de la nation constituée par diverses classes sont deux choses différentes.
Luttant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, la social-démocratie s’assigne pour but de mettre un terme à la politique d’oppression de la nation, de la rendre impossible et de saper ainsi la lutte des nations, de l’émousser, de la réduire au minimum.
C’est ce qui distingue essentiellement la politique du prolétariat conscient de la politique de la bourgeoisie, qui cherche à approfondir et amplifier la lutte nationale, à poursuivre et accentuer le mouvement national.
C’est pour cela précisément que le prolétariat conscient ne peut se ranger sous le drapeau « national » de la bourgeoisie.
C’est pour cela précisément que la politique dite d’ « évolution nationale », préconisée par Bauer, ne peut devenir la politique du prolétariat. La tentative de Bauer d’identifier sa politique d’ « évolution nationale » avec la politique de « la classe ouvrière moderne » (Cf. le livre de Bauer, p, 166.) est une tentative visant à adapter la lutte de classe des ouvriers à la lutte des nations.
Les destinées du mouvement national, bourgeois quant à son fond, sont naturellement liées au sort de la bourgeoisie. La chute définitive du mouvement national n’est possible qu’avec la chute de la bourgeoisie. La paix totale ne peut être instaurée que sous le règne du socialisme. Mais réduire la lutte nationale au minimum, la saper à la racine, la rendre au maximum inoffensive pour le prolétariat — cela est possible aussi dans le cadre du capitalisme. Témoin, ne fût-ce que l’exemple de la Suisse et de l’Amérique. Pour cela, il faut démocratiser le pays et permettre aux nations de se développer librement.
La nation a le droit de décider librement de son sort. Elle a le droit de s’établir comme bon lui semble, sans empiéter, bien entendu, sur les droits des autres nations. Cela est indiscutable.
Mais comment précisément doit-elle s’organiser, quelles formes doit épouser sa future constitution, si l’on tient compte des intérêts de la majorité de la nation et, avant tout, du prolétariat ?
La nation a le droit d’établir son autonomie, elle a le droit même de se séparer. Mais cela ne veut pas encore dire qu’elle doive le faire quelles que soient les conditions ; que l’autonomie ou la séparation seront toujours et partout avantageuses à la nation, c’est-à dire à sa majorité, c’est-à-dire aux couches travailleuses. Les Tatars transcaucasiens, en tant que nation, peuvent se réunir, disons, à leur Diète, et, soumis à l’influence de leurs beks et moulahs, rétablir chez eux l’ancien ordre de choses, décider leur séparation d’avec l’Etat. Conformément au paragraphe relatif à la libre disposition, ils en ont pleinement le droit. Mais cela sera-t-il conforme à l’intérêt des couches travailleuses de la nation tatar ? La social-démocratie peut-elle voir avec indifférence les beks et les moulahs mener derrière eux les masses dans la solution de la question nationale ? La social-démocratie ne doit-elle pas se mêler de l’affaire et influer dans un sens précis sur la volonté de la nation ? Ne doit-elle pas formuler, pour résoudre la question, un plan concret, le plus avantageux pour les masses tatars ?
Mais quelle est la solution la plus compatible avec les intérêts des masses travailleuses ? Est-ce l’autonomie, la fédération ou la séparation ?
Autant de problèmes dont la solution dépend des conditions historiques concrètes entourant la nation donnée.
Bien plus. Les conditions comme toutes choses se modifient, et une solution juste pour un moment donné peut s’avérer tout à fait inacceptable pour un autre moment.
Au milieu du XIXe siècle, Marx fut partisan de la séparation de la Pologne russe, et il avait raison parce qu’alors il s’agissait d’affranchir une culture supérieure d’une culture inférieure qui la détruisait. Et la question se posait à ce moment non pas seulement en théorie, non pas de façon académique, mais dans la pratique, dans la vie même…
A la fin du XIXe siècle, les marxistes polonais se prononcent déjà contre la séparation de la Pologne, et ils ont raison à leur tour, puisque durant les cinquante dernières années, des changements profonds étaient survenus dans le sens d’un rapprochement économique et culturel de la Russie et de la Pologne. En outre, pendant cette période, le problème de la séparation était devenu d’objet pratique qu’il avait été, un objet de discussions académiques, qui ne passionnaient sans doute que les intellectuels à l’étranger. Cela n’exclut pas, bien entendu, la possibilité de certaines conjonctures intérieures et extérieures, où le problème de la séparation de la Pologne peut à nouveau s’inscrire à l’ordre du jour.
Il s’ensuit que la solution de la question nationale n’est possible qu’en rapport avec les conditions historiques considérées dans leur développement.
Les conditions économiques, politiques et culturelles entourant la nation donnée, telle est la clé unique pour résoudre la question de savoir comment, précisément, telle ou telle nation doit s’organiser, quelles formes doit revêtir sa future Constitution. Il est possible qu’une solution particulière de la question s’impose pour chaque nation. Où il est nécessaire de poser dans un sens dialectique le problème, c’est bien ici, dans la question nationale.
Cela étant, nous devons nous prononcer résolument contre un moyen très répandu, mais aussi très simpliste de « résoudre » la question nationale, moyen dont l’origine remonte au Bund. Nous parlons de la méthode facile consistant à se référer à la social-démocratie autrichienne et à la social-démocratie des Slaves méridionaux [La social-démocratie des Slaves méridionaux milite dans le Sud de l’Autriche.], qui, elles, auraient déjà résolu la question nationale et auxquelles, les social-démocrates russes devraient simplement emprunter la solution. Avec cela, on présume que tout ce qui est, disons, juste pour l’Autriche, l’est aussi pour la Russie. On perd de vue le plus important et le plus décisif en ce cas : les conditions historiques concrètes existant en Russie, en général, et dans la vie de chaque nation prise à part, au sein de la Russie, en particulier.
Ecoutez, par exemple, le bundiste connu V. Kossovski :
« Lorsqu’au IVe congrès du Bund on discuta le côté principe de la question [il s’agit de la question nationale. J.S.], la solution du problème proposée par un des délégués dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux obtint l’approbation générale. » (Voir V. Kossovski : les Questions de nationalité, p. 16-17, 1907.)
[Le IVe congrès du Bund se tint fin avril 1901, à Biélostok. Le congrès proclama que « la notion de « nationalité » est applicable aussi au peuple juif » ; que la Russie doit se transformer en une fédération de nationalités avec une autonomie totale pour chacune d’elles, indépendamment du territoire qu’elles occupent ; il formula, à la place de son ancienne revendication de l’égalité civique, le mot d’ordre de l’égalité nationale et exigea la réorganisation du P.O.S.D.R. sur des bases fédératives. Ces résolutions, aussi bien que la revendication formulée à ce congrès et soutenue ensuite dans la presse du Bund, relative à l’ « autonomie culturelle-nationale », provoquèrent, comme on le sait, une violente polémique contre le Bund de la part de l’ancienne Iskra et, notamment, de la part de Lénine (voir ses articles dans les tomes V et VI de ses Œuvres complètes).]
Résultat : « le congrès adopta à l’unanimité… » L’autonomie nationale.
C’est tout ! Ni analyse de la réalité russe, ni examen, des conditions de vie des Juifs en Russie : d’abord on emprunta la solution au Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, puis on « approuva », et puis on « adopta à l’unanimité » ! C’est ainsi que les bundistes posent et « résolvent » la question nationale en Russie…
Cependant, l’Autriche et la Russie présentent des conditions absolument différentes. C’est ce qui explique que la social-démocratie d’Autriche, qui a adopté un programme national à Brünn (1899) [Le congrès de Brünn de la social-démocratie autrichienne siégea du 24 au 29 septembre 1899. Le point central des débats fut la question nationale. Le congrès rejeta le projet de résolution proposé par la social-démocratie des Slaves méridionaux, qui défendait l’idée de l’autonomie culturelle-nationale exterritoriale. Il adopta la résolution proposée par la commission exécutive unifiée (Comité central), demandant l’union des régions nationalement délimitées ; cette résolution fut, de la sorte, un compromis entre les social-démocrates austro-allemands qui défendaient l’idée d’un Etat centralisé, et les social-démocrates slaves-méridionaux, tchèques et autres, qui s’en tenaient à des positions nationalistes. Pour ce qui est de la question d’organisation, le congrès de Brünn alla encore plus loin que le congrès de Wimberg (voir note p. 43), dans la voie de la séparation des groupes social-démocrates nationaux, en faisant également de la direction centrale du Parti un organisme fédératif, composé des comités exécutifs des organisations social-démocrates nationales (allemande, tchèque, polonaise, ruthène [ukrainienne], italienne et slave-méridionale).] dans l’esprit de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux (avec, il est vrai, quelques amendements insignifiants), aborde la question d’une façon, pour ainsi dire, tout à fait non russe et, bien entendu, la résout de même.
Tout d’abord, la façon de poser la question. Comment les théoriciens autrichiens de l’autonomie nationale, les commentateurs du programme national de Brünn et de la résolution du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, Springer et Bauer posent-ils la question ?
« Ici — dit Springer — nous laissons sans réponse la question de savoir si, en général, un Etat de nationalités est possible et si, en particulier, les nationalités autrichiennes sont dans l’obligation de constituer un seul tout politique ; considérons ces questions comme résolues. Pour celui qui n’est pas d’accord avec ladite possibilité et nécessité, notre investigation sera évidemment sans fondement. Notre thème porte : les nations données sont forcées de mener une existence commune ; quelles formes juridiques leur permettront de vivre au mieux ? » (Cf. Sringer : le Problème national, p. 14.) (Souligné par Springer.)
Ainsi, l’unité de l’Etat autrichien comme point de départ.
Même opinion de Bauer :
« Nous partons de cette hypothèse que les nations autrichiennes resteront comme elles le sont actuellement, unies dans l’Etat où elles vivent actuellement, et nous demandons quels seront, dans le cadre de cette union, les rapports des nations entre elles et les rapports de toutes à l’égard de l’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie, p. 399.)
Là encore : l’unité de l’Autriche avant tout.
La social-démocratie russe peut-elle poser ainsi la question ? Non. Et elle ne peut le faire, parce que, dès le début, elle se place au point de vue du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, point de vue selon lequel la nation a le droit de se séparer. Même le bundiste Goldblatt a reconnu au II’ congrès de la social-démocratie russe que cette dernière ne peut renoncer au point de vue de la libre disposition. Voici ce que disait alors Goldblatt :
« On ne peut rien objecter au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Au cas où une nation quelconque lutte pour son indépendance, on ne saurait s’y opposer, Si la Pologne ne veut pas convoler en « justes noces » avec la Russie, ce n’est pas à nous de la gêner. »
Bon. Mais alors il s’ensuit que les points de départ chez les social-démocrates autrichiens et russes, loin d’être identiques, sont, au contraire, diamétralement opposés. Peut-on parler après cela de la possibilité d’emprunter aux Autrichiens leur programme national ?
Poursuivons. Les Autrichiens pensent réaliser la « liberté des nationalités » au moyen de petites réformes, au pas ralenti. Préconisant l’autonomie nationale comme mesure pratique, ils ne comptent nullement sur un changement radical, sur un mouvement démocratique de libération, qu’ils n’ont pas en perspective. Cependant que les marxistes russes, n’ayant pas de raison de compter sur des réformes, rattachent la question de la « liberté des nationalités » à un changement radical probable, au mouvement démocratique de libération. Et cela change essentiellement les choses en ce qui concerne la destinée probable des nations en Russie.
« Bien entendu — dit Bauer — il est peu probable que l’autonomie nationale soit le résultat d’une grande décision, d’une action courageuse, résolue. Pas à pas, l’Autriche marchera à l’autonomie nationale, par un processus lent et pénible, à travers une âpre lutte qui vouera la législation et l’administration à un état de paralysie chronique. Non, ce n’est point par le moyen d’un grand acte législatif, mais par une multitude de lois distinctes, rendues pour des régions, des communes distinctes, que sera établi un nouveau régime juridique d’Etat. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 422.)
Springer affirme la même chose :
« Je sais fort bien — écrit-il — que les institutions de cet ordre [les organismes d’autonomie nationale. J.S.] se créent non pas en un an, ni en une dizaine d’années. La réorganisation de l’administration prussienne, à elle seule, a nécessité une longue période de temps… Il a fallu une vingtaine d’années à la Prusse pour établir définitivement ses principales institutions administratives. Aussi, qu’on n’aille pas croire que j’ignore combien de temps il faudra à l’Autriche et combien elle rencontrera de difficultés. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 281-282.)
Tout cela est très précis. Mais les marxistes russes peuvent-ils ne pas lier la question nationale à l’« action courageuse et résolue » ? Peuvent-ils compter sur les réformes partielles, sur une « multitude de lois distinctes », comme moyen de conquérir la « liberté des nationalités » ? Et s’ils ne peuvent ni ne doivent le faire, ne s’ensuit-il pas clairement que les méthodes de lutte et les perspectives chez les Autrichiens et les Russes sont totalement différentes ? Comment peut-on dans cette situation se limiter à l’autonomie nationale unilatérale et bâtarde des Autrichiens ? De deux choses l’une : ou bien les partisans des emprunts aux programmes ne comptent pas sur l’« action courageuse et résolue », ou bien ils comptent sur celle-ci, mais « ne savent ce qu’ils font ».
Enfin, la Russie et l’Autriche sont placées devant des objectifs immédiats totalement différents, ce qui fait que les méthodes s’imposent, également différentes pour résoudre la question nationale. L’Autriche vit dans les conditions du parlementarisme ; sans Parlement, le développement y est impossible dans les conditions présentes. Mais il n’est pas rare de voir la vie parlementaire et la législation de l’Autriche s’arrêter complètement en raison des conflits violents entre les partis nationaux. C’est ce qui explique la crise politique chronique dont l’Autriche souffre depuis longtemps. Cela étant, la question nationale y constitue le pivot de la vie politique, une question de vie. Aussi n’est-il pas étonnant que les hommes politiques social-démocrates autrichiens s’efforcent de résoudre avant tout, d’une façon ou d’une autre, la question des conflits nationaux, de la résoudre évidemment sur le terrain du parlementarisme déjà existant, par des moyens parlementaires.
Il en va autrement en Russie. En Russie, d’abord, « grâce à Dieu, il n’y a pas de Parlement ». [Paroles prononcées à la Douma d’Etat, le 24 avril 1908, par V. Kokovtsev, ministre des Finances tsariste (plus tard, premier ministre).] En second lieu — et c’est le principal — le pivot de la vie politique de la Russie, ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire. C’est pourquoi les destinées de la question russe et, partant, celles aussi de la « libération » des nations, sont liées en Russie à la solution du problème agraire, c’est-à-dire à l’abolition des vestiges féodaux, c’est-à-dire à la démocratisation du pays. C’est ce qui explique que la question nationale en Russie apparaît, non comme une question indépendante et décisive, mais comme une partie de la question générale et plus importante de l’émancipation du pays.
« La stérilité du Parlement autrichien — écrit Springer — n’est due qu’au fait que chaque réforme engendre, au sein des partis nationaux, des contradictions qui en détruisent la cohésion, et c’est pourquoi les chefs des partis évitent soigneusement tout ce qui sent les réformes. Le progrès de l’Autriche n’est concevable, en général, que dans le cas où les nations se verraient attribuer des positions juridiques imprescriptibles ; cela les dispenserait de la nécessité d’entretenir dans le Parlement des détachements de combat permanents et leur permettrait d’entreprendre la solution des problèmes économiques et sociaux. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 36.)
Même opinion de Bauer :
« La paix nationale est avant tout nécessaire à l’Etat. L’Etat ne saurait aucunement tolérer que la législation soit suspendue pour cette question éminemment stupide qu’est celle de la langue, pour la moindre dispute de gens excités sur quelque point de la frontière nationale, pour chaque école nouvelle. » (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 401.)
Tout cela est compréhensible. Mais il n’est pas moins compréhensible qu’en Russie la question nationale se pose sur un tout autre plan. Ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire qui décide des destinées du progrès en Russie. La question nationale y est une question subordonnée.
Ainsi, différente est la façon de poser la question, différentes sont les perspectives et les méthodes de lutte, différentes les tâches immédiates. N’est-il pas clair que, devant cet état de choses, seuls des paperassiers qui « résolvent » la question nationale en dehors de l’espace et du temps peuvent prendre exemple sur l’Autriche et se livrer à des emprunts de programmes ?
Encore une fois : les conditions historiques concrètes comme point de départ, la manière dialectique comme la seule juste manière de poser la question, telle est la clé pour résoudre la question nationale.
Nous avons parlé plus haut du côté formel du programme national autrichien, des principes méthodologiques qui interdisent aux marxistes russes de prendre simplement exemple sur la social-démocratie autrichienne et de faire leur le programme de celle-ci.
Parlons maintenant du programme lui-même, quant au fond.
Ainsi, quel est le programme national des social-démocrates autrichiens ?
Il se traduit par deux mots : autonomie nationale.
Cela signifie, en premier lieu, que l’autonomie est octroyée, disons, non à la Bohème ou à la Pologne, peuplées principalement de Tchèques et de Polonais, mais en général aux Tchèques et aux Polonais, indépendamment du territoire, quelle que soit la région de l’Autriche qu’ils occupent.
Voilà pourquoi cette autonomie est dénommée nationale et non territoriale.
Cela signifie, en second lieu, que, épars sur les divers points de l’Autriche, les Tchèques, les Polonais, les Allemands, etc., considérés individuellement, comme des personnes distinctes, s’organisent en nations et, comme telles, font partie de l’Etat autrichien. L’Autriche formera, dans ce cas, non pas une union de régions autonomes, mais une union de nationalités autonomes, constituées indépendamment du territoire.
Cela signifie, en troisième lieu, que les institutions nationales générales, devant être créées à ces fins pour les Polonais, les Tchèques, etc., auront à traiter non pas des questions « politiques », mais uniquement des problèmes de « culture ». Les questions politiques proprement dites seront concentrées dans le Parlement de l’Autriche tout entière (Reichsrat).
C’est pourquoi cette autonomie est dénommée encore culturelle, culturelle-nationale.
Et voici le texte du programme adopté par la social-démocratie autrichienne au congrès de Brünn, en 1899. (Voté également par les représentants du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux. Voir les Débats sur la question nationale au congrès du Parti à Brünn, 1906, p. 72.)
Après avoir mentionné que les « différends nationaux en Autriche mettent obstacle au progrès politique », que « la solution définitive du problème national… est, avant tout, une nécessité culturelle », que « la solution n’est possible que dans une société véritablement démocratique, basée sur le suffrage universel, direct et égal », le programme poursuit :
« Le maintien et le développement des particularités nationales [Dans la traduction russe de M. Panine (voir le livre de Bauer traduit par Panine), au lieu des « particularités nationales », il est dit « individualités nationales ». Panine a donné une traduction erronée de ce passage ; dans le texte allemand ne figure pas le mot « individualité », mais on y parle de « nationalen Eigenart », c’est-à-dire de particularités, ce qui est loin d’être la même chose.] des peuples d’Autriche ne sont possibles qu’avec la complète égalité de droits et l’absence de toute oppression. Aussi doit-on avant tout rejeter le système du centralisme bureaucratique d’Etat, de même que les privilèges féodaux des différents territoires.
Dans ces conditions, et seulement dans ces conditions, pourra s’instaurer en Autriche l’ordre national, au lieu des dissensions nationales, et cela sur les bases suivantes :
1. L’Autriche doit être réorganisée en un Etat représentant l’union démocratique des nationalités.
2. Au lieu des territoires historiques de la couronne, doivent être constituées des corporations autonomes délimitées nationalement, dans chacune desquelles la législation et l’administration se trouveraient aux mains de Chambres nationales élues au suffrage universel, direct et égal.
3. Les régions autonomes d’une seule et même nation forment ensemble une union nationale unique, qui règle toutes ses affaires nationales d’une façon parfaitement autonome.
4. Les droits des minorités nationales sont garantis par une loi spéciale rendue par le Parlement d’Empire.
Le programme se termine par un appel à la solidarité de toutes les nations d’Autriche. (Cf. Verhandlungen des Gesamtparteitages, à Brünn, 1899.)
Il n’est pas difficile de remarquer que ce programme a gardé certaines traces de « territorialisme », mais, dans l’ensemble, il formule l’autonomie nationale. Ce n’est pas sans raison que Springer, le premier agitateur en faveur de l’autonomie nationale, l’accueille d’enthousiasme. (Cf. Springer : le Problème national, p. 286.) Bauer, aussi, y souscrit, en le qualifiant de « victoire théorique » (Cf. la Question nationale, p. 549.) de l’autonomie nationale ; seulement, pour plus de clarté, il propose de remplacer le point 4 par une formule plus précise, affirmant la nécessité de « constituer la minorité nationale dans chaque région autonome en une corporation juridique publique », pour gérer les affaires scolaires et autres ayant trait à la culture. (Cf. Idem, p. 555.)
Tel est le programme national de la social-démocratie autrichienne.
Examinons ses bases scientifiques.
Voyons comment la social-démocratie autrichienne défend l’autonomie nationale prêchée par elle.
Adressons-nous aux théoriciens de cette dernière, à Springer et à Bauer.
Le point de départ de l’autonomie nationale est la conception de la nation comme union d’individus, indépendante d’un territoire déterminé.
La nationalité, d’après Springer, ne se trouve en aucune liaison essentielle avec le territoire ; les nations sont des unions de personnes autonomes. (Cf. Springer : le Problème national, p. 19.)
Bauer parle également de la nation comme d’une « communauté de personnes », qui « ne bénéficie pas d’une domination exceptionnelle dans telle région déterminée ». (Cf. la Question nationale, p. 286.)
Mais les individus formant la nation ne vivent pas toujours en une seule masse compacte ; ils se divisent souvent en groupes qui, sous cet aspect, s’incrustent dans des organismes nationaux étrangers. C’est le capitalisme qui les pousse dans diverses régions et villes, à la recherche d’un gagne-pain. Mais en pénétrant dans des régions nationales étrangères où ils constituent des minorités, ces groupes ont à souffrir, de la part des majorités nationales locales, des entraves à l’usage de leur langue, aux écoles, etc. D’où les conflits nationaux. D’où le caractère « impropre » de l’autonomie territoriale. La seule issue à cette situation, selon Springer et Bauer, c’est d’organiser les minorités de telle nationalité, éparses sur divers points de l’Etat, en une seule union nationale comprenant toutes les classes. Seule une telle union pourrait défendre, selon eux, les intérêts culturels des minorités nationales ; elle seule est capable de mettre fin aux dissensions nationales.
« Il est nécessaire — dit Springer — de donner aux nationalités une organisation rationnelle, de les doter de droits et de devoirs… » (Cf. le Problème national, p. 74.) Evidemment, « la loi est facile à créer, mais exerce-t-elle l’action que l’on en attend ? »… « Si l’on veut créer une loi pour les nations, il importe, avant tout, de créer les nations elles-mêmes… » (Cf. Idem, p. 88-89.) « Sans constituer de nationalités, il est impossible de créer le droit national et de faire cesser les dissensions nationales ». (Cf. Idem., p. 89.)
Bauer se prononce dans le même sens quand il formule comme « revendication de la classe ouvrière » la « constitution des minorités en corporations juridiques publiques sur la base du principe personnel ». (Cf. la Question nationale, p. 552.)
Mais comment organiser les nations ? Comment déterminer l’appartenance d’un individu à telle ou telle nation ?
« Cette appartenance — dit Springer — est établie par des matricules nationaux ; chaque individu habitant la région doit déclarer son appartenance à une nation quelconque. » (Cf. le Problème national, p. 226.)
« Le principe personnel — dit Bauer — suppose que la population se divisera par nationalités… sur la base des déclarations librement faites par les citoyens majeurs », c’est pour cela justement que « doivent être établis des cadastres nationaux. » (Cf. la Question nationale, p. 368.)
Et plus loin :
« Tous les Allemands — dit Bauer — dans les régions nationales homogènes, puis tous les Allemands portés sur les cadastres nationaux des régions mixtes, constituent la nation allemande et élisent un conseil national. » (Cf. Idem, p. 375.)
Il faut en dire autant des Tchèques, des Polonais, etc.
« Le conseil national — d’après Springer — est un Parlement culturel-national, auquel il appartient d’établir les lois fondamentales et d’approuver les moyens nécessaires pour pourvoir à l’œuvre scolaire nationale, à la littérature nationale, aux arts et aux sciences, pour créer des académies, des musées, des galeries, des théâtres, etc. » (Cf. le Problème national, p. 234.)
Telles sont l’organisation de la nation et l’institution centrale de cette dernière.
En créant de telles institutions comprenant toutes les classes, le Parti social-démocrate autrichien cherche, selon Bauer, à
« faire de la culture nationale… le patrimoine du peuple entier et, par ce seul moyen possible, à souder tous les membres de la nation en une communauté nationale-culturelle. » (Cf. la Question nationale, p. 553.) (souligné par nous. J. S.).
On pourrait croire que tout cela ne concerne que l’Autriche. Mais Bauer n’est pas d’accord sur ce point. Il affirme résolument que l’autonomie nationale est obligatoire aussi dans les autres Etats composés, comme l’Autriche, de plusieurs nationalités.
« A la politique nationale des classes possédantes, à la politique de conquête du pouvoir dans l’Etat de nationalités, le prolétariat de toutes ces nations oppose, selon Bauer, sa revendication de l’autonomie nationale. » (Cf. la Question nationale, p. 337.)
Puis, substituant insensiblement l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes, Bauer poursuit :
« C’est ainsi que l’autonomie nationale, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, devient inévitablement le programme constitutionnel du prolétariat de toutes les nations habitant l’Etat de nationalités. » (Idem, p. 333.)
Mais il va encore plus loin. Il croit fermement que les « unions nationales » comprenant toutes les classes, constituées » par lui et par Springer, serviront en quelque sorte de prototype à la future société socialiste. Car il sait que « l’ordre social socialiste… démembrera l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Idem, p. 555.), qu’en régime socialiste se fera le « groupement de l’humanité en des sociétés nationales autonomes » (Idem., p. 556.) ; que, « de cette façon, la société socialiste offrira sans aucun doute un tableau, bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » (Idem., p. 543.) ; que, par conséquent, « le principe socialiste de la nationalité est la synthèse suprême du principe national et de l’autonomie nationale ». (Idem., p. 542.)
Cela suffit, je pense…
Tel est le fondement donné à l’autonomie nationale dans les ouvrages de Bauer et de Springer.
Ce qui saute aux yeux, tout d’abord, c’est la substitution absolument incompréhensible, et que rien ne justifie, de l’autonomie nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. De deux choses l’une : ou bien Bauer n’a pas compris ce qu’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ou bien, l’ayant compris, il le restreint consciemment, on ne sait dans quel but. Car il n’est pas douteux que : a) l’autonomie nationale implique l’unité de l’Etat de nationalités, tandis que le droit des nations à disposer d’elles-mêmes sort du cadre de cette unité ; b) la libre disposition confère à la nation la plénitude des droits, tandis que l’autonomie nationale ne lui confère que les droits « culturels ». Premier point.
En second lieu, une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures apparaît parfaitement possible dans l’avenir, où telle ou telle nationalité se décidera à quitter l’Etat de nationalités, l’Autriche, par exemple : les social-démocrates ruthènes n’ont-ils pas déclaré au congrès du Parti, à Brünn, qu’ils sont prêts à unir les « deux parties » de leur peuple en un tout unique ? (Débats sur la question nationale au congrès du Parti de Brünn, p. 48.) Que devient alors l’autonomie nationale, « inévitable pour le prolétariat de toutes les nations » ?
Qu’est-ce que cette « solution » du problème qui fait tenir mécaniquement les nations sur le lit de Procuste de l’unité de l’Etat ?
Ensuite. L’autonomie nationale contredit tout le cours du développement des nations. Elle formule le mot d’ordre de l’organisation des nations, mais peut-on les souder artificiellement si la vie, si le développement économique en détache des groupes entiers qu’il disperse dans diverses régions ? Il n’est pas douteux qu’aux premiers stades du capitalisme, les nations tendent à se grouper. Mais il n’est pas douteux non plus qu’aux stades supérieurs du capitalisme commence le processus de dispersion des nations, le processus de séparation d’avec les nations, de toute une série de groupes qui s’en vont à la recherche d’un gagne-pain et qui, ensuite, émigrent définitivement vers d’autres régions de l’Etat ; ce faisant, les émigrants perdent leurs anciennes relations, en acquièrent de nouvelles dans les lieux nouveaux, s’assimilent, de génération en génération, des mœurs et goûts nouveaux, et peut-être aussi une langue nouvelle.
On se demande : est-il possible de réunir de tels groupes dissociés les uns des autres en une seule union nationale ? Où sont ces anneaux miraculeux à l’aide desquels il serait possible d’unir ce qu’on ne peut unir ? Est-il concevable de « resserrer en une seule nation », par exemple, les Allemands des pays de la Baltique et de la Transcaucasie ? Si tout cela est inconcevable et impossible, qu’est-ce qui distingue, en ce cas, l’autonomie nationale de l’utopie des nationalistes du passé, qui tentaient de faire tourner à rebours la roue de l’histoire ?
Mais la cohésion et l’unité de la nation ne décroissent pas seulement par suite de la migration. Elles décroissent encore du dedans, par suite de l’aggravation de la lutte de classes. Aux premiers stades du capitalisme, on peut encore parler de la « communauté culturelle » du prolétariat et de la bourgeoisie. Mais avec le développement de la grosse industrie et l’aggravation de la lutte de classes, la « communauté » commence à fondre. On ne saurait parler sérieusement de la « communauté culturelle » d’une nation lorsque les patrons et les ouvriers d’une seule et même nation cessent de se comprendre mutuellement. De quelle « communauté du sort » peut-il être question quand la bourgeoisie a soif de guerre, tandis que le prolétariat déclare la « guerre à la guerre » ? Peut-on avec de tels éléments opposés organiser une seule union nationale de toutes les classes ? Peut-on après cela parler de « rassemblement de tous les membres d’une nation en une communauté nationale culturelle » ? (Cf. Bauer : la Question nationale, p. 553.) Ne s’ensuit-il pas clairement que l’autonomie nationale contredit tout le cours de la lutte de classes ?
Mais admettons une minute que le mot d’ordre : « Organisez la nation » soit un mot d’ordre réalisable. On peut encore comprendre les parlementaires nationalistes bourgeois qui s’efforcent d’« organiser » la nation pour recueillir des voix supplémentaires. Mais depuis quand les social-démocrates se préoccupent-ils d’« organiser » la nation, de « constituer » des nations, de « créer » des nations ?
Qu’est-ce que ces social-démocrates qui, à l’époque d’une aggravation extrême de la lutte de classes, organisent des unions nationales de toutes les classes ? Jusqu’ici, la social-démocratie autrichienne — comme tout autre — avait une seule tâche : organiser le prolétariat. Mais cette tâche a évidemment « vieilli ». Aujourd’hui, Springer et Bauer posent une tâche « nouvelle », plus intéressante : « créer », « organiser » la nation.
Au reste, la logique oblige : quiconque a accepté l’autonomie nationale doit accepter aussi cette tâche « nouvelle » ; mais accepter cette dernière, c’est abandonner la position de classe, c’est s’engager dans la voie du nationalisme.
L’autonomie nationale de Springer et de Bauer est une espèce raffinée du nationalisme.
Et ce n’est nullement par hasard que le programme national des social-démocrates autrichiens fait un devoir de prendre soin du « maintien et du développement des particularités nationales des peuples ». Pensez donc : « maintenir » des « particularités nationales » des Tatars transcaucasiens, telles que l’auto-flagellation pendant les fêtes de « Chakhséi-Vakhséi » ! « Développer » des « particularités nationales » des Géorgiens, telles que le « droit de vengeance » !…
Un point comme celui-là est tout indiqué dans un programme bourgeois-nationaliste avéré, et s’il s’est trouvé dans le programme des social-démocrates autrichiens, c’est parce que l’autonomie nationale tolère des points comme ceux-là et qu’elle ne les contredit pas.
Mais ne convenant pas à la société actuelle, l’autonomie nationale convient encore moins à la société socialiste future.
La prophétie de Bauer sur le « démembrement de l’humanité en sociétés nationalement délimitées » (Voir le début de ce chapitre.) est démentie par tout le cours du développement de l’humanité contemporaine. Les cloisons nationales ne s’affermissent pas, mais se désagrègent et tombent.
Dès 1840-1850, Marx disait que « déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus… », que « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». (Ces passages sont empruntés au chapitre II (« Prolétaires et communistes ») du Manifeste du Parti communiste de K. Marx et F. Engels, p. 25. Editions Sociales, Paris, 1947.) Le développement ultérieur de l’humanité avec son progrès gigantesque de la production capitaliste, avec son déplacement de nationalités et le rassemblement d’individus sur des territoires toujours plus vastes, confirme nettement l’idée de Marx.
Le désir de Bauer de présenter la société socialiste sous l’aspect d’« un tableau bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi que de corporations territoriales » est une timide tentative de substituer à la conception marxiste du socialisme la conception réformée de Bakounine. L’histoire du socialisme montre que toutes les tentatives de ce genre recèlent des éléments d’une faillite certaine.
Nous ne parlons même pas de ce « principe socialiste de la nationalité », vanté par Bauer, et qui, à notre avis, substitue au principe socialiste de la lutte de classes le principe bourgeois de la « nationalité ». Si l’autonomie nationale part d’un tel principe douteux, il est nécessaire de reconnaître qu’elle ne peut être que préjudiciable au mouvement ouvrier.
Ce nationalisme, il est vrai, n’est pas si limpide, car il est habilement masqué sous des phrases socialistes, mais il est d’autant plus nuisible pour le prolétariat. On peut toujours venir à bout du nationalisme ouvertement déclaré ; il n’est pas difficile de le discerner. Bien plus difficile est la lutte contre le nationalisme masqué et méconnaissable sous son masque. Couvert de la cuirasse du socialisme, il est moins vulnérable et plus vivace. Or, vivant parmi les ouvriers, il empoisonne l’atmosphère, en propageant les idées nocives de la méfiance réciproque et de l’isolement des ouvriers des diverses nationalités.
Mais le préjudice de l’autonomie nationale ne s’arrête pas là. Celle-ci prépare le terrain non seulement pour isoler les nations, mais encore pour morceler le mouvement ouvrier unique. L’idée de l’autonomie nationale crée des prémices psychologiques pour la division du parti ouvrier unique en partis distincts, construits par nationalités. Après le Parti, ce sont les syndicats qui se morcellent, et il en résulte un isolement complet. C’est ainsi que le mouvement de classe unique se brise pour former de petits ruisseaux nationaux distincts.
L’Autriche, patrie de l’« autonomie nationale », offre les plus tristes exemples de ce phénomène. Le Parti social-démocrate autrichien, autrefois unique, avait commencé à se morceler en partis distincts dès 1897 (congrès du Parti deWimberg). [Le congrès de Vienne (ou de Wimberg, du nom de l’hôtel où il tint ses assises) du Parti social-démocrate autrichien eut lieu du 6 au 12 juin 1897. A ce congrès, le Parti jusque-là uni fut démembré en six groupes social-démocrates nationaux indépendants (allemand, tchèque, polonais, ruthène (ukrainien), italien et slave-méridional), unis simplement par un congrès général et un Comité central commun.] Après le congrès du Parti de Brünn (1899), qui adopta l’autonomie nationale, le morcellement s’accentua encore. Enfin, les choses en sont arrivées au point qu’au lieu d’un parti international unique, il en existe maintenant six nationaux, dont le Parti social-démocrate tchèque qui ne veut même pas avoir affaire à la social-démocratie allemande.
Mais aux Partis sont liés les syndicats. En Autriche, dans les uns comme dans les autres, le principal travail est accompli par les mêmes ouvriers social-démocrates. Aussi pouvait-on craindre que le séparatisme au sein du Parti conduirait au séparatisme dans les syndicats, que ces derniers se scinderaient également. C’est ce qui s’est produit : les syndicats se sont également divisés par nationalités. Maintenant il n’est pas rare de voir les choses en venir au point que les ouvriers tchèques brisent la grève des ouvriers allemands ou participent aux élections municipales avec les bourgeois tchèques contre les ouvriers allemands.
On voit ainsi que l’autonomie nationale ne résout pas la question nationale. Bien plus : elle l’aggrave et l’embrouille, en créant un terrain favorable à la destruction de l’unité du mouvement ouvrier, à la séparation des ouvriers par nationalités, au renforcement des frictions entre eux.
Telle est la moisson de l’autonomie nationale.
Nous avons dit plus haut que Bauer, qui reconnaît que l’autonomie nationale est nécessaire pour les Tchèques, les Polonais, etc., se prononce néanmoins contre une telle autonomie pour les Juifs. A la question : « La classe ouvrière doit-elle réclamer l’autonomie pour le peuple juif ? », Bauer répond que « l’autonomie nationale ne peut être la revendication des ouvriers juifs ». (Cf. la Question nationale, p. 381, 396.) La raison, selon Bauer, c’est que « la société capitaliste ne leur permet pas [aux Juifs. J.S.] de se conserver en tant que nation ». (Cf. Idem, p. 389.)
Bref : la nation juive cesse d’exister. Par conséquent, pour qui demanderait-on l’autonomie nationale ? Les Juifs s’assimilent.
Ce point de vue sur la destinée des Juifs, en tant que nation, n’est pas nouveau. Marx l’a émis déjà dans les années 1840-1850 [Cf. sa Contribution à la question juive, 1906. (J.S.) Allusion à l’article de K. Marx : Zur Judenfrage (« Contribution à la question juive »), publié en 1844 dans les Deutsch- Französische Jahrbücher (« Annales franco-allemandes »), où Marx polémisait avec le chef des radicaux libres penseurs allemands, Bruno Bauer, L’article parut à plusieurs reprises, traduit en russe, sous forme de brochure. Voir l’article au tome I des Œuvres de K. Marx et de F. Engels, édition de l’Institut Marx-Engels, 1928. En français, voir : Karl Marx : OEuvres philosophiques, tome I, p. 163-214, A Costes, Paris, 1927.], songeant principalement aux Juifs allemands. Kautsky l’a repris en 1903 (Cf. son Massacre de Kichinev et la question juive, 1906.), en ce qui concerne les Juifs russes.
Aujourd’hui, c’est Bauer qui le reprend au sujet des Juifs autrichiens, avec cette différence toutefois qu’il nie non le présent, mais l’avenir de la nation juive.
L’impossibilité de la conservation des Juifs en tant que nation, Bauer l’explique par le fait que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation ». (Cf. la Question nationale, p. 388.) Cette explication, juste quant au fond, n’exprime cependant pas toute la vérité. La raison en est, avant tout, que parmi les Juifs il n’existe pas de large couche stable, liée à la terre, qui cimenterait naturellement la nation, non seulement comme son ossature, mais encore comme marché « national ». Sur 5-6 millions de Juifs russes, 3 ou 4 % seulement sont liés, d’une façon ou d’une autre, à l’agriculture. Les 96 % restants sont occupés dans le commerce, l’industrie, les institutions urbaines et vivent généralement dans les villes ; au surplus, dispersés à travers la Russie, ils ne forment la majorité dans aucune province.
Ainsi, incrustés en tant que minorités nationales, dans les régions peuplées d’autres nationalités, les Juifs desservent principalement les nations « étrangères », en qualité d’industriels et de commerçants, en qualité de gens exerçant des professions libérales, et ils s’adaptent naturellement aux « nations étrangères » sous le rapport de la langue, etc. Tout cela, avec le déplacement accru des nationalités, propre aux formes évoluées du capitalisme, mène à l’assimilation des Juifs. La suppression des « zones réservées aux Juifs » ne peut qu’accélérer cette assimilation.
C’est ce qui fait que le problème de l’autonomie nationale pour les Juifs russes prend un caractère un peu singulier : on propose l’autonomie pour une nation dont on nie l’avenir, dont il faut encore démontrer l’existence !
Et, cependant, le Bund s’est placé sur cette position singulière et chancelante, en adoptant, à son Vie congrès (1905) un « programme national » dans l’esprit de l’autonomie nationale. [Le VIe congrès du Bund se tint en octobre 1905 à Zurich (Suisse). A ce congrès, le Bund formula définitivement son programme national, en revendiquant la « création d’institutions juridiques publiques » qui « ne peuvent aboutir qu’à l’autonomie ex-territoriale, sous forme d’autonomie culturelle-nationale », « supposant : 1° le retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.) ; 2° la transmission de ces fonctions à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret ».]
Deux circonstances poussaient le Bund à agir de la sorte.
La première, c’est l’existence du Bund comme organisation des ouvriers social-démocrates juifs, et seulement juifs. Dès avant 1897, les groupes social-démocrates qui militaient parmi les ouvriers juifs, s’assignaient comme but de créer une « organisation ouvrière spécialement juive ». (Cf. Kastelianski, les Formes du mouvement national, etc., p. 772.) C’est en 1897 précisément qu’ils créèrent cette organisation en se groupant dans le Bund. C’était à l’époque où la social-démocratie russe n’existait pas encore de fait comme un tout unique. Depuis, le Bund n’a cessé de croître et de s’étendre, se détachant de plus en plus sur le fond de la grisaille quotidienne de la social-démocratie russe… Mais voici qu’arrivent les années 1900-1910. Le mouvement ouvrier de masse commence. La social-démocratie polonaise se développe, entraînant dans la lutte de masse les ouvriers juifs. La social-démocratie russe se développe, gagnant à soi les ouvriers « bundistes ». Le cadre national du Bund, dépourvu de base territoriale, devient étroit. Une question se pose devant le Bund : ou bien se laisser résorber dans la vague internationale commune, ou bien défendre son existence indépendante, en tant qu’organisation ex-territoriale. Le Bund opte pour cette dernière solution.
C’est ainsi que se crée la « théorie » du Bund, comme « représentant unique du prolétariat juif ».
Mais justifier cette étrange « théorie », d’une façon quelque peu « simple » devient impossible. Il est nécessaire de trouver quelque fondement « de principe », une justification « de principe ». L’autonomie nationale s’est justement trouvée être ce fondement. Le Bund s’en est saisi, en l’empruntant à la social-démocratie autrichienne. N’eût été ce programme chez les Autrichiens, le Bund l’aurait inventé pour justifier « en principe » son existence indépendante.
Ainsi, après une timide tentative faite en 1901 (IVe congrès), le Bund adopte définitivement le « programme national » en 1905 (VP congrès).
La seconde circonstance, c’est la situation particulière des Juifs, en tant que minorités nationales distinctes, dans des régions où la majorité massive est constituée par d’autres nationalités.
Nous avons déjà dit qu’une telle situation sape l’existence des Juifs en tant que nation, les fait entrer dans la voie de l’assimilation. Mais c’est là un processus objectif. Subjectivement, il provoque une réaction dans l’esprit des Juifs et pose la question de la garantie des droits de la minorité nationale, de la garantie contre l’assimilation.
Prêchant la vitalité de la « nationalité » juive, le Bund ne pouvait manquer de se rallier au point de vue de la « garantie ». Une fois cette position adoptée, il ne pouvait manquer d’accepter l’autonomie nationale. Car s’il est une autonomie à laquelle le Bund ait pu s’accrocher, ce ne pouvait être que l’autonomie nationale, c’est-à-dire culturelle-nationale : pour ce qui est de l’autonomie territoriale politique des Juifs, il ne pouvait même pas en être question vu l’absence, chez ces derniers, d’un territoire déterminé.
Il est caractéristique que, dès le début, le Bund soulignait le caractère de l’autonomie nationale comme garantie des droits des minorités nationales, comme garantie du « libre développement » des nations. Ce n’est pas par hasard non plus que Goldblatt, le représentant du Bund au IIe congrès de la social-démocratie russe, définissait l’autonomie nationale comme des « institutions leur garantissant [aux nations, J.S.] la pleine liberté du développement culturel ». (Cf. les Procès-verbaux du IIe congrès, p. 176.) La même proposition fut apportée devant la fraction social-démocrate de la IVe Douma par les partisans des idées du Bund…
C’est ainsi que le Bund se plaça sur la position singulière de l’autonomie nationale des Juifs.
Nous avons analysé plus haut l’autonomie nationale en général. L’analyse a montré que l’autonomie nationale mène au nationalisme. Nous verrons plus loin que le Bund a abouti au même point. Mais le Bund envisage l’autonomie nationale encore sous un angle spécial, sous l’angle de la garantie des droits des minorités nationales. Examinons la question aussi de ce côté spécial. Cela est d’autant plus nécessaire que la question des minorités nationales — et non seulement les juives, — a, pour la social-démocratie, une sérieuse importance.
Ainsi, « institutions garantissant » aux nations la « pleine liberté du développement culturel » (souligné par nous, J. S.).
Mais qu’est-ce que ces « institutions garantissant », etc. ?
C’est tout d’abord le « conseil national » de Springer-Bauer, quelque chose comme une Diète pour les questions culturelles.
Mais ces institutions peuvent-elles garantir la « pleine liberté du développement culturel » de la nation ? Des Diètes pour les questions culturelles quelles qu’elles soient, peuvent-elles garantir les nations contre la répression nationaliste ?
Le Bund croit que oui.
Or, l’histoire atteste le contraire.
Dans la Pologne russe, il existait à un moment donné une Diète, une Diète politique, qui s’efforçait évidemment de garantir la liberté du « développement culturel » des Polonais. Non seulement elle n’y réussit pas, mais—au contraire— elle succomba elle-même dans la lutte inégale contre les conditions politiques générales de la Russie.
En Finlande, il existe depuis longtemps une Diète qui s’efforce également de défendre la nationalité finnoise contre les « attentats », mais réussit-elle à faire beaucoup dans cette direction, cela tout le monde le voit.
Evidemment, il y a Diète et Diète, et il n’est pas aussi facile de venir à bout de la Diète finlandaise organisée démocratiquement, que de la Diète aristocratique polonaise. Toutefois, le facteur décisif n’est pas la Diète elle-même, mais l’ordre de choses général en Russie ; s’il y avait actuellement en Russie un ordre de choses social et politique aussi brutalement asiatique que dans le passé, aux années de l’abolition de la Diète polonaise, la Diète finlandaise serait dans une situation plus grave. D’autre part, la politique des « attentats » contre la Finlande s’accentue, et on ne saurait dire qu’elle subisse des défaites…
S’il en est ainsi des vieilles institutions historiquement constituées, des Diètes politiques, à plus forte raison le libre développement des nations ne peut-il être garanti par les Diètes récentes, les institutions récentes et faibles avec cela comme le sont les Diètes « culturelles ».
Il ne s’agit évidemment pas des « institutions », mais de l’ordre de choses général dans le pays. Pas de démocratisation dans le pays, — pas de garanties non plus pour une « pleine liberté du développement culturel » des nationalités. On peut affirmer avec certitude que plus le pays est démocratique, moins il y a d’« attentats » à la « liberté des nationalités », et plus il y a de garanties contre les « attentats ».
La Russie est un pays semi-asiatique ; aussi la politique d’« attentats » y revêt-elle souvent les formes les plus brutales, les formes de pogrom ; inutile de dire que les « garanties » sont réduites en Russie à l’extrême minimum.
L’Allemagne, c’est déjà l’Europe avec une liberté politique plus ou moins grande ; il n’est pas étonnant que la politique d’« attentats » n’y revête jamais les formes d’un pogrom.
En France, assurément, il y a encore plus de « garanties », parce que la France est plus démocratique que l’Allemagne.
Nous ne parlons même pas de la Suisse, pays dont le haut démocratisme, bien que bourgeois, permet aux nationalités de vivre librement, qu’elles représentent la minorité ou la majorité, peu importe.
Ainsi, le Bund fait fausse route en affirmant que les « institutions » peuvent par elles-mêmes garantir le plein développement culturel des nationalités.
L’on pourra objecter que le Bund considère lui-même la démocratisation en Russie comme la condition préalable à la « création d’institutions » et aux garanties de la liberté. Mais cela est faux. Comme il ressort du Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund [La VIIIe conférence du Bund se tint en septembre 1910 à Lvov (Galicie). La conférence porta principalement son attention sur les questions de la communauté juive et du repos du samedi ; les résolutions adoptées sur ces questions attestaient un nouveau renforcement du nationalisme dans le Bund.], celui-ci pense obtenir la création d’« institutions » sur la base de l’ordre de choses actuel en Russie, en « réformant » la communauté juive.
« La communauté — a déclaré à cette conférence un des leaders du Bund — peut devenir le noyau de la future autonomie culturelle-nationale. L’autonomie culturelle-nationale est, pour la nation, un moyen de se servir elle-même, un moyen de satisfaire ses besoins nationaux. Sous la forme de la communauté se cache le même contenu. Ce sont les anneaux d’une seule chaîne, les étapes d’une seule évolution. » (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 62.)
Partant de ce point de vue, la conférence a proclamé la nécessité de lutter « pour la réforme de la communauté juive et sa transformation par voie législative en une institution laïque » (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 83-84.), organisée démocratiquement (souligné par nous, J.S.)
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Il est clair que le Bund considère comme condition et garantie, non pas la démocratisation de la Russie, mais la future « institution laïque » des Juifs, obtenue par la voie de la « réforme de la communauté juive », pour ainsi dire par voie « législative », par la Douma.
Mais nous avons déjà vu que les « institutions » en elles-mêmes, en l’absence d’un régime démocratique dans l’ensemble de l’Etat, ne peuvent servir de « garanties ».
Mais encore, qu’en sera-t-il sous le futur régime démocratique ? N’aura-t-on pas besoin, même en régime démocratique, d’institutions spéciales, « institutions culturelles garantissant », etc. ? Où en sont les choses sur ce point, par exemple, dans la Suisse démocratique ? Existe-t-il là-bas des institutions culturelles spéciales, dans le genre du « conseil national » de Springer ? Non, elles n’existent pas. Mais les intérêts culturels, par exemple, des Italiens, qui y forment la minorité, n’en souffrent-ils pas ? On ne le dirait guère. D’ailleurs, cela se conçoit : la démocratie, en Suisse, rend superflues toutes « institutions » culturelles spéciales, qui soi-disant « garantissent », etc.
Ainsi, impuissantes dans le présent, superflues dans l’avenir, telles sont les institutions de l’autonomie culturelle-nationale, telle est l’autonomie nationale.
Mais elle devient encore plus nuisible quand on l’impose à une « nation » dont l’existence et l’avenir sont sujets à caution. Alors, les partisans de l’autonomie nationale en sont réduits à protéger et à conserver toutes les particularités de la « nation », non seulement utiles, mais aussi nuisibles, à seule fin de « sauver la nation » de l’assimilation, à seule fin de la « sauvegarder ».
C’est dans cette voie dangereuse que devait inévitablement s’engager le Bund.
Et il s’y est engagé effectivement. Nous voulons parler des décisions que l’on sait, adoptées aux dernières conférences du Bund sur le « samedi », le « yiddish », etc.
La social-démocratie cherche à obtenir le droit à la langue maternelle pour toutes tes nations, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait, — il exige que l’on défende « avec une insistance particulière » les « droits de la langue juive » (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 85.) (souligné par nous, J. S.) ; et le Bund lui-même, lors des élections à la IVe Douma, donne la « préférence à celui d’entre eux [c’est-à-dire d’entre les électeurs du deuxième degré], qui s’engage à défendre les droits de la langue juive ». (Voir Compte rendu de la IXe conférence du Bund, 1912, p. 42.)
Non point le droit général à la langue maternelle, mais le droit spécial à la langue juive, au yiddish ! Que les ouvriers des diverses nationalités luttent avant tout pour leur langue : les Juifs pour la langue juive, les Géorgiens pour la langue géorgienne, etc. La lutte pour le droit général de toutes les nations est chose secondaire. Vous pouvez même ne pas reconnaître le droit à la langue maternelle pour toutes les nationalités opprimées ; mais si vous avez reconnu le droit au yiddish, sachez-le bien : le Bund votera pour vous, le Bund vous « préférera ».
Mais qu’est-ce qui distingue alors le Bund des nationalistes bourgeois ?
La social-démocratie lutte pour que soit institué un jour de repos hebdomadaire obligatoire, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait. Il exige que, « par voie législative », soit « assuré au prolétariat juif le droit de fêter le samedi et que soit en même temps abolie l’obligation de fêter un autre jour ». (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 83.)
Il faut croire que le Bund fera « un pas en avant » et revendiquera le droit de fêter toutes les vieilles fêtes juives. Et si, pour le malheur du Bund, les ouvriers juifs ont abandonné les vieux préjugés et ne veulent pas fêter le samedi, le Bund, par son agitation pour le « droit au samedi », leur rappellera l’existence du samedi, cultivera chez eux, pour ainsi dire, l’ « esprit du samedi »…
On comprend, par conséquent, fort bien les « discours ardents » des orateurs à la VIIIe conférence du Bund, demandant des « hôpitaux juifs », cette revendication étant motivée par ceci que « le malade se sent mieux parmi les siens », que « l’ouvrier juif ne se sentira pas à l’aise parmi les ouvriers polonais, qu’il se sentira bien parmi les boutiquiers juifs ». (Idem, p. 68.)
Garder tout ce qui est juif, conserver toutes les particularités nationales des Juifs, jusques et y compris celles manifestement nuisibles au prolétariat, isoler les Juifs de tout ce qui n’est pas juif, fonder même des hôpitaux spéciaux, voilà jusqu’où est tombé le Bund !
Le camarade Plékhanov avait mille fois raison, en disant que le Bund « adapte le socialisme au nationalisme ». [C’est G. Plékhanov qui employa l’expression : « l’adaptation du socialisme au nationalisme » en parlant des bundistes et des social-démocrates caucasiens dans son article : « Encore une conférence de scission », publié dans le n° 3 du 15 (2) octobre 1912, du journal Pour le Parti (organe des plékhanoviens- « menchéviks-partiitsy », c’est-à-dire fidèle à l’esprit du Parti et des « bolchéviks-partiitsy » — conciliateurs, qui parut de 1912 à 1914). Dans cet article, G. Plékhanov condamnait avec vigueur aussi bien la convocation que les décisions de la conférence des liquidateurs du mois d’août.] Evidemment V. Kossovski et les bundistes du même acabit, peuvent traiter Plékhanov de « démagogue » [Allusion à la lettre de V. Kossovski, adressée à la rédaction de la revue des liquidateurs, Nacha Zaria (n° 9-10, 1912) sous le titre de Démagogie impardonnable, où il polémisait contre l’article de G. Plékhanov. « Encore une conférence de scission », mentionné dans la note précédente.], — le papier supporte tout — mais quiconque connaît l’activité du Bund comprendra aisément que ces hommes courageux ont simplement peur de dire la vérité sur eux-mêmes et se couvrent de vocables-massues sur la « démagogie »…
Mais s’en tenant à cette position dans la question nationale, le Bund devait, naturellement, s’engager aussi pour la question d’organisation dans la voie de l’isolement des ouvriers juifs, dans la voie des curies nationales au sein de la social-démocratie. Car telle est la logique de l’autonomie nationale !
En effet, de la théorie de la « représentation unique » le Bund passe à la théorie de la « délimitation nationale » des ouvriers. Le Bund exige de la social-démocratie russe qu’elle « procède dans sa structure organique à la délimitation par nationalités ». [Voir la Communication sur le VIIe congrès du Bund, p. 7. Le VIIIe congrès du Bund se tint à la fin de 1906, à Lvov (Galicie). Le congrès se prononça pour l’adhésion du Bund au P.O.S.D.R., sur la base du statut adopté au IVe congrès (de Stockholm) en faisant cette réserve, toutefois, que « tout en adhérant au P.O.S.D.R. et en acceptant son programme, le Bund garde son programme à lui sur la question nationale ». Après le VIIe congrès, le Bund passa entièrement et définitivement dans la voie menchévik.] Et de la « délimitation » il fait « un pas en avant » vers la théorie de l’« isolement ». Ce n’est pas sans raison qu’à la VIIIe conférence du Bund, des propos se sont fait entendre, disant que « l’existence nationale est dans l’isolement ». (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 72.)
Le fédéralisme en matière d’organisation recèle des éléments de décomposition et de séparatisme. Le Bund marche au séparatisme.
D’ailleurs, il n’a pas, à proprement parler, d’autre voie à suivre. Son existence même, en tant qu’organisation ex-territoriale, le pousse dans la voie du séparatisme. Le Bund ne possède pas de territoire déterminé ; il œuvre sur les territoires d’ « autrui », cependant que les social-démocraties polonaise, lettone et russe circonvoisines constituent des collectivités territoriales internationales. Mais il en résulte que chaque extension de ces collectivités signifie une « perte » pour le Bund, un rétrécissement de son champ d’action. De deux choses l’une : ou bien toute la social-démocratie russe doit être réorganisée sur les bases du fédéralisme national, et alors le Bund acquiert la possibilité de « s’assurer » le prolétariat juif ; ou bien le principe territorial international de ces collectivités reste en vigueur, et alors le Bund se réorganise sur les bases de l’internationalisme, comme cela a lieu dans la social-démocratie polonaise et lettone.
C’est ce qui explique que le Bund réclame, dès le début, la « réorganisation de la social-démocratie russe sur des bases fédératives ». (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale et de la réorganisation de la social-démocratie russe sur les bases fédératives, 1902, éd. du Bund.)
En 1906, le Bund cédant à la vague unificatrice venant d’en bas, choisit un moyen terme, en adhérant à la social-démocratie russe. Mais comment y a-t-il adhéré ? Alors que les social-démocraties polonaises et lettones y ont adhéré en vue de travailler paisiblement en commun, le Bund y a adhéré en vue de mener la bataille pour la fédération. C’est ce que disait alors le leader des bundistes Medem :
« Nous y allons non pour l’idylle, mais pour la lutte. Point d’idylle, et seuls les Manilov [Personnage des Ames mortes de Gogol. Type du rêveur sans conviction, sans caractère.] peuvent l’attendre dans un avenir prochain. Le Bund doit entrer au Parti, armé de pied en cap. » [Voir Naché Slovo, n° 3, p. 24, Vilna, 1906. (J.S.) Naché Slovo (Notre Parole), hebdomadaire bundiste légal, qui paraissait à Vilna en 1906. Il parut au total 9 numéros.]
Ce serait une erreur d’y voir de la mauvaise volonté de la part de Medem. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté, mais de la position particulière du Bund, en vertu de laquelle il ne peut pas ne pas lutter contre la social-démocratie russe qui est basée sur les principes de l’internationalisme. Or, en la combattant, le Bund compromettait, naturellement, les intérêts de l’unité. Finalement, les choses en viennent au point que le Bund rompt officiellement avec la social-démocratie russe, en violant les statuts et en s’unissant, pendant les élections à la IVe Douma, avec les nationalistes polonais contre les social-démocrates polonais. [Allusion à l’élection de la IVe Douma d’Etat du député de Varsovie, Jagello, membre de la « gauche » du Parti socialiste polonais, élu sur la liste du bloc des bundistes et du P.S.P. avec les nationalistes bourgeois juifs contre les voix des électeurs social-démocrates polonais qui formaient la majorité au collège d’électeurs ouvriers. La fraction social-démocrate de la IVe Douma d’Etat, grâce à la majorité que les liquidateurs y détenaient alors, accepta dans son sein Jagello qui n’était pas social-démocrate, donnant ainsi son appui à l’acte scissionniste du Bund et approfondissant la scission parmi les ouvriers de Pologne. Voir à ce sujet l’article de Staline : « Jagello, membre ne jouissant pas de tous les droits de la fraction social-démocrate », dans le n° 182 de la Pravda, du 1er décembre 1912.]
Le Bund a trouvé évidemment que la rupture est le meilleur moyen d’assurer son activité indépendante.
C’est ainsi que le « principe » de la « délimitation » en matière d’organisation a abouti au séparatisme, à une rupture complète.
Polémisant sur le fédéralisme avec la vieille Iskra [La vieille Iskra, l’Iskra de la période 1900 à 1903 (jusqu’au n° 51), alors que Lénine prenait une part des plus active à sa rédaction, — s’appelait ainsi pour la distinguer de la nouvelle Iskra, passée aux positions menchéviks. La vieille Iskra menait une lutte des plus acharnée contre le nationalisme du Bund. Une série d’articles de l’Iskra, dont certains de la plume de Lénine, furent consacrés à la critique du Bund et de ses positions dans la question nationale et dans les questions de structure du Parti.], le Bund écrivait jadis :
« L’Iskra veut nous persuader que les rapports fédératifs du Bund avec la social-démocratie russe doivent affaiblir les liens entre eux. Nous ne pouvons réfuter cette opinion, en nous référant à la pratique russe, pour la simple raison que la social-démocratie russe n’existe pas comme groupement fédératif. Mais nous pouvons nous référer à l’expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche, reconstruite sur le principe fédératif en vertu d’une décision du congrès du Parti tenu en 1897. » (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale, etc., 1902, p. 17, édition du Bund.)
Cela fut écrit en 1902.
Mais nous sommes maintenant en 1913. Nous avons actuellement la « pratique » russe, et l’ « expérience de la social-démocratie d’Autriche ».
Que nous disent-elles ?
Commençons par l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche ». Déjà avant 1896, il existe en Autriche un Parti social-démocrate unique. Cette année-là, les Tchèques réclament pour la première fois au congrès international de Londres, une représentation distincte et l’obtiennent. En 1897, au congrès du Parti tenu à Vienne (Wimberg), le Parti unique est officiellement liquidé ; on établit à sa place une union fédérative de six « groupes social-démocrates » nationaux. Ensuite ces « groupes » se transforment en Partis indépendants. Les Partis rompent peu à peu la liaison entre eux. A leur suite se disloque la fraction parlementaire, des « clubs » nationaux s’organisent. Viennent ensuite les syndicats, qui se morcellent également par nationalités. On en arrive même jusqu’aux coopératives, au morcellement desquelles les séparatistes tchèques appellent les ouvriers. [Voir dans Documente des Separatismus, les termes empruntés à la brochure de Vanek, p. 29. (J.S.) Karl Vanek, social-démocrate tchèque, député au Parlement autrichien (Reichsrat) et au Landtag de Brünn, directeur de la caisse d’assurance-maladie à Brünn, un des chefs des séparatistes tchèques. En 1910, K. Vanek publia dans la revue Rovnost (Egalité) une suite d’articles sous le titre « Voulons-nous être en tutelle ou être libres ? », consacrés à la défense des idées séparatistes et imprégnés de chauvinisme national. Ces articles (édités également en brochure), en même temps que d’autres documents furent reproduits dans le recueil Dokumente des Separatismus (« Documents du séparatisme ») » publié par le syndicat autrichien des métallurgistes, qui tentait ainsi d’empêcher le développement de la scission vers laquelle Vanek, Bourian, Toussar et autres chefs des séparatistes tchèques, menaient le mouvement ouvrier tchèque. Voici ce que disait le passage, mentionné ici par Staline, de la brochure de K. Vanek : « Comment l’ouvrier tchèque, avant encore que se soit accomplie la renaissance de la société, peut-il espérer sauver de la perte son petit garçon ou sa fillette ou bien leur assurer à l’avenir une existence meilleure que celle qui leur est échue, si les forces consommatrices du peuple tchèque n’estiment pas nécessaire de recourir aux services de leurs propres artisans, marchands et industriels ? » « Et comment la masse ouvrière tchèque peut-elle s’attendre à recevoir dans l’Etat futur ce qui lui revient de droit ; à devenir, sous le rapport politique, social et national égale en droits, si elle met â la disposition d’autrui sa base économique, si elle livre aux camarades d’une autre nationalité les possibilités de production, la force résidant dans l’argent ? »] Sans compter que l’agitation séparatiste affaiblit chez les ouvriers le sentiment de la solidarité, en les poussant souvent dans la voie des briseurs de grèves.
Ainsi, l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche » parle contre le Bund, en faveur de la vieille Iskra. Le fédéralisme au sein du Parti autrichien a abouti au séparatisme le plus ignoble, à la désagrégation de l’unité du mouvement ouvrier.
Nous avons vu plus haut que la « pratique russe » parle dans le même sens. Les séparatistes bundistes, de même que les Tchèques, ont rompu avec l’ensemble de la social-démocratie, de la social-démocratie russe. En ce qui concerne les syndicats, les syndicats bundistes, ils étaient dès le début organisés d’après le principe national, c’est-à-dire qu’ils étaient séparés des ouvriers des autres nationalités.
L’isolement total, la rupture totale, voilà ce que montre la « pratique russe » du fédéralisme.
Il n’est pas étonnant que cet état de choses se répercute sur les ouvriers par un affaiblissement du sentiment de solidarité et par la démoralisation, et que cette dernière pénètre aussi au sein du Bund. Nous voulons parler des conflits de plus en plus fréquents entre ouvriers juifs et polonais sur le terrain du chômage. Voici quels propos ont retenti, à ce sujet, à la IXe conférence du Bund :
« Les ouvriers polonais qui nous évincent, nous les considérons comme des pogromistes, comme des jaunes, nous ne soutenons pas leurs grèves, nous les sabotons. En second lieu, nous répondons à l’évincement par l’évincement : en réponse à la non-admission des ouvriers juifs dans les fabriques, nous ne laissons pas les ouvriers polonais travailler aux établis à bras… Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres. » (Voir le Compte rendu de la IXe conférence du Bund, p. 19.) [Souligné par nous. J. S.].
C’est ainsi que l’on parle de solidarité à la conférence bundiste.
On ne peut aller plus loin en matière de « délimitation » et d’ « isolement ». Le Bund est arrivé à ses fins : il délimite les ouvriers des diverses nationalités jusqu’aux rixes, jusqu’aux actes de briseurs de grève. Impossible de faire autrement :
« Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres… »
Désorganisation du mouvement ouvrier, démoralisation dans les rangs de la social-démocratie, voilà à quoi mène le fédéralisme bundiste.
Ainsi, l’idée de l’autonomie nationale, l’atmosphère qu’elle crée, s’est révélée encore plus nuisible en Russie qu’en Autriche.
Nous avons parlé plus haut des flottements d’une partie des social-démocrates caucasiens, qui n’avaient pu résister à la « contagion » nationaliste. Ces flottements se sont exprimés en ce que lesdits social-démocrates ont suivi — si étrange que ce soit — les traces du Bund, en proclamant l’autonomie culturelle-nationale.
L’autonomie régionale pour l’ensemble du Caucase et l’autonomie culturelle-nationale — pour les nations composant le Caucase— c’est ainsi que ces social-démocrates, qui se rallient, soit dit à propos, aux liquidateurs russes, formulent leur revendication.
Ecoutons leur leader reconnu, le fameux N. [Pseudonyme de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens, ancien chef du gouvernement menchévik de Géorgie, fut un partisan enragé d’une intervention armée contre l’U.R.S.S.]
« Tout le monde sait que le Caucase se distingue profondément des provinces centrales, tant par la composition raciale de sa population que par le territoire et l’agriculture. L’exploitation et le développement matériel d’une telle contrée réclament des travailleurs qui soient du pays, connaissant les particularités locales, habitués à la culture et au climat locaux. Il est nécessaire que toutes les lois poursuivant des fins d’exploitation du territoire local soient promulguées sur place et mises en œuvre par les gens du lieu. En conséquence, il sera de la compétence de l’organisme central de l’autonomie administrative caucasienne de promulguer les lois sur les questions locales… Ainsi, les fonctions du centre caucasien consistent à promulguer des lois poursuivant des fins d’exploitation économique du territoire local, des fins de prospérité matérielle de la contrée. » [Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), 1912, n° 12. (J.S.) Tchvéni Tskhovréba, quotidien des menchéviks géorgiens, parut en 1912 à Koutaïs. Le journal eut dix-neuf numéros. Les passages cités sont empruntés à l’un des articles de N. (Noé Jordania) intitulé : « L’ancien et le nouveau », publié dans les numéros 11-14 de Tchvéni Tskhovréba.]
Ainsi, autonomie régionale du Caucase.
Si l’on fait abstraction des motifs quelque peu contradictoires et décousus, invoqués par N., il convient de reconnaître que sa conclusion est juste. L’autonomie régionale du Caucase, jouant dans le cadre de la Constitution de l’Etat tout entier — ce que N. ne nie pas d’ailleurs — est effectivement nécessaire, vu les particularités de la composition et des conditions de vie du pays. Cela est aussi reconnu par la social-démocratie russe, qui a proclamé à son IIe congrès « l’autonomie administrative régionale pour les périphéries qui, par leurs conditions de vie et la composition de leur population, se distinguent des régions russes proprement dites. »
Soumettant ce point à l’examen du IIe congrès, Martov l’a motivé, en disant que :
« les vastes étendues de la Russie et l’expérience de notre administration centralisée, nous donnent lieu de considérer comme nécessaire et utile l’existence d’une autonomie administrative régionale pour des unités aussi importantes que la Finlande, la Pologne, la Lituanie et le Caucase. »
Mais il s’ensuit que par administration autonome régionale, il faut entendre l’autonomie régionale.
Mais N. va plus loin. A son avis, l’autonomie régionale du Caucase n’embrasse « qu’un côté de la question ».
« Jusqu’ici nous n’avons parlé que du développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle, culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte dans la sphère économique… Mais le développement culturel des nations n’est possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions liées à la langue maternelle sont-elles des questions culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant l’instruction, la procédure judiciaire, l’Eglise, la littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc. Si l’oeuvre du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel territoire déterminé… Il en va autrement des choses culturelles-nationales. Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé, mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Eglise arménienne. A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens des différents lieux et Etats. Ici, le territoire ne joue aucun rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être confiées aux nations intéressées elles-mêmes. Nous proclamons l’autonomie culturelle- nationale des nationalités caucasiennes. » (Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba, 1912, n° 12.)
Bref, la culture n’étant pas le territoire, et le territoire n’étant pas la culture, l’autonomie culturelle-nationale est nécessaire. C’est tout ce que peut dire N. en faveur de cette dernière.
Nous n’allons pas ici toucher une fois de plus à l’autonomie culturelle-nationale, en général : nous avons déjà parlé plus haut de son caractère négatif. Nous voudrions simplement marquer que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, est encore vide de sens et absurde au point de vue des conditions caucasiennes.
Et voici pourquoi.
L’autonomie culturelle-nationale suppose des nationalités plus ou moins développées, à culture, à littérature évoluées. A défaut de ces conditions, cette autonomie perd toute raison d’être, devient une absurdité. Or, il existe dans le Caucase toute une série de peuples à culture primitive, parlant une langue particulière, mais dépourvus d’une littérature propre, peuples à l’état de transition par-dessus le marché, qui en partie s’assimilent, en partie continuent à se développer. Comment leur appliquer l’autonomie culturelle-nationale ? Comment agir à l’égard de tels peuples ? Comment les « organiser » en des unions culturelles-nationales distinctes, ce qu’implique sans aucun doute l’autonomie culturelle-nationale ?
Comment agir envers les Mingréliens, Abkhaz, Adjars, Svanes, Lesghiens, etc., qui parlent des langues différentes, mais qui n’ont pas de littérature propre ? Dans quelles nations les ranger ? Est-il possible de les « organiser » en unions nationales ? Autour de quelles « questions culturelles » les « organiser » ?
Comment agir envers les Ossètes, dont ceux qui habitent la Transcaucasie sont en voie d’assimilation (mais sont encore loin d’être assimilés) par les Géorgiens, tandis que les Ossètes ciscaucasiens sont en partie assimilés par les Russes, en partie continuent à se développer, créant leur propre littérature ? Comment les « organiser » en une seule union nationale ?
Dans quelle union nationale ranger les Adjars qui parlent le géorgien, mais vivent de la culture turque et pratiquent l’islamisme ? Ne faut-il pas les « organiser » séparément des Géorgiens sur le terrain de la religion et ensemble avec les Géorgiens sur la base des autres questions culturelles ? Et les Kobouletz ? Et les Ingouches ? Et les Inghiloïts ?
Qu’est-ce que cette autonomie qui élimine de la liste toute une série de peuples ?
Non, ce n’est pas une solution de la question nationale, c’est le fruit d’une fantaisie oiseuse.
Mais admettons l’inadmissible et supposons que l’autonomie culturelle-nationale de notre N., se soit réalisée. A quoi mènera-t-elle, à quels résultats ? Considérons, par exemple, les Tatars transcaucasiens, avec leur pourcentage minime d’individus sachant lire et écrire, avec leurs écoles dirigées par les moulahs tout-puissants, avec leur culture pénétrée de l’esprit religieux… Il n’est pas difficile de comprendre que les organiser dans une union culturelle-nationale, c’est mettre à leur tête les moulahs, c’est les jeter en pâture aux moulahs réactionnaires ; c’est créer un nouveau bastion pour l’asservissement spirituel des masses tatars par leur pire ennemi.
Mais depuis quand les social-démocrates portent-ils l’eau au moulin des réactionnaires ?
Isoler les Tatars transcaucasiens dans une union culturelle-nationale qui asservit les masses aux pires réactionnaires, est-il possible que les liquidateurs caucasiens n’aient rien pu trouver de mieux à « proclamer » ?…
Non, ce n’est point là une solution de la question nationale.
La question nationale, au Caucase, ne peut être résolue que dans ce sens que les nations et les peuples attardés doivent être entraînés dans la voie générale d’une culture supérieure. Seule une telle solution peut être un facteur de progrès et acceptable pour la social-démocratie. L’autonomie régionale du Caucase est acceptable précisément parce qu’elle entraîne les nations attardées dans le développement culturel général, elle les aide à sortir de leur coquille de petites nationalités qui les isole, elle les pousse en avant et leur facilite l’accès des bienfaits de la culture supérieure. Cependant que l’autonomie culturelle-nationale agit dans une direction diamétralement opposée, car elle enferme les nations dans leurs vieilles coquilles, elle les maintient aux degrés inférieurs du développement de la culture et les empêche de monter aux degrés supérieurs de la culture.
De ce fait l’autonomie nationale paralyse les côtés positifs de l’autonomie régionale, réduit cette dernière à zéro.
C’est pour cela justement que le type mixte de l’autonomie combinant l’autonomie culturelle-nationale et régionale proposée par N. ne convient pas non plus. Cette combinaison contre nature n’améliore pas les choses, mais les aggrave, car, outre qu’elle freine le développement des nations attardées, elle fait de l’autonomie régionale une arène de collisions entre les nations organisées en unions nationales.
C’est ainsi que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, se transformerait au Caucase en une absurde entreprise réactionnaire.
Telle est l’autonomie culturelle-nationale de N. et de ses partisans caucasiens.
Les liquidateurs caucasiens feront-ils un « pas en avant » et suivront-ils le Bund aussi dans la question d’organisation, c’est ce que l’avenir montrera. L’histoire de la social-démocratie nous apprend que, jusqu’ici, le fédéralisme dans l’organisation a toujours précédé l’autonomie nationale dans le programme. Dès 1897, les social-démocrates autrichiens pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation, et ce n’est que deux années plus tard (1899) qu’ils adoptèrent l’autonomie nationale. Les bundistes, pour la première fois, ont parlé nettement de l’autonomie nationale en 1901, cependant qu’ils pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation depuis 1897.
Les liquidateurs caucasiens ont commencé par la fin, par l’autonomie nationale. S’ils continuent à suivre les traces du Bund, force leur sera de détruire au préalable tout l’actuel édifice d’organisation, bâti déjà dans les dernières années du XIXe siècle, sur les bases de l’internationalisme.
Mais autant il a été facile d’accepter l’autonomie nationale encore incompréhensible pour les ouvriers, autant il sera difficile de démolir l’édifice bâti durant des années, élevé et choyé par les ouvriers de toutes les nationalités du Caucase. Il suffit d’amorcer cette entreprise d’Erostrate, pour que les ouvriers ouvrent les yeux et comprennent l’essence nationaliste de l’autonomie culturelle-nationale.
Si les Caucasiens résolvent la question nationale par des procédés ordinaires, au moyen de débats oraux et d’une discussion littéraire, la conférence des liquidateurs de Russie a imaginé, elle, un moyen tout à fait extraordinaire. Moyen facile et simple.
Ecoutez :
« Après avoir entendu la communication faite par la délégation caucasienne… sur la nécessité de formuler la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, la conférence, sans se prononcer sur le fond de cette revendication, constate que cette interprétation du point du programme reconnaissant à chaque nationalité le droit de disposer d’elle-même ne va pas à rencontre du sens exact de ce programme. »
Ainsi, d’abord, « ne pas se prononcer sur le fond de cette » question, et puis, « constater ». Méthode originale…
Qu’est-ce donc qu’ « a constaté » cette conférence originale ?
Mais ceci que la « revendication » de l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme reconnaissant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Examinons cette thèse.
Le point relatif à la libre disposition parle des droits des nations. [Le point relatif à la libre disposition dans le programme du P.O.S.D.R., adopté au IIe congrès en 1903, portait : « 9. Le droit à la libre disposition pour toutes les nations faisant partie de l’Etat. »] D’après ce point, les nations ont droit non seulement à l’autonomie, mais encore à la séparation. Il s’agit de la libre disposition politique. Qui les liquidateurs voulaient-ils tromper, en cherchant à interpréter à tort et à travers ce droit, depuis longtemps établi dans toute la social-démocratie internationale, à la libre disposition politique des nations ?
Ou peut-être les liquidateurs chercheront-ils à biaiser, en s’abritant derrière ce sophisme : c’est que l’autonomie culturelle-nationale, voyez-vous, « ne va pas à l’encontre » des droits des nations ? C’est-à-dire que si toutes les nations d’un Etat donné acceptent de s’organiser sur les bases de l’autonomie culturelle-nationale, elles — la somme donnée de ces nations — en ont pleinement le droit, et nul ne peut leur imposer de force une autre forme de vie politique. C’est nouveau, et c’est bien trouvé. Ne convient-il pas d’ajouter que, parlant d’une façon générale, les nations ont le droit d’abolir chez elles la Constitution, de la remplacer par un système d’arbitraire, de revenir à l’ancien ordre de choses, car les nations, et seulement les nations elles-mêmes, ont le droit de décider de leur propre sort. Nous répétons : dans ce sens ni l’autonomie culturelle-nationale, ni l’esprit réactionnaire national quel qu’il soit « ne va à l’encontre » des droits des nations.
N’est-ce pas ce que voulait dire la respectable conférence ?
Non, ce n’est pas cela. Elle dit expressément que l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre », non des droits des nations, mais « du sens exact » du programme. Il s’agit ici du programme, et non des droits des nations.
Cela se conçoit du reste. Si une nation quelconque s’était adressée à la conférence des liquidateurs, celle-ci aurait pu constater tout net que la nation a droit à l’autonomie culturelle-nationale. Or, ce n’est pas une nation qui s’est adressée à la conférence, mais une « délégation » de social-démocrates caucasiens, de social-démocrates pas fameux, il est vrai, mais social-démocrates tout de même. Et ils n’ont pas posé la question des droits des nations, mais la question de savoir si l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas les principes de la social-démocratie, si elle ne va pas à l’ « encontre » « du sens exact » du programme de la social-démocratie.
Ainsi les droits des nations et le « sens exact » du programme de la social-démocratie, ce n’est pas la même chose.
Apparemment, il est aussi des revendications qui, sans aller à l’encontre des droits des nations, peuvent aller à l’encontre du « sens exact » du programme.
Exemple. Le programme des social-démocrates comporte un point relatif à la liberté de confession. D’après ce point, tout groupe d’individus a le droit de confesser toute religion : le catholicisme, l’orthodoxie, etc. La social-démocratie luttera contre toute répression religieuse, contre les persécutions visant les orthodoxes, les catholiques et les protestants. Est-ce à dire que le catholicisme et le protestantisme, etc., « ne vont pas à rencontre du sens exact » du programme ? Non. La social-démocratie protestera toujours contre les persécutions visant le catholicisme et le protestantisme ; elle défendra toujours le droit des nations à confesser n’importe quelle religion ; mais en même temps, se basant sur la juste conception des intérêts du prolétariat, elle fera de l’agitation et contre le catholicisme, et contre le protestantisme, et contre l’orthodoxie, afin de faire triompher la conception socialiste.
Et elle le fera pour cette raison que, sans nul doute, le protestantisme, le catholicisme, l’orthodoxie, etc., « vont à rencontre du sens exact » du programme, c’est-à-dire à rencontre des intérêts bien compris du prolétariat.
Il faut en dire autant du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Les nations ont le droit de s’établir à leur guise ; elles ont le droit de garder n’importe laquelle de leurs institutions nationales, qu’elle soit nuisible ou utile, personne ne peut (n’en a le droit !) intervenir de force dans la vie des nations. Mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie ne luttera pas, ne fera pas de l’agitation contre les institutions nuisibles des nations, contre les revendications irrationnelles des nations. Au contraire, la social-démocratie a le devoir de faire cette agitation et d’influer sur la volonté des nations de telle sorte que ces dernières s’organisent sous la forme la plus appropriée aux intérêts du prolétariat. C’est pour cela précisément que, combattant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, elle fera en même temps de l’agitation, par exemple, et contre la séparation des Tatars, et contre l’autonomie culturelle-nationale des nations caucasiennes, car l’une comme l’autre, sans aller à l’encontre des droits de ces nations, vont cependant à l’encontre du « sens exact » du programme, c’est-à-dire des intérêts du prolétariat caucasien.
Apparemment, les « droits des nations » et le « sens exact » du programme sont deux notions tout à fait différentes. Alors que le « sens exact » du programme exprime les intérêts du prolétariat, formulés scientifiquement dans le programme de ce dernier, les droits des nations peuvent exprimer les intérêts de n’importe quelle classe— bourgeoisie, aristocratie, clergé, etc., suivant la force et l’influence de ces classes. Là, les devoirs du marxiste, ici, les droits des nations composées des diverses classes. Les droits des nations et les principes de la social-démocratie peuvent aussi bien aller ou ne pas « aller à rencontre » les uns des autres que, par exemple, la pyramide de Chéops et la fameuse conférence des liquidateurs. Il est tout simplement impossible de les comparer.
Mais il s’ensuit que la respectable conférence a confondu de la façon la plus impardonnable deux choses absolument différentes. Il en est résulté non pas une solution de la question nationale, mais une chose absurde, suivant laquelle les droits des nations et les principes de la social-démocratie « ne vont pas à l’encontre » les uns des autres ; par conséquent, chaque revendication des nations peut être compatible avec les intérêts du prolétariat ; par conséquent, nulle revendication des nations aspirant à disposer d’elles-mêmes « n’ira à l’encontre du sens exact » du programme !
Ils n’ont pas ménagé la logique…
C’est sur la base de cette absurdité qu’a surgi la décision désormais fameuse de la conférence des liquidateurs, suivant laquelle la revendication de l’autonomie nationale-culturelle « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme.
Mais la conférence des liquidateurs n’enfreint pas seulement les lois de la logique.
Elle enfreint encore son devoir envers la social-démocratie russe, en sanctionnant l’autonomie culturelle-nationale. Elle enfreint de la façon la plus nette le « sens exact » du programme, car on sait que le IIe congrès qui a adopté le programme a repoussé résolument l’autonomie culturelle-nationale. Voici ce qui a été dit à ce sujet au congrès en question :
Goldblatt [bundiste] : J’estime nécessaire la création d’institutions spéciales susceptibles d’assurer la liberté du développement culturel des nationalités, et c’est pourquoi je propose d’ajouter au paragraphe 8 : « et la création d’institutions leur garantissant la pleine liberté du développement culturel ». [C’est là, on le sait, la formule bundiste de l’autonomie culturelle-nalionale. J.S.]
Martynov indique que les institutions générales doivent être organisées de façon à assurer aussi les intérêts particuliers. Impossible de créer aucune institution spéciale garantissant la liberté du développement culturel de la nationalité.
Egorov : Dans la question de la nationalité, nous ne pouvons adopter que des propositions négatives, c’est-à-dire que nous sommes contre toutes restrictions de la nationalité. Mais peu nous importe à nous, social-démocrates, de savoir si une nationalité ou une autre se développera comme telle. C’est l’affaire du processus spontané.
Koltsov : Les délégués du Bund se fâchèrent chaque fois qu’il est question de leur nationalisme. Or, l’amendement apporté par le délégué du Bund revêt un caractère purement nationaliste. On exige de nous des mesures purement offensives pour soutenir même les nationalités qui dépérissent.
… En conséquence, « l’amendement de Goldblatt est repoussé à la majorité contre trois voix ».
Ainsi, il est clair que la conférence des liquidateurs est allée « à l’encontre du sens exact » du programme. Elle a dérogé au programme.
Maintenant, les liquidateurs cherchent à se justifier, en invoquant le congrès de Stockholm qui a prétendument sanctionné l’autonomie culturelle-nationale. Vladimir Kossovski écrit à ce sujet :
« Comme on le sait, suivant l’accord intervenu au congrès de Stockholm, on avait laissé la liberté au Bund de maintenir son programme national (jusqu’à la solution du problème national au congrès général du Parti). Ce congrès a reconnu que l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas en tout cas le programme général du Parti. » (Voir Nacha Zaria, 1912, n° 9-10, p. 120.)
Mais les tentatives des liquidateurs sont vaines. Le congrès de Stockholm n’a pas même songé à sanctionner le programme du Bund — il a simplement accepté de laisser provisoirement la question ouverte. L’intrépide Kossovski a manqué de courage pour dire toute la vérité. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. Les voici :
Galine apporte cet amendement : « La question du programme national reste ouverte commise n’ayant pas été examinée par le congrès ». (Pour : 50 voix ; contre : 32.)
Une voix : « Que signifie, ouverte ? »
Le président : « Si nous disons que la question nationale reste ouverte, cela signifie que le Bund peut maintenir jusqu’au prochain congrès sa décision dans cette question. » (Voir Naché Slovo (Notre Parole), 1906, n° 8, p. 53.) [Souligné par nous. J. S.]
Comme vous voyez, le congrès n’a même « pas examiné » la question du programme national du Bund, il l’a simplement laissée « ouverte », en laissant au Bund lui-même le soin de décider du sort de son programme jusqu’au prochain congrès général. En d’autres termes : le congrès de Stockholm a éludé la question, sans donner une appréciation de l’autonomie culturelle-nationale, ni dans l’un ni dans l’autre sens.
Or, la conférence des liquidateurs s’attelle, de la façon la plus nette, à l’appréciation du problème, reconnaît l’autonomie culturelle-nationale acceptable et la sanctionne au nom du programme du Parti.
La différence saute aux yeux.
Ainsi, la conférence des liquidateurs, en dépit des stratagèmes de toute sorte, n’a pas fait avancer d’un seul pas la question nationale.
Biaiser devant le Bund et les national-liquidateurs caucasiens, c’est tout ce dont elle s’est révélée capable.
Il nous reste à tracer la solution positive de la question nationale.
Nous partons du fait que le problème ne peut être résolu qu’en liaison indissoluble avec la situation que traverse la Russie.
La Russie vit dans une période de transition, où la vie « normale », « constitutionnelle », ne s’est pas encore établie, où la crise politique n’est pas encore résolue. Les journées de tempêtes et de « complications » sont encore à venir. D’où le mouvement, présent et futur, mouvement qui se donne pour but la pleine démocratisation.
C’est en liaison avec ce mouvement que doit être envisagée la question nationale.
Ainsi, pleine démocratisation du pays, comme base et condition de la solution du problème national.
Il convient de tenir compte, lors de la solution du problème, non seulement de la situation intérieure, mais aussi de la situation extérieure. La Russie est située entre l’Europe et l’Asie, entre l’Autriche et la Chine. Le progrès du démocratisme en Asie est inévitable.
Le progrès de l’impérialisme en Europe n’est pas un effet du hasard. Le capital en Europe commence à se sentir à l’étroit, et il se rue vers d’autres pays, à la recherche de débouchés nouveaux, d’une main-d’œuvre à bon marché, de nouveaux champs d’activité. Mais cela conduit à des complications extérieures et à la guerre. Nul ne peut dire que la guerre des Balkans [Allusion à la première guerre des Balkans, commencée en octobre 1912 entre la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro, d’une part, et la Turquie, de l’autre. Cette guerre fut le résultat du conflit entre les intérêts des puissances de l’Entente (France, Angleterre, Russie) et ceux des puissances de la Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) dans la péninsule balkanique. Cette guerre, aussi bien que la deuxième guerre des Balkans (1913), qui éclata entre les alliés de la veille n’ayant pas su partager le butin, et qui se termina par l’écrasement de la Bulgarie, ne firent que raviver les contradictions impérialistes dans les Balkans ; elles furent le prélude de la guerre impérialiste mondiale.] soit la fin, et non le commencement des complications. Il est parfaitement possible qu’une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures intervienne, dans laquelle telle ou telle nationalité de Russie trouvera nécessaire de poser et de résoudre la question de son indépendance. Et, dans ces cas-là, ce n’est évidemment pas aux marxistes à dresser des barrières.
Il s’ensuit donc que les marxistes russes ne pourront pas se passer du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Ainsi, droit de disposer de soi-même comme point indispensable dans la solution du problème national.
Poursuivons. Comment agir envers les nations qui, pour telles ou telles raisons, préféreront demeurer dans le cadre d’un tout ?
Nous avons vu que l’autonomie culturelle-nationale n’est pas utilisable.
En premier lieu, elle est artificielle et non viable, car elle suppose le rassemblement artificiel, dans une seule nation, d’individus que la vie, la vie réelle, sépare et jette aux différents points de l’Etat.
En second lieu, elle pousse au nationalisme, car elle conduit au point de vue de la « délimitation » des individus par curies nationales, au point de vue de l’ « organisation » des nations, au point de vue de la « conservation » et de la culture des « particularités nationales », chose qui ne sied pas du tout à la social-démocratie.
Ce n’est pas par hasard que les séparatistes moraves au Reichsrat, s’étant séparés des députés social-démocrates allemands, se sont unis aux députés bourgeois moraves en un seul « kolo » [Cercle, groupe, communauté. S’applique ici à l’union des partis au sein du Parlement.] morave, pour ainsi dire. Ce n’est pas par hasard non plus que les séparatistes russes du Bund se sont embourbés dans le nationalisme, en exaltant le « samedi » et le « yiddish ». Il n’y a pas encore de députés bundistes à la Douma, mais dans le rayon d’action du Bund il y a la communauté juive cléricalo-réactionnaire, dans les « institutions dirigeantes » de laquelle le Bund organise, en attendant, l’ « unité » entre ouvriers et bourgeois juifs. (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, fin de la résolution sur la communauté.) Telle est bien la logique de l’autonomie culturelle nationale.
Ainsi l’autonomie nationale ne résout pas la question.
Où donc est l’issue ?
La seule solution juste, c’est l’autonomie régionale, l’autonomie d’unités déjà cristallisées, telles que la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, le Caucase, etc.
L’avantage de l’autonomie régionale consiste tout d’abord en ceci : avec elle on a affaire non à une fiction sans territoire, mais à une population déterminée, vivant sur un territoire déterminé.
Ensuite, elle ne délimite pas les individus par nations, elle ne renforce pas les barrières nationales ; au contraire, elle ne fait que démolir ces barrières et grouper la population pour ouvrir la voie à une délimitation d’un autre genre, à la délimitation par classes.
Enfin, elle permet d’utiliser de la façon la meilleure les richesses naturelles de la région et de développer les forces productives, sans attendre les décisions du centre commun — fonctions qui ne sont pas inhérentes à l’autonomie culturelle-nationale.
Ainsi, autonomie régionale comme point indispensable dans la solution de la question nationale.
Il n’est pas douteux qu’aucune des régions n’offre une homogénéité nationale complète, car dans chacune d’elles sont incrustées des minorités nationales. Tels les Juifs en Pologne, les Lettons en Lituanie, les Russes au Caucase, les Polonais en Ukraine, etc. On peut appréhender, par conséquent, que les minorités soient opprimées par les majorités nationales. Mais ces appréhensions ne sont fondées que si le pays garde l’ancien état de choses. Donnez au pays la démocratie intégrale, et les appréhensions perdront tout terrain.
On propose de lier les minorités éparses en une seule union nationale. Mais les minorités ont besoin non pas d’une union artificielle, mais de droits réels chez elles, sur place. Que peut leur donner une telle union sans une démocratisation complète ? Ou bien : quelle est la nécessité d’une union nationale, quand il y a démocratisation complète ?
Qu’est-ce qui met particulièrement en émoi la minorité nationale ?
La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence du droit de se servir de sa langue maternelle. Laissez-lui l’usage de sa langue maternelle, et le mécontentement passera tout seul.
La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union artificielle, mais de l’absence chez elle d’une école en langue maternelle. Donnez-lui cette école, et le mécontentement perdra tout terrain.
La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence de la liberté de conscience, de déplacement, etc. Donnez-lui ces libertés, et elle cessera d’être mécontente.
Ainsi, égalité nationale sous toutes ses formes (langue, écoles, etc.) comme point indispensable dans la solution de la question nationale. Une loi généralisée à tout l’Etat, établie sur la base de la démocratisation complète du pays et interdisant toute espèce de privilèges nationaux sans exception et toutes entraves ou restrictions, quelles qu’elles soient, aux droits des minorités nationales.
C’est en cela, et cela seulement, que peut résider la garantie réelle et non fictive, des droits de la minorité.
On peut contester ou ne pas contester l’existence d’un lien logique entre le fédéralisme dans l’organisation et l’autonomie culturelle-nationale. Mais on ne saurait contester que cette dernière crée une atmosphère favorable au fédéralisme sans bornes, qui se transforme en rupture totale, en séparatisme. Si les Tchèques en Autriche et les bundistes en Russie, ayant commencé par l’autonomie pour passer ensuite à la fédération, ont fini par le séparatisme, un grand rôle a sans doute été joué ici par l’atmosphère nationaliste que l’autonomie nationale dégage naturellement. Ce n’est pas par hasard que l’autonomie nationale et le principe fédératif dans l’organisation marchent de pair. Cela se conçoit. C’est que l’une et l’autre réclament la délimitation des nationalités. L’une et l’autre supposent l’organisation par nationalités. La ressemblance est indéniable. La seule différence est que là on délimite la population en général, ici les ouvriers social-démocrates.
Nous savons à quoi mène la délimitation des ouvriers par nationalités. Désagrégation du Parti ouvrier unique, division des syndicats par nationalités, aggravation des frictions nationales, trahison à l’égard des ouvriers des autres nationalités, démoralisation complète dans les rangs de la social-démocratie, tels sont les résultats du fédéralisme dans l’organisation. L’histoire de la social-démocratie en Autriche et l’activité du Bund en Russie l’attestent avec éloquence.
L’unique moyen contre un tel état de choses, c’est l’organisation basée sur les principes de l’internationalisme.
Le groupement, sur place, des ouvriers de toutes les nationalités de Russie en collectivités uniques et unies, le groupement de ces collectivités en un parti unique, telle est la tâche.
Il va de soi que cette façon d’édifier le Parti n’exclut pas, mais implique une vaste autonomie des régions au sein d’un tout unique, au sein du Parti.
L’expérience du Caucase montre toute l’utilité d’un tel type d’organisation. Si les Caucasiens ont réussi à surmonter les conflits nationaux entre ouvriers arméniens et tatars ; s’ils ont réussi à prémunir la population contre les possibilités de massacres et de fusillades ; si à Bakou, dans ce kaléidoscope de groupes nationaux, les conflits nationaux ne sont plus possibles désormais, si l’on y a réussi à entraîner les ouvriers dans la voie unique d’un mouvement puissant, — la structure internationale de la social-démocratie caucasienne n’a pas joué ici le dernier rôle.
Le type de l’organisation n’influe pas seulement sur le travail pratique. Il met une empreinte indélébile sur toute la vie spirituelle de l’ouvrier. L’ouvrier vit de la vie de son organisation, il s’y développe moralement et y fait son éducation. C’est ainsi que, évoluant dans son organisation et y rencontrant chaque fois ses camarades d’autres nationalités, menant avec eux la lutte commune sous la direction de la collectivité commune, il se pénètre profondément de l’idée que les ouvriers sont avant tout les membres d’une seule famille de classe, les membres d’une seule armée du socialisme. Et cela ne peut manquer d’avoir une énorme portée éducative pour les grandes couches de la classe ouvrière.
C’est pourquoi le type international de l’organisation est l’école des sentiments de camaraderie, l’agitation la plus efficace en faveur de l’internationalisme.
Il en va autrement de l’organisation par nationalités. En s’organisant sur la base de la nationalité, les ouvriers se renferment dans leurs coquilles nationales, en se séparant les uns des autres par des barrières d’organisation. Ce qui se trouve souligné, ce n’est pas ce qu’il y a de commun entre les ouvriers, mais ce qui les distingue les uns des autres. Ici l’ouvrier est avant tout membre de sa nation : Juif, Polonais, etc. Il n’y a rien d’étonnant si le fédéralisme national dans l’organisation cultive chez les ouvriers l’esprit d’isolement national.
C’est pourquoi le type national de l’organisation est l’école de l’étroitesse et de la routine nationales.
De cette façon nous avons devant nous deux types d’organisation différents en principe : le type de la cohésion internationale et le type de la « délimitation », dans l’organisation des ouvriers par nationalités.
Les tentatives de concilier ces deux types n’ont pas eu de succès jusqu’à présent.
Le statut conciliateur de la social-démocratie autrichienne, élaboré à Wimberg, en 1897, est resté suspendu en l’air. Le Parti autrichien s’est morcelé, entraînant à sa suite les syndicats. La « conciliation » se révélait non seulement utopique, mais nuisible. Strasser a raison d’affirmer que « le séparatisme a remporté son premier triomphe au congrès du Parti, à Wimberg ». (Voir : Der Arbeiter und die Nation, 1912.)
Il en est de même en Russie. La « conciliation » avec le fédéralisme du Bund qui eut lieu au congrès de Stockholm s’est terminée par un krach complet. Le Bund a fait échec au compromis de Stockholm. Dès le lendemain du congrès de Stockholm, le Bund devint un obstacle dans la voie de la fusion sur place des ouvriers en une organisation unique englobant les ouvriers de toutes les nationalités. Et le Bund poursuivit obstinément sa tactique séparatiste, bien qu’en 1907 et 1908 la social-démocratie russe ait exigé à plusieurs reprises que l’unité à la base entre ouvriers de toutes nationalités fût enfin réalisée. [Il est fait allusion ici aux décisions de la IVe conférence du P.O.S.D.R. (dite la « IIIe conférence de Russie »), qui se tint du 18 (5) au 25 (12) novembre 1907, et de la Ve conférence du P.O.S.D.R. (dite de « décembre »), qui eut lieu du 3 au 9 janvier 1909 (du 21 au 27 décembre 1908 ancien style). Voir les résolutions dans Le Parti communiste de l’U.RS.S. dans les résolutions et décisions de ses congrès, conférences et assemblées plénières du Comité central. 1re partie, édition de l’Institut Marx-Engels-Lénine, 1932.] Le Bund, ayant commencé par l’autonomie nationale dans l’organisation, est passé en fait à la fédération pour finir par une rupture complète, par le séparatisme. Or, en rompant avec la social-démocratie russe, il y a apporté le désarroi et la désorganisation. Il suffit de rappeler l’affaire Jagello.
Aussi, la voie de la « conciliation » doit-elle être abandonnée comme utopique et nuisible.
De deux choses l’une : ou bien le fédéralisme du Bund, et alors la social-démocratie russe se reconstruit sur les bases de la « délimitation » des ouvriers par nationalités ; ou bien le type international de l’organisation, et alors le Bund se reconstruit sur les bases de l’autonomie territoriale, à l’exemple de la social-démocratie caucasienne, lettonne et polonaise, en ouvrant la route à l’œuvre d’unification directe des ouvriers juifs avec les ouvriers des autres nationalités de la Russie.
Pas de milieu : les principes triomphent, mais ne « se concilient pas ».
Ainsi, principe du rassemblement international des ouvriers comme point indispensable dans la solution de la question nationale.
Vienne, janvier 1913.
Prosvechtchénié, nos 3-5. Mars-mai 1913.